Archives pour la catégorie Chez moi

Réflexions provoquées par la lecture d’un livre, le visionnage d’un film, l’écoute d’une actualité, une expérience de la vie quotidienne, une rencontre près de chez moi.

Le piège de l’humanitaire

Comment l’Afrique peut-elle se développer ? A cette question je réponds toujours : « d’abord, en renvoyant les ONG. » Cela peut sembler un peu abrupt et d’une mauvaise foi évidente, mais cette intuition que j’ai depuis des années a peu à peu trouvé ses arguments.

Dans La Captivante, un petit livre que j’ai publié pour témoigner de mon expérience centrafricaine, voici ce que j’écrivais :

« Soyons bien clairs tout de suite, pour anticiper tout éventuel malentendu : en Centrafrique, pendant deux ans, je n’étais pas en mission humanitaire. Je ne sais pas bien au juste ce qu’est l’humanitaire, je ne comprends pas tellement ce qu’on met comme définition derrière ce mot, mais je sais bien, en revanche, que ce n’est pas ce que je faisais.

Je vous avouerai même que ce mot a fini par me hérisser les poils, tellement je déteste presque tout ce que j’ai vu qui portait ce nom. Je voudrais évacuer le sujet de l’humanitaire dès les premières lignes du premier chapitre pour bien mettre à l’aise tout le monde. Car l’humanitaire est un « piège ».

Derrière de bonnes volontés (qui ne sont pas toujours bonnes, ceci dit), se cache souvent un moyen de soumissions des pays pauvres. Certaines organisations humanitaires ou internationales exercent sur les pays pauvres une influence extrêmement néfaste en imposant un modèle de développement, un modèle économique pas forcément adapté, en imposant une aide qui a été pensée dans des bureaux du monde occidental, qui est ensuite mise en place par des hommes qui ont de gros budgets et peu de temps pour les utiliser, des hommes qui passent en vitesse sur les lieux de réalisation de ces projets, qui rencontrent à peine les populations locales.

Souvent, les actions mises en place sont inutiles. Parfois même, elles nuisent au développement. Certains organismes, par exemple, distribuent de la nourriture gratuitement. Cette nourriture est souvent le trop-plein des productions occidentales, et ne provient presque jamais de l’agriculture locale. Ainsi, en voulant bien faire, en prétendant donner de la nourriture à ceux qui ont faim, non seulement on n’encourage pas les populations locales à produire (puisqu’on leur offre) mais, même, on les en empêche (comment le paysan pourra-t-il vendre sa production, puisque une ONG la donne ? Qui va la lui acheter, puisqu’on peut la trouver gratuitement ?). Encore ces organismes ne feraient-ils ces actions que ponctuellement, en cas de crise… mais non : ils les réalisent même là où il n’y a pas de famine (usant même, dans leur communication, de l’ambiguïté entre malnutrition et sous-nutrition). »

Pour être tout à fait honnête, je dois reconnaître que des efforts sont faits, aujourd’hui, pour repenser cette aide, par exemple en distribuant de la nourriture qui a été produite localement, ou à proximité. Les ONG et les organismes internationaux se remettent en question, essaient de travailler en synergie. Ils essaient, mais ils n’y parviennent que rarement.

« Il n’y a évidemment aucun mal à travailler dans l’humanitaire, il ne faudrait pas non plus se méprendre sur ce que j’écris. Seulement, j’ai pris conscience que l’humanitaire, comme tout secteur d’activité des sociétés capitalistes, enrichit avant tout ceux qui y travaillent : les expatriés à qui sont offertes de belles carrières, des métiers intéressants, variés et parfois extrêmement bien payés ; les employés locaux qui ont des salaires bien supérieurs à ceux de leurs compatriotes. Cela n’est pas mal, je ne me place pas ici d’un point de vue moral. Mais justement : ceux qui y travaillent ne sont ni moins ni plus vertueux que les banquiers, les experts-comptables, les ingénieurs, les commerciaux, les enseignants, les chefs de produits, les DRH (autant de métiers que l’on retrouve souvent, soit dit en passant, dans toutes les organisations humanitaires).

(J’ouvre une parenthèse. Il est assez difficile d’y voir clair dans la profusion d’organisations humanitaires. Comme le but de ce livre n’est pas d’être un guide pour choisir l’ONG qui bénéficiera de votre générosité pour Noël, générosité dont seront déduit 66%, voire 75% de vos impôts, je ne peux pas en dire trop, surtout que je n’ai pas analysé à la loupe chacune des organisations qui existent sur le marché. Toutefois, un conseil : renseignez-vous sur la part du budget de l’organisation consacrée aux frais de fonctionnement – frais qui comprennent notamment la communication et les salaires. S’ils excèdent 15%, vous devriez vous abstenir de leur donner quoi que ce soit. A mon sens, une bonne philosophie de l’humanitaire consiste au moins à engager plus de 85% de son argent dans les projets locaux. Je referme la parenthèse.) »

Après le séisme qui a mis à terre Port-au-Prince et sa banlieue le 12 janvier 2010, un formidable élan de générosité mondiale a permis, comme c’est souvent le cas en de pareilles circonstances, de récolter de nombreux fonds pour reconstruire Haïti. Mieux encore, un comité intérimaire pour la reconstruction d’Haïti (CIRH) s’est monté, regroupant les principaux bailleurs de fonds, les pouvoirs publics et des représentants des Etats donateurs. Ainsi, le CIRH avait pour ambition – cas inédit – de fédérer les acteurs de la reconstruction pour que celle-ci soit cohérente et non concurrentielle. Il comprenait autant d’Haïtiens que d’internationaux. On lui promettait des sommes très importantes. Il était composé de personnalités respectables, réputées efficaces et expérimentées. Or, un documentaire paru en 2013 – Assistance mortelle de Raoul Peck – démontre méthodiquement l’échec de cette si belle affiche. Il montre comment les ONG se sont acharnées à mener des projets identiques au même endroit, à vouloir construire des habitations dont les Haïtiens ne voulaient pas, à ne jamais faire confiance ni aux populations locales, ni aux pouvoirs publics locaux (sous prétexte que l’argent risquait d’être détourné, comme s’il ne l’était pas de toute façon). On voit dans ce film les salariés de ces ONG sur le terrain s’évertuant à défendre des projets dont ils voient très bien les failles. On voit des hauts responsables se mettre en quatre pour présenter au co-président de la CIRH, Bill Clinton, des avancées qui n’en sont pas.

Léogane, 2008
Enfants d’un orphelinat de Léogane qui s’est effondré après le séisme de 2010. Photographie prise en 2008.

En fait, c’est dès le début de la reconstruction que les espoirs se sont éteints : avant de reconstruire, il fallait déblayer les gravats, mais très peu ont voulu financer cette mission. Pas assez sexy, pas assez vendeur. Une ONG préfère toujours présenter une école, un hôpital, des puits, des champs, de jolies bouilles d’enfants, et non des terrains déblayés ! Résultats : deux ans après la catastrophe, la capitale était encore partiellement sous les décombres.

L’humanitaire représente en quelque sorte « les aspects positifs de la colonisation ». On met en avant les ponts, les chemins de fer, les hôpitaux, pour bien masquer l’impérialisme économique, les humiliations, la violence. L’humanitaire est finalement devenu un business comme un autre : les ONG se disputent des marchés, se cherchent des investisseurs, elles communiquent à grand renfort d’insolentes, culpabilisantes et mensongères campagnes publicitaires, elles attirent les hauts potentiels avec des salaires faramineux, mais exploitent jusqu’au bout les possibilités d’user de stagiaires, de volontaires sous-payés, de CDD.

Je regrette aussi de constater dans l’humanitaire une absence de vision à long terme qui coexiste avec une absurde logique de résultats immédiats. Les ONG doivent faire du chiffre, à la fois pour justifier l’utilisation des fonds qui leur sont remis, et pour séduire le grand public. Plus dommageable encore : elles doivent boucler des budgets sur des temps limités. Ainsi, on constate parfois que l’argent est gaspillé, lorsque la somme allouée n’a pas été entièrement utilisée. Un prêtre centrafricain qui avait logé dans les chambres d’accueil de son presbytère les membres d’une mission humanitaire me raconta que le responsable du projet lui avait demandé de doubler sa facture car il lui restait de l’argent à dépenser et qu’il ne savait quoi en faire. L’équipe d’un organisme international, pour les mêmes raisons, a organisé un concours de dessin pour terminer le budget : des gosses de 10 ans se sont vus récompenser de 1000€ ou de voyages au Kenya, récompenses dont l’impact sur le développement du pays est, me semble-t-il, assez contestable…

Aussi, la logique de résultats est-elle perverse. Elles poussent les agents humanitaires à « faire du chiffre ». Or, selon moi – et c’est là le fond de mon propos – l’aide ne doit pas chercher l’efficacité immédiate, le résultat mesurable. L’objet de cet article n’est pas de critiquer l’altruisme d’individus qui de tout cœur veulent aider des populations en détresse. Bien au contraire. Je propose seulement quelques principes : la force du don réside dans sa gratuité ; la charité ne doit pas être au service d’une idéologie ; on ne peut aider quiconque contre son gré ; nul ne peut vraiment maîtriser ce qu’il a semé ; nous ne sommes pas supérieur à ceux que l’on aide, ils ont droit à la dignité ; le désir de rencontre doit être au cœur du processus humanitaire ; cette rencontre engendre de la joie.

Le pape François, dans sa récente exhortation apostolique justement nommé La Joie de l’Évangile, parvient en quelques phrases à exprimer avec profondeur tout ce dont j’avais l’intuition depuis longtemps sans pouvoir le formuler :

« Il y a une tension bipolaire entre la plénitude et la limite. La plénitude provoque la volonté de tout posséder, et la limite est le mur qui se met devant nous. Le « temps », considéré au sens large, fait référence à la plénitude comme expression de l’horizon qui s’ouvre devant nous, et le moment est une expression de la limite qui se vit dans un espace délimité. Les citoyens vivent en tension entre la conjoncture du moment et la lumière du temps, d’un horizon plus grand, de l’utopie qui nous ouvre sur l’avenir comme cause finale qui attire. De là surgit un premier principe pour avancer dans la construction d’un peuple : le temps est supérieur à l’espace.

Ce principe permet de travailler à long terme, sans être obsédé par les résultats immédiats. Il aide à supporter avec patience les situations difficiles et adverses, ou les changements des plans qu’impose le dynamisme de la réalité. Il est une invitation à assumer la tension entre plénitude et limite, en accordant la priorité au temps. Un des péchés qui parfois se rencontre dans l’activité sociopolitique consiste à privilégier les espaces de pouvoir plutôt que les temps des processus. Donner la priorité à l’espace conduit à devenir fou pour tout résoudre dans le moment présent, pour tenter de prendre possession de tous les espaces de pouvoir et d’auto-affirmation. C’est cristalliser les processus et prétendre les détenir. Donner la priorité au temps, c’est s’occuper d’initier des processus plutôt que de posséder les espaces. Le temps ordonne les espaces, les éclaire et les transforme en maillons d’une chaîne en constante croissance, sans chemin de retour. Il s’agit de privilégier les actions qui génèrent les dynamismes nouveaux dans la société et impliquent d’autres personnes et groupes qui les développeront, jusqu’à ce qu’ils fructifient en événements historiques importants. Sans inquiétude, mais avec des convictions claires et de la ténacité. »

Il y a maintenant dix ans, j’ai participé à la création d’une très belle association qui s’appelle Ti Chans pou Haïti. Ce nom fait référence au refrain d’une chanson en créole qui signifie : « une petite chance pour Haïti ». Cette association soutient des programmes d’aide à l’enfance. Je ne prétends pas que nous sommes les meilleurs, que nous avons tout compris et que les ONG sont nécessairement des grosses machineries inefficaces. Mais je crois sincèrement que depuis dix ans nous nous sommes fixés une ligne de conduite assez saine :
L’intégralité des dons et des subventions qui nous sont remis est injectée dans l’aide sur place. Il n’y a pas un seul centime de nos donateurs qui soit utilisé pour financer le fonctionnement de l’association ou les missions des bénévoles. Ces derniers les financent eux-mêmes, en s’impliquant au moins un an à l’avance dans des activités génératrices de revenus (AGR). Les frais de fonctionnement sont de toute façon réduits à leur strict minimum.
– Tous les projets mis en œuvre sont impulsés localement. Nous ne sommes pas à l’initiative de ces projets, nous réfléchissons seulement avec ceux qui viennent à notre rencontre à la meilleure façon de les réaliser. Nous n’imposons pas notre point de vue, nous faisons confiance aux compétences locales, nous évitons l’arrogance de ceux qui possèdent face à ceux qui expriment leur détresse.
– Nous connaissons personnellement les enfants que nous aidons, parce qu’avant d’être des pourvoyeurs de fonds nous sommes des éducateurs et des formateurs ; entrer en relation avec les enfants et les adultes qui les encadrent est une priorité. C’est pourquoi nous travaillons sur le très long terme, nous privilégions le temps sur l’espace

En définitive, ce que je critique, ce sont les dérives de l’humanitaire, et non pas l’humanitaire en tant que tel. Je reproche les mensonges de certaines ONG, leur discours tantôt mièvres, tantôt méprisants, leurs actions inefficaces voire nuisibles. Aussi, parce que je ne veux pas laisser croire que je suis contre l’urgence qu’il y a à apporter son aide à ceux qui la réclament, je voudrais conclure en citant un autre pape, Benoît XVI, qui dans son encyclique Deus caritas est écrivait :

« Les pauvres, dit-on, n’auraient pas besoin d’œuvres de charité, mais plutôt de justice. Les œuvres de charité – les aumônes – seraient en réalité, pour les riches, une manière de se soustraire à l’instauration de la justice et d’avoir leur conscience en paix, maintenant leurs positions et privant les pauvres de leurs droits. Au lieu de contribuer, à travers diverses œuvres de charité, au maintien des conditions existantes, il faudrait créer un ordre juste, dans lequel tous recevraient leur part des biens du monde et n’auraient donc plus besoin des œuvres de charité. Dans cette argumentation, il faut le reconnaître, il y a du vrai, mais aussi beaucoup d’erreurs. […] Le marxisme avait présenté la révolution mondiale et sa préparation comme étant la panacée à la problématique sociale : avec la révolution et la collectivisation des moyens de production qui s’ensuivit – affirmait-on dans cette doctrine – tout devrait immédiatement aller de manière différente et meilleure. Ce rêve s’est évanoui. […] Pour définir plus précisément la relation entre l’engagement nécessaire pour la justice et le service de la charité, il faut prendre en compte deux situations de fait fondamentales :
a) L’ordre juste de la société et de l’Etat est le devoir essentiel du politique. […]
b) L’amour – caritas – sera toujours nécessaire, même dans la société la plus juste. Il n’y a aucun ordre juste de l’Etat qui puisse rendre superflu le service de l’amour. Celui qui veut s’affranchir de l’amour se prépare à s’affranchir de l’homme en tant qu’homme. Il y aura toujours de la souffrance, qui réclame consolation et aide. Il y aura toujours de la solitude. De même, il y aura toujours des situations de nécessité matérielle, pour lesquelles une aide est indispensable, dans le sens d’un amour concret pour le prochain. […]

Les personnes qui ont faim doivent être rassasiées, celles qui sont sans vêtements doivent être vêtues, celles qui sont malades doivent être soignées en vue de leur guérison, celles qui sont en prison doivent être visitées, etc. […] Une partie de la stratégie marxiste est la théorie de l’appauvrissement : celui qui, dans une situation de pouvoir injuste – soutient-elle – aide l’homme par des initiatives de charité, se met de fait au service de ce système d’injustice, le faisant paraître supportable, au moins jusqu’à un certain point. Le potentiel révolutionnaire est ainsi freiné et donc le retour vers un monde meilleur est bloqué. […] C’est là une philosophie inhumaine. […] Nous ne contribuons à un monde meilleur qu’en faisant le bien, maintenant et personnellement, passionnément, partout où cela est possible, indépendamment de stratégies et de programmes de partis. »

Voilà ce que, selon moi, devrait être l’humanitaire, s’il ne veut pas s’enfoncer plus encore dans ce piège qui le menace ou le saisit depuis quelques décennies.

Bibliographie

Je dois le titre de cet article à un livre que je n’ai pas lu, mais qui, paraît-il, fait référence :
– RUFIN Jean-Christophe, Le piège humanitaire, 1986

En revanche, j’ai lu les deux papes que j’ai cités :
– Benoît XVI, Deus caritas est, 2006 (paragraphes 26 à 31)
– Pape FRANÇOIS, La joie de l’Évangile, 2014 (paragraphes 222 et 223)

La Captivante, le livre que j’évoquais ci-dessus, n’est plus en vente, mais mon premier roman, qui évoque largement la question humanitaire, l’est encore:
FÉRAL Louis, La saison du confort, 2018

Filmographie

Assistance mortelle, de Raoul Peck, 2013

Webographie

Un excellent dossier traite de ce sujet dans La documentation française:
L’aide humanitaire en question

Sur le chemin de l’école

La scène se passe dans un petit village de brousse, dans le centre de la République Centrafricaine. Nous sommes en 2010, je suis assis à l’ombre d’un manguier avec à mes côtés le directeur de l’internat où je travaille à une quinzaine de kilomètres. Nous sommes partis deux heures auparavant pour acheter ce qu’on nomme justement de la viande de brousse. Ce sont en fait deux religieuses de passage chez nous et bientôt de retour à la capitale qui nous ont envoyés : la viande coûte cher à Bangui. J’ai accompagné mon directeur parce que je n’avais pas de programme particulier cet après-midi-là ; c’était une occasion de partir en brousse, de sortir un peu de chez moi. Mais maintenant que je suis là, dans une chaleur étouffante de saison sèche finissante, sous ce maigre manguier, je regrette un peu : je m’ennuie. Cela fait deux heures que nous roulons, nous arrêtant à chaque village pour négocier l’achat d’un porc-épic ou d’un singe boucané. Sous ce manguier, nous attendons le retour d’un potentiel vendeur.

Un garçon vient nous saluer et échange quelques mots avec le directeur. Puis il repart.
– Tu le connais ? me demande le directeur.
– Non.
– C’est un élève du collège. Il est en 6ème.

Cette année-là, on ne m’a confié les 6ème qu’au dernier trimestre, pour remplacer un professeur qui avait été renvoyé. Hormis les internes (avec qui je vis), je n’ai donc pas encore repéré tous les élèves de cette classe.

Le garçon revient, avec de l’eau fraîche qu’il vient de puiser et qu’il nous tend. Ce geste me fait apprécier le moment. C’est dans ces situations simples que j’ai aimé la Centrafrique : un village isolé, un manguier ombrageux, un garçon qui va nous chercher de l’eau. Il y a comme un parfum de temps immobilisé qui me séduit. J’interroge le garçon :
– Tu habites ici ?
– Oui, monsieur.
– Tu viens au collège tous les matins depuis ce village ?
– Non, monsieur. Je viens tous les lundis matins, et je repars le vendredi après midi. Je loge chez des parents.
– Tu viens comment ? A pied ?
– Oui, monsieur.
– Tu mets combien de temps ?
– Trois heures, monsieur.

Il est poli. Il me parle avec déférence, presque avec crainte. J’ai repensé à lui, récemment, et à tous ses camarades qui vivaient une situation similaire : un qui marchait une heure chaque matin et une heure chaque après-midi ; un autre qui faisait le trajet à vélo pendant une heure et demi ; et tant d’autres qui prenaient la peine de longuement marcher, chaque jour ou chaque semaine, pour recueillir des connaissances. Ces élèves-là, ceux qui venaient de loin, étaient souvent de bons élèves. Je savais que je les mettais dans l’embarras lorsque je les retenais en fin de matinée, que je faisais traîner mon cours ou que je leur confiais une tâche pour les punir : cela retardait d’autant leur retour chez eux.

Centrafique, Sibut, 2010: un élève transporte une table de classe
Centrafique, Sibut, 2010: un élève transporte une table de classe

Si j’ai repensé à eux, c’est parce que j’ai visionné un adorable documentaire que l’on m’avait conseillé depuis longtemps : Sur le chemin de l’école. Pendant plus d’une heure, le film accompagne quatre enfants et leurs amis, frères et sœurs sur le chemin de l’école, comme le titre l’indique.

Jackson et Salomé, au Kenya, font chaque jour 15 kilomètres en deux heures à l’aller, puis de nouveau au retour. Le chemin est difficile, semé d’embûches telles que des troupeaux d’éléphants. Ce sont les premiers de leur classe quant aux résultats scolaires.

Zahira quitte son village du Haut-Atlas marocain chaque semaine et marche pendant quatre heures dans les montagnes avec ses deux copines qui partagent sa chambre à l’internat où elles ont été admises.

Carlos cavale dans la steppe de Patagonie pendant plus d’une heure. Sa petite sœur se tient fermement agrippée derrière lui, balancée de haut en bas sur la croupe du rugueux cheval. Elle est mignonne quand elle demande à Carlito de la laisser prendre les rênes et que celui-ci cède après avoir refusé au prétexte que maman ne veut pas.

Le dernier, Samuel, le plus touchant selon moi, est un jeune indien handicapé qui est traîné dans une chaise roulante un peu pourave, sur plusieurs kilomètres par ses deux petits frères, Emmanuel et Gabriel. Le trio de garçons est extraordinaire : ils chantent, se chamaillent, jouent, se rêvent en chauffeurs de train. Lorsque Samuel arrive enfin à l’école, une envolée de garçons court vers lui pour prendre le relai des deux frères ; une fois devant la classe, ils sont nombreux à vouloir le porter jusqu’à sa place.

C’est vraiment émouvant de voir ces enfants parcourir ainsi ces longues distances, parfois en courant, craignant de n’être pas à l’heure à l’école. A la fin du film, le professeur kenyan rend grâce à Dieu qu’il n’y ait pas d’élèves absents ce jour-ci ; il remercie et félicite tous ses élèves d’être là. Je ne pense pas assez à me réjouir moi aussi de la présence de mes élèves. Même si, en France, ceux-ci ne se rendent pas toujours bien compte de leur chance, même si leur parcours est souvent plus simple, leur présence ne va pas de soi non plus : ils se sont réveillés tôt, ils se sont préparés, ils se sont mis en marche, ils sont venus, ils ont pris cette peine. J’espère que cette peine leur est rendue et que mon travail et celui de mes collègues porte déjà ses fruits.

Filmographie
Sur le chemin de l’école, de Pascal Plisson, 2013. Le film est sorti en DVD le 4 avril 2014. Je ne l’ai trouvé sur aucune plate-forme de téléchargement légal, et je ne suis pas parvenu non plus à le télécharger illégalement! Le DVD m’a coûté 9,99€ à la FNAC; il contient quelques bonus intéressants. Mise à jour le 30/06/14: le film est maintenant disponible en téléchargement légal.

Centrafrique, Sibut, 2009: la salle d'étude du Petit Séminaire Saint-Marcel
Centrafrique, Sibut, 2009: la salle d’étude du Petit Séminaire Saint-Marcel

La spiritualité orthodoxe, amour de la beauté

Lorsque le starets Sozime mourut, une rumeur diffamante ne tarda pas à se répandre dans toute la province, et peut-être même dans toute la sainte Russie : son cadavre encore chaud, en décomposition immédiate après sa mort, exhalait une odeur immonde, signe qu’il n’avait peut-être pas vécu si saintement qu’on le pensait. Un des novices de son monastère, le jeune Alexis Fédorovitch Karamazov, en fut perturbé et dut longuement méditer pour interpréter le sens de cette situation, lui qui avait été si proche du vieillard à la fin de sa vie. Cette anecdote – fictive – est racontée dans le chef d’œuvre de Dostoïevski, Les frères Karamazov, dont Aliocha, le dernier des frères, est assurément le seul personnage attachant. Chez Dostoïevski, les hommes sont souvent de viles créatures, mesquines, menteuses, manipulatrices, en proie à des désordres intérieurs incommensurables. Seuls quelques purs parviennent à sauver cette humanité de l’immoralité totale : le prince Muichkine dans L’Idiot, Sonia dans Crimes et châtiments, et, donc, Aliocha dans Les frères Karamazov. Le discours que celui-ci tient aux enfants de la ville, à la fin du roman, est l’un des textes les plus touchants que j’aie pu lire. Tandis que le village s’est rendu aux obsèques du jeune garçon Illioucha, Alexis Fédorovitch s’est arrêté auprès s’une pierre pour exhorter les enfants éplorés à ne jamais céder à la méchanceté et à toujours se souvenir de cet instant où ils ont pleuré ensemble la mort d’un gentil garçon, d’un être doux et soucieux des autres.

La spiritualité, chez Dostoïevski, est omniprésente. C’est par lui que j’ai commencé à appréhender l’orthodoxie. Ses personnages sont tous en lutte contre leurs ténèbres, et si ses romans apparaissent d’abord assez sombres, ils laissent toujours poindre, au final, la lumière de l’espérance. Je retranscris ici la dernière page de Crimes et châtiments : « Sous le chevet de Raskolnikov [NDLR : le héros du roman, un homme emprisonné pour 7 ans à cause du meurtre d’une vieille femme] se trouvait un évangile. Il le prit machinalement. Ce livre appartenait à Sonia. C’était là-dedans qu’elle lui avait lu autrefois la résurrection de Lazare. Au commencement de sa captivité, il s’attendait à être persécuté par elle avec sa religion. Il croyait qu’elle allait lui jeter sans cesse l’Evangile à la tête et lui proposer des livres pieux. Mais, à son grand étonnement, il n’en avait rien été ; elle ne lui avait pas offert une seule fois de lui prêter le Livre Sacré. Lui-même le lui avait demandé quelque temps avant sa maladie et elle le lui avait apporté sans rien dire. Il ne l’avait pas encore ouvert. Maintenant même, il ne l’ouvrait pas, mais une pensée traversa rapidement son esprit : « Sa foi peut-elle n’être point la mienne à présent, ou, tout au moins, ses sentiments, ses tendances, ne nous seront-ils pas communs ? « … Sonia, elle aussi, avait été fort agitée ce jour-là et le soir elle retomba malade. Mais elle était si heureuse, d’un bonheur si inattendu, qu’elle s’en trouvait presque effrayée. Sept ans ! Seulement sept ans ! Dans l’ivresse des premières heures, peu s’en fallait que tous deux ne considérassent ces sept années comme sept jours. Raskolnikov ne soupçonnait pas que cette vie nouvelle ne lui serait point donnée pour rien et qu’il devrait l’acquérir au prix de longs efforts héroïques… Mais ici commence une autre histoire, celle de la lente rénovation d’un homme, de sa régénération progressive, de son passage graduel d’un monde à un autre, de sa connaissance progressive d’une réalité totalement ignorée jusque-là. »

Le concept primordial à l’origine de la doctrine orthodoxe, qui est sous-entendu dans l’extrait que vous venez de lire, est la recherche de l’hésychia, c’est-à-dire de la quiétude. Derrière ce terme grec qui peut impressionner se cachent plusieurs idées : l’hésychia désigne à la fois le calme, le silence, la solitude de l’environnement extérieur propice à la prière, et en même temps le calme intérieur, celui de l’âme et du corps. Pour l’atteindre, il faut parvenir à la sobriété (heureuse), au rejet des pensées stériles et bavardes, à l’exclusion de la domination des passions. Aussi, le rapport entre l’âme et le corps occupe-t-il une place fondamentale dans la pensée orthodoxe. La prière orthodoxe est une méditation simple, dénuée de blabla théologique. A partir du XVIIIème siècle, les écrits de quelques pères spirituels ont été regroupés en une sorte d’anthologie appelée La Philocalie. Littéralement, ce mot signifie « amour de la beauté ». Plusieurs éditions, plusieurs variantes de cette Philocalie existent. En voici un extrait :

« Place à la porte de ton cœur des gardes sévères et vigilants. Maintiens ton esprit immobile dans un corps tiraillé. Pratique intérieurement l’hésychia dans des membres qui se meuvent et s’agitent. Et ce qui est le plus paradoxal, garde une âme impavide dans le tumulte, jugule ta langue furieusement portée aux disputes. Lutte contre ce despote soixante-dix fois par jour. Fixe ton esprit à ton âme comme au bois d’une croix, de telle manière qu’il puisse être frappé comme une enclume par les coups redoublés du marteau, moqué, injurié, bafoué, maltraité, sans être le moins du monde écrasé ou brisé, mais, à travers tout cela, toujours paisible et immobile. Dépouille-toi de ta volonté comme d’un vêtement d’ignominie, et entre nu sur le terrain d’entraînement, ce qui ne se rencontre que rarement et difficilement. »

Ce texte est tiré de L’Echelle Sainte, écrit par Saint Jean Climaque sur le Mont Sinaï au tournant du VIIème siècle. On peut dire que c’est à une ascèse ardue et exigente que nous invite l’auteur… Mais Saint Maxime le Confesseur, à peu près à la même époque en Lybie, a donné une clé pour parvenir à cet état, rappelant au passage que l’hésychasme est fondamentalement chrétien :

« La foi est ce qui donne à celui qui croit la capacité d’entrer en rapport avec le Dieu en qui il croit, ou elle est ce rapport lui-même capable de réaliser efficacement l’union surnaturelle, sans intermédiaire et parfaite avec lui. » (Chapitre théologique).

Les exigences des auteurs de la Philocalie sont aussi des invitations à la joie et à l’amour. Saint Isaac le Syrien, vers 700, nous suggère de ne pas nous comporter en « zélotes », prompts à juger autrui : « Un zélote ne parviendra jamais à la paix de l’intellect. Et celui qui ne connaît pas la paix ne connaît pas non plus la joie. […] Le zèle à corriger les autres est le contraire de la paix. » (Homélies). Les auteurs de la Philocalie vont jusqu’à proposer une méthode pour la prière : « D’abord que ta vie soit paisible, nette de tout souci, en paix avec tous. Alors entre dans ta chambre, enferme-toi et [assied toi dans un coin.] […] Recueille ton esprit, introduis-le dans les narines. C’est le chemin qu’emprunte le souffle pour aller au cœur. […] Si dès le début tu pénètres par l’esprit dans le lieu du cœur que je t’ai montré, grâces à Dieu ! Glorifie-le, exulte et attache-toi uniquement à cet exercice. […] Sache ensuite que, tandis que ton esprit se trouve là, tu ne dois ni te taire ni demeurer oisif. Mais n’aie d’autre occupation ni méditation que le cri de : « Seigneur Jésus, Fils de Dieu, aie pitié de moi !  » » (Nicéphore le Solitaire, Traité de la Sobriété et de la garde du cœur, vers 1250)

Le Christ et l'abbé Ména
Le Christ et l’abbé Ména

Cette phrase appelée prière de Jésus : « Seigneur Jésus, fils de Dieu, aie pitié de moi ! » à elle seule résume assez bien l’esprit de pénitence, d’humilité, de componction qui habite les hésychastes. C’est cette prière que récite en permanence et en boucle le pèlerin russe qui nous conte ses pérégrinations dans Les récits d’un pèlerin russe. Ce roman d’un auteur anonyme rédigé au XIXème siècle est peut-être le meilleur pour entrer dans la spiritualité orthodoxe : le narrateur de ces récits est un homme priant dans ses errances à travers les campagnes de Russie, portant sur lui la Bible et… la Philocalie. Avec ces deux ouvrages, poussé par l’enthousiasme de sa longue marche, et après avoir pris conseils auprès de startsi (ces vieux moines dont la sagesse en faisait des hommes respectés et influents, surtout dans la Russie du XIXème siècle) apprend progressivement à atteindre le calme intérieur, la joie parfaite de Dieu, la prière perpétuelle.

Je n’ai de la religion orthodoxe qu’une approche littéraire. Les brefs séjours que j’ai effectués en Roumanie, en Russie ou en Ethiopie ne m’ont hélas pas vraiment permis de ressentir quoi que ce soit de cette spiritualité. En revanche, j’ai eu deux fois l’occasion de me rendre à Taizé où vit une communauté œcuménique de religieux depuis un demi-siècle. C’est chez eux que j’ai découvert l’icône que j’ai utilisée pour illustrer cet article. Celle-ci a été retrouvée au VIème siècle, en Egypte d’où est parti le mouvement de l’hésychasme avec les Pères du désert. Les frères de Taizé, plusieurs siècles plus tard, ne sont sans doute pas indifférents à l’expérience vécue par ces ermites dans les premiers temps du christianisme. Leurs prières et leurs rites sont très fortement imprégnés de ce souffle, de cet amour de la beauté. La lumière douce qui inonde leur église, les chants répétant la même phrase tels des mantras, la simplicité joyeuse de la liturgie, tout porte à la médiation, à la quiétude, à l’abandon du corps et de l’âme dans l’hésychia.

Bibliographie

L’essentiel de l’apport historique et dogmatique de cet article provient de
– DESEILLE Placide, La spiritualité orthodoxe et la Philocalie, Bayard Editions, 1997, réédité en poche chez Albin Michel, 2003

J’ai également cité les romans suivants de Dostoïevski, tous très facilement disponibles :
Crimes et châtiments
Les frères Karamazov
L’Idiot

ainsi que :
Les récits d’un pèlerin russe, Albin Michel, collection « Spiritualités vivantes », 2013

Vous qui résidez ou êtes de passage à Paris, heureux êtes-vous! L’icône copte ci-dessus (Le Christ et l’abbé Ména) se trouve au Louvre.

Webographie

Si vous souhaitez connaître les frères de la communauté de Taizé, et éventuellement leur rendre visite pour expérimenter vous aussi l’hésychia, c’est ici.

Echos de Bangui

Des nouvelles fraîches me sont parvenues de Bangui. Elles proviennent du père Antoine Exelmans qui a travaillé plusieurs années en Centrafrique. Il a publié un petit article dans la revue du  Service de la Mission universelle du diocèse de Rennes. Je suppose que cet article est destiné à être lu, donc je vous le livre dans son intégralité, car il est très instructif:

Du  11 au 26 février 2014, avec Sœur Christine LEFRANC, chargé de mission pour la Centrafrique à la DCC, j’ai effectué, une mission pour préparer l’arrivée de coopérants quand ce sera possible. Après 7 années passées dans le pays que j’ai quitté en juillet 2012, les retrouvailles sont émouvantes. Et les constats terribles. Au fil des rencontres, je mesure ce qu’ endure la population depuis des mois, de peur, d’insécurité, de stress, de précarité, réfugiés pour beaucoup d’entre eux à Bangui dans les « ledgers », les camps de déplacés, du nom du plus grand hôtel de la ville… Et jusqu’à quand ? Avec une activité économique à zéro qui ne permet pas même d’organiser la survie.

 Au travers des échanges, je retiens un triple constat qui constitue un défi pour reconstruire un vivre ensemble mis à mal par les vagues successives de groupes armés, sélékas, antibalakas, voyous divers… Dans un pays où les citoyens avaient déjà un rapport compliqué avec la justice et les autorités du fait de nombreux dysfonctionnements et de la corruption, les traumatismes de ces derniers mois ont fait le lit d’une triple confusion.

Confusion intellectuelle et méconnaissance de l’islam: la population peine à se repérer dans les nébuleuses que constituent les différents groupes armés dont les structures, les actions ont évolué au fil du temps, avec des exactions de tous ordres, des plus basiques aux plus graves, sans qu’il soit possible de hiérarchiser. La confusion dans le vocabulaire me parait aussi très significative qui mélange nationalité, religion, culture, autorisant tous les amalgames et les jugements caricaturaux. Les sélékas apparaissent comme complices des musulmans, des Tchadiens. Les antibalakas sont assimilés aux chrétiens. On perd toute capacité à discerner les vraies identités et les vraies responsabilités. L’idée très répandue que le musulman est un étranger vient encore ajouter au trouble.

Confusion morale: « Il a perdu le sens du bien » dit le psaume 35. La situation qui prévalait avant la crise manifestait déjà cette confusion morale liée à la corruption généralisée et à l’absence de repères par rapport à la justice, les réflexes de justice populaire… Les violences extrêmes de ces derniers mois, suscitées par un esprit de vengeance ont décuplé cette confusion: les repères sont brouillés; pour les plus jeunes, ils n’ont du reste peut-être jamais existé dans une société qui malmène ses enfants en négligeant leur éducation. Vols, pillages, massacres, destructions se sont accumulés qui jettent un brouillard opaque sur la différence entre le bien et le mal. Les questions d’amnistie et d’impunité sont au cœur des problématiques urgentes à réfléchir. Cette violence bien souvent semble ne pas laisser de place à un vivre ensemble des communautés qui auparavant partageaient la vie dans les mêmes quartiers.

Cette confusion morale me parait nourrir de lourds traumatismes psychiques, individuels et collectifs, et pas seulement pour ceux qui ont participé aux crimes les plus graves ou en ont été témoins.  Comment cela pourra-t-il être pris en charge ?

Confusion dans les croyances: la méconnaissance de l’islam, y compris chez certains religieux ou prêtres, sans pour autant tomber dans la naïveté en niant l’existence « des » islams, alimente des discours au sein de certaines Eglises qui n’aideront pas au retour de la paix. Des lectures fondamentalistes de la Bible, avec un Dieu en colère qui va punir les musulmans qui oppriment son peuple, comme au temps de Moïse,  avec un Dieu en colère contre son peuple qu’il punit pour son péché, ou le recours sans discernement à la boîte à outils des  exorcistes, sont des pratiques repérées dans les discours des jeunes que j’ai rencontrés. Comme l’idée que les musulmans n’auraient qu’à se convertir au christianisme en voyant la façon dont ils sont protégés par certains chrétiens. 

Ces discours alimentent la confusion et la division entre les communautés. Il me semble qu’une réflexion de fond doit être menée au sein des Eglises pour relire à la lumière de l’Evangile tous ces évènements et chercher sous la mouvance de l’Esprit comment les traverser. Et le chemin est long.

Ces quelques éclairages ne prétendent pas tout dire d’un conflit complexe dont on ne voit pas bien pour le moment comment il va évoluer. Nous pouvons rester reliés à ces communautés et soutenir leurs efforts par notre prière et notre amitié.

Antoine Exelmans
Ancien fidei donum en Centrafrique

Liens:
– Je vous remets le lien vers la page du service de la Mission universelle du diocèse de Rennes: c’est ici.
– Et si vous souhaitez lire le numéro 35 de la revue Planète Mission 35 dans son intégralité, le voici: PM 35

Autres rivages

En ces temps où nous nous esbaudissons dans le feu des fêtes de fin d’année, je me prends à fomenter, moi aussi, mes petits rêves, à dresser des listes de voyages enchantés comme autant de jouets à exiger d’un vieux barbu habillé de rouge. Voici la liste des dix voyages que je voudrais effectuer dans les dix prochaines années. Ils sont presque tous réalisables ; certains nécessiteraient une sérieuse préparation, d’autres peuvent être improvisés au gré des circonstances. Je vous les livre dans le désordre, sans hiérarchie ni logique particulières, dans l’espoir de susciter des vocations ou de recruter des compagnons de route.

1- Le Japon au printemps

Tous ceux qui sont partis au Japon m’en ont conté des louanges. Et le peu que j’ai de connaissances sur la culture japonaise me donne envie de m’y frotter : Mishima, Basho, Murakami, Kurosawa, Taniguchi… ces artistes à l’univers si particulier, si loin du mien, me charment tant ! Depuis le temps que j’ai des amis qui habitent au Japon ou y ont habité, je devrais déjà m’y être rendu dix fois. Mais non, honte à moi, je n’ai jamais saisi les occasions qui se présentaient. Une multitude de clichés et d’idées reçues m’envahissent à propos du Japon, et parmi ceux-là les cerisiers en fleurs qui jaillissent au printemps. Mon printemps 2014 est déjà rempli, l’année 2015 est bien chargée… Printemps 2016 ?

2- Descendre l’Oubangui et le Congo de Bangui à Brazzaville/Kinshasa en canoë

C’est en 2010, en contemplant depuis Bangui les pirogues allant et venant sur l’Oubangui, que j’ai songé à ce projet. Je suis un être hydrophile, et les sports d’eau m’ont toujours mis en joie. Je me rappelle encore avec enthousiasme de ces descentes de rivières que j’ai effectuées autrefois, quand j’étais chef scout. L’avantage d’un cours d’eau, c’est qu’il vous porte, et qu’il est parfois possible de se laisser doucement entraîner dans son flot. L’idée de joindre trois capitales africaines par cette voie m’enthousiasme. Pour se rendre de Bangui à Brazzaville, en face de laquelle se trouve Kinshasa, il faut parcourir environ mille kilomètres sur l’Oubangui puis le Congo qui serpentent au milieu de la luxuriante forêt équatoriale. Je n’ai pas d’idée précise de la tournure que prend le chemin, mais je crois savoir que c’est un parcours faisable, que des bateaux (à moteur) le font déjà et que c’est même par le fleuve que les premiers missionnaires se rendaient de Brazzaville jusqu’à Bangui. J’imagine qu’un tel voyage nécessiterait environ un mois. La question majeure est celle du ravitaillement et du logement. Croise-t-on des villages ? La faune est-elle trop dangereuse pour planter une tente ? Les régions parcourues font-elles peser des menaces liées à des conflits ou des activités économiques sous haute tension (or, diamant…) ? Autant de questions pratiques à résoudre avant de partir, à moins d’être un trompe-la-mort, ce que je ne suis pas vraiment…

3- Le Burkina Faso

Avant de partir vivre en Afrique, en 2009, je m’étais acheté une anthologie du cinéma africain. Parmi les films que j’avais visionnés, un m’avait particulièrement touché : c’était Wend Kuuni, réalisé par le burkinabé Gaston Kaboré dans les années 1970. Le récit de ce film se déroule avant la colonisation et raconte l’histoire d’un petit garçon trouvé évanoui dans le sahel et recueilli par une famille. Avec Wend Kuuni, je découvrais émerveillé une Afrique douce, apaisante, simple, heureuse. Cette Afrique, je l’ai par la suite retrouvée en RCA (même si la situation actuelle peut en faire douter), et j’ai gardé en moi le désir enfoui de me rendre un jour au Burkina Faso.

4- La Terre Sainte

J’ai pris le temps, quand l’occasion s’est présentée, de lire la Bible. Et j’aimerais vraiment maintenant voir et visiter ces lieux où les Hébreux ont évolué et développé leur civilisation. Et ce n’est pas seulement parce que je suis croyant que je voudrais visiter les villes où le Christ s’est rendu. L’univers géographique de mon sujet peut nous emmener jusqu’en Syrie, en Jordanie, en Egypte et bien sûr en Israël et dans les territoires palestiniens. Au passage, je m’intéresserais particulièrement à saisir l’ambiance de villes comme Jérusalem ou Ramallah, où les tensions sont encore très fortes.

5- Le Proche et le Moyen Orient

Au-delà d’une thématique biblique, le Proche et le Moyen Orient mériteraient mon attention. C’est vrai que c’est une région du monde qui ne m’attire pas vraiment, mais il s’y est joué et il s’y joue encore tellement d’histoires qu’il faut absolument que je m’y rende un jour. J’organiserais bien, par exemple, un voyage de découverte de la Mésopotamie : Irak, Syrie et Turquie. Mais d’autres pays m’intéressent également, en dehors de ceux déjà cités, tels l’Iran ou l’Arabie saoudite. A propos de cette dernière, j’ai découvert récemment en voulant justement y préparer un voyage que le pays ne délivrait pas de visa de tourisme, sauf pour les musulmans qui veulent se rendre à La Mecque. Cela me semble très caractéristique d’un état d’esprit méfiant et fermé.

6- L’Afghanistan

Bien sûr, l’Afghanistan aujourd’hui ne fait pas vraiment rêver. Pourtant, je pense très sérieusement à m’y rendre un de ces jours. J’évoquais dans un précédent article les Mémoires de guerre du moudjahid Amin Wardak. Les paysages qu’il décrivait et la culture qu’il défendait m’ont franchement donné envie de les connaître. Il est fort probable que dans dix ans le pays soit encore infréquentable, mais pensant cela je cède peut-être trop facilement à la crédulité en un discours médiatique et officiel défavorable à cette destination. J’ai l’intime conviction qu’un voyage bien préparé, avec des guides sûrs et bien choisis, est envisageable.

7- l’Italie

Bien qu’historien (d’une part) et catholique (d’autre part), je ne me suis encore jamais rendu en Italie, pas même à Rome ! Sans doute que la proximité de ce pays me le rend négligeable, non pas qu’il me semble dénué d’intérêt, mais je me dis que j’aurais bien des occasions d’y aller, qu’il suffira que j’en prenne la décision. Ainsi, j’ai eu tendance à privilégier des destinations plus originales, plus rares, plus difficiles d’accès. Je dois préciser aussi que je ne n’aime pas voyager seul et que je privilégie les destinations où je connais quelqu’un ; donc, beaucoup des voyages que j’ai effectués sont des coups du destin ; je ne les ai pas vraiment choisis mais ils se sont imposés à moi. Jusqu’à maintenant, Rome n’a pas su s’imposer.

8- Le Canada en hiver, et le cercle polaire

C’est encore un film qui a excité mon imaginaire du cercle polaire : Le dernier trappeur, de Nicolas Vanier. Fiction dans laquelle l’acteur principal, un trappeur canadien, interprète son propre rôle, on peut y admirer des paysages grandioses et admirablement bien filmés. Depuis, il me prend de rêver de ces grands espaces presque vierges, à la blancheur éblouissante.

9- L’Amérique du Sud, sur les traces de Conquistadores

La fin du XVème siècle et le début du XVIème sont des périodes qui me plaisent pour ce qu’elles comportent d’aventuriers et de parias. Je n’ai pas l’âme d’un guerrier ni celle d’un conquérant, mais ces histoires de voyages vers l’inconnu, ces grandes découvertes, ces confrontations et ces mélanges de culture attisent ma curiosité. C’est pourquoi j’aimerais m’organiser un jour un voyage sur les pas de Cortès, Pizarro ou Aguirre (ce dernier ayant pour servir son œuvre funeste ce film envoûtant de Werner Herzog, Aguirre, la colère de Dieu, dont la scène finale nous emporte sur un radeau envahi de singes, à la dérive sur le fleuve).

10- Longer le Danube de la source à l’embouchure, à vélo

Voilà le seul voyage de cette liste qui est très clairement inscrit dans mon agenda, en l’occurrence en juillet 2015. Les fleuves piquent mon imagination et constituent des thématiques de voyage très séduisantes. Vous en avez déjà repéré deux paires plus haut : Oubangui/Congo et Tigre/Euphrate, et je viens d’évoquer le fleuve sur lequel se perd le conquistador Aguirre. Le Danube est le deuxième plus long fleuve d’Europe, après la Volga dont la totalité du parcours s’effectue en Russie. Le Danube prend sa source en Forêt Noire, à la confluence de deux rivières. J’ai donc comme projet de partir à vélo de Donaueschingen pour aller jusqu’à son embouchure en delta dans la mer Noire. Je parcourrai ainsi dix pays, quatre capitales et au final environ 3000 kilomètres. Je serais ravi d’avoir des compagnons de route, sur une portion ou sur la totalité du trajet. (Mise à jour août 2015: ce voyage a été effectué, de la source à Belgrade, raconté en cinq articles dont le premier est ici.)

L’exercice maintenant terminé, je me retrouve un peu frustré, car j’aurais pu dresser une liste infinie, j’aurais pu poursuivre avec le tour de l’Atlantique à la voile, Paris-Pékin en courant, le Nord de l’Ethiopie, et puis l’Australie, la Nouvelle-Zélande, le Cambodge, la Namibie, et puis, et puis…

L’histoire qui fait déborder la pensée

Les images de Centrafrique qui nous assaillent depuis quelques semaines me font paradoxalement désirer de retourner dans ce pays. De mon canapé où je suis vautré, je regarde impuissant ces reportages qui montrent la violence et la bêtise; de mon lit où les informations de la radio me cueillent au petit jour, j’écoute ces voix et ces histoires qui me font mal; de mon bureau où j’écris ces lignes, je repense à ces deux années formidables, ces années remplies de joies, de bonheurs simples, d’amitiés; je repense à ces amis et ces enfants qui sont actuellement dans l’enfer de la guerre civile, et je m’en veux d’être ici et non là-bas; et tous ces souvenirs font déborder ma pensée.

L’histoire qui fait déborder la pensée, c’est celle de la Centrafrique: coups d’Etat, couronnements napoléoniens à l’Africaine, diamants et or, coupeurs de route, braconnages, massacres à répétition, travail forcé et colonisation… on ne peut calmement songer aux cent dernières années de cette région du monde…

« L’histoire qui fait déborder la pensée », c’est aussi le titre d’un bel ouvrage saisissant de Monseigneur François-Xavier Yombandje. Je ne connais pas cet homme, je sais seulement qu’il fut l’évêque centrafricain du diocèse de Kaga-Bandoro puis de celui de Bossangoa. J’ai entendu beaucoup de bien de lui, et c’est avec plaisir que je vous livre quelques magnifiques lignes de ce livre, d’une ardente actualité :

« Avec le soleil levant, on sort de la nuit et les contours des choses se présentent mieux. Une étape est passée, commence une nouvelle, où il ne faut pas se permettre d’avancer en tâtonnant et en commettant les mêmes erreurs. Il ne faut pas se voiler la face. Les réalités sont là et il faut les assumer comme elles sont. Une société qui veut sortir des ténèbres doit prendre la mesure des choses et assumer sa responsabilité.

« Nous ne sommes pas moins bien lotis que les autres s’il faut que nous nous comparions à eux pour justifier notre non développement, mais il faut viser haut et voir loin. Ce n’est pas pour les autres que nous devons organiser notre société et assumer notre histoire mais pour que chacun de nous se sente heureux et fier de vivre dans ce pays. Si cette perspective inspire nos voisins, tant mieux, sinon, c’est pour nous-mêmes, pour chacun de nous et surtout pour les plus petits et les plus fragiles parmi nous.

[…]

« Il nous faut des hommes de parole, des hommes avisés, des hommes courageux et des hommes forts, des hommes tout court, pour retrouver le filon de notre originalité historique responsable et positive. Les ancêtres ont su traverser la nuit des temps pour arriver jusqu’à la lisière du nôtre avec des moyens de fortune. Face à notre histoire contemporaine, malgré tous les avantages que nous avons actuellement de la modernité, nous ne devons pas donner l’impression d’être plus primitifs que nos ancêtres, des hommes et des femmes incapables de dompter la nature et qui la subissent comme premier bourreau naturel. Nous sommes à la fois les victimes consentantes et les bourreaux de cette époque de tous les malheurs et de tous les cauchemars que nous traversons.

« Avant les ancêtres, c’est la nuit des temps, on n’en sait rien. Mais avec eux, nous avons commencé à emprunter cette route de l’histoire.  Où en sommes-nous ? C’est une mauvaise question qui mérite d’être posée. Avons-nous avancé ? Une autre fausse question qui mérite aussi d’être posée. Allez dans l’arrière-pays, là où nos concitoyens se contentent de racines pour se soigner et qui n’ont que l’initiation traditionnelle comme proposition de formation humaine aux jeunes et vous répondrez vous-mêmes à ces fausses questions. Quand vous irez dans les coins les plus reculés de notre République et que vous rencontrerez un autre centrafricain de couleur blanchâtre, habillé de guenilles et atteint de la maladie du sommeil ou qui a les yeux rougis de conjonctivite, dites-moi mesdames et messieurs, si vous êtes encore fiers de votre centrafricanité. Fort heureusement, nous avons quelques réussites pour nous consoler, mais pour faire la part des choses, nous avons encore plus de zones d’ombres que de zones de lumière dans notre si beau et si riche pays. Il y a encore beaucoup à faire pour que le centrafricain soit en paix chez lui, fier de participer à la construction de son pays et heureux de cueillir les fruits des efforts conjugués de tous les fils et filles de ce pays en vue de la prospérité pour tous.

[…]

« Nous sommes certainement mal représentés, mal protégés et mal gouvernés. Notre malheur commence avec ces hommes et ces femmes qui ne sont pas à la hauteur de leur fonction et qui grouillent dans l’administration de notre pays en cautionnant l’arbitraire et la médiocrité dans nos places fortes. Être député dans notre pays est loin d’être la meilleure façon de participer à la construction du pays. Je les comparerai aux croque-morts qui accompagnent la dépouille mortelle de notre pays à sa dernière misère.

S’il fallait éliminer des fonctions pour alléger l’Etat dans la gestion des choses publiques, je commencerais volontiers par l’assemblée nationale, ensuite j’en arriverais à l’armée pour finir avec le ministère des travaux publics particulièrement, sans oublier les plantons de tous les ministères qui sont en fait les garçons de course de tous ceux qui se donnent des airs.

[…]

« Le plus grand malheur qui puisse arriver à un peuple, c’est le grand nombre toujours croissant de bouches inutiles et bruyantes à nourrir. »

Oui, l’armée française est utile en Centrafrique!

Que se passe-t-il en République Centrafricaine ? C’est la question à laquelle je vais tenter de répondre brièvement, tandis que des centaines de militaires français sont en train de se déployer sur le territoire de ce pays mal connu d’Afrique Centrale. Depuis qu’une coalition rebelle a chassé le président de la République – François Bozizé – pour le remplacer par leur chef – Michel Djotodia – le pays sombre progressivement dans la violence. Les journalistes eux-mêmes semblent un peu désarçonnés par la situation d’un pays dont ils sont incapables de comprendre les enjeux et les défis, pour la simple et bonne raison qu’ils ont découvert son existence en décembre 2012 lorsque quelques clampins ont eu la curieuse idée de jeter des cailloux sur la clôture de l’ambassade de France à Bangui.

Quel message ces clampins voulaient-ils passer ? Et à qui ? Qui les manipulait ? Je n’en sais rien, et ce n’est pas très important. Le plus grave, c’est que quelques jours plus tard, une alliance de groupes armés, appelée la Seleka, prenait la ville de Sibut, ville de brousse que je connais bien pour y avoir vécu de 2009 à 2011, à moins de 200 kilomètres de la capitale, Bangui. Il ne restait plus qu’à ces rebelles de foncer tout droit sur l’un des meilleurs tronçons de route du pays ; et c’est ce qu’ils firent le 24 mars 2013, avant que la saison des pluies ne vienne empêcher toute offensive. Le président Bozizé s’enfuyait donc, et Djotodia devenait président de transition. Ses mercenaires – si efficaces et si disciplinés dans la conquête de Bangui – sont alors devenus incontrôlables, et se sont dispersés dans le pays pour y semer le désordre.

Djotodia impuissant, l’Etat déjà faible disparaît. Dans le courant de l’été, la plupart des journalistes oublient la République Centrafricaine pourtant en situation de quasi guerre civile, victime de massacres de masse, voyant s’affronter les mercenaires livrés à eux-mêmes et des milices citoyennes qui se défendent. La crise s’aggrave d’autant plus que vient s’y greffer une composante religieuse. Les rebelles qui ont pris le pouvoir sont en majorité des musulmans (pas des islamistes, mais des musulmans) et s’en prennent le plus souvent aux chrétiens. Aussi, ces derniers, menacés, répondent aux massacres et aux églises incendiées par des massacres de musulmans et des incendies de mosquées.

Donc, à la question « mais que vient faire l’armée française dans ce bourbier ? », je réponds : aider l’Etat centrafricain à rétablir l’ordre, à enrayer l’escalade de violence, à pacifier les populations, et peut-être à permettre à l’Etat de retrouver sa souveraineté sur tous les territoires. Il faut ajouter que la France n’agit pas seule : sous mandat de l’ONU, elle travaille avec des forces panafricaines.

Depuis une semaine environ, les journaux nous abreuvent d’informations concernant ce pays et l’évolution des opérations de l’armée française. Mes élèves centrafricains, mes anciens collègues, mes amis, sont à peu près unanimes dans leurs jugements : ils se réjouissent de la présence de l’armée française, ils exultent à l’idée que la Seleka puisse être désarmée, ils rêvent du départ rapide de Djotodia, ils dénoncent leurs voisins possédant des armes. La hiérarchie de l’Eglise centrafricaine, depuis des mois, tient des positions audacieuses et subtiles contre le nouveau pouvoir, et tente d’apaiser les tensions entre les communautés religieuses.

Je ne suis pas un spécialiste de géopolitique, mais je crois sincèrement que François Hollande dit vrai quand il prétend que cette opération n’a pas d’autre but que d’empêcher les massacres. La République Centrafricaine est un pays depuis longtemps délaissé. Pays enclavé, peu dense, aux perspectives d’avenir guère encourageantes, elle ne constitue vraiment pas un enjeu hautement stratégique, ni pour la France, ni pour aucun autre pays : même ses voisins – Cameroun, Tchad, les deux Soudan, les deux Congo – ne semblent pas particulièrement perturbés par son effondrement.

La France, alors, n’aurait aucun intérêt dans cette affaire ? Elle viendrait seulement défendre les droits de l’Homme, comme ça, gratuitement ? Je ne sais pas, mais je ne crois pas. Outre que la RCA présente quelques ressources (or, diamant, bois, pétrole, uranium), une telle intervention redore l’image de la France en Afrique, elle assoit son influence, sa popularité, et en touchant la RCA, la France atteint peut-être l’ensemble du continent.

Pour des analyses beaucoup plus pertinentes que la mienne :
– Un excellent article dans Diploweb vous prendra une petite heure mais vous expliquera tout ;
– Le journal « La Croix », depuis des mois, publie d’excellents articles sur le sujet ;
– RFI-Afrique est la radio sur laquelle il faut se brancher.

(PS: la photo n’est pas de moi. Je l’ai piqué sur Facebook à un de mes anciens élèves qui vit maintenant en France; je ne sais d’où il la sort.)

Théorie et pratique de la géographie

L’Atlas du 21ème siècle est l’un des seuls livres de ma bibliothèque dans lequel je me replonge souvent avec ravissement et abandon. Je ne sais plus au juste à quand remonte mon amour des cartes. Je me souviens toutefois du plaisir immense que j’ai éprouvé la première année de mes études pendant les cours de géographie physique : ces cours consistaient généralement à étudier des cartes à l’échelle 1/25000ème (mes préférées) ou au 1/50000ème. En France, nous avons la chance d’avoir une culture géographique profonde et développée. L’IGN est une institution de géographie parmi les plus prestigieuses, et les cartes qu’il conçoit sont des bijoux de précision et de beauté devant lesquelles mon âme philocale ne peut que se pâmer. Il m’arrive de passer des heures à y observer les sinuosités d’un cours d’eau, les aspérités d’un relief, les détails d’une flore, les méandres d’un chemin. Ces cartes sont d’une telle qualité que les disséquer suffit à contempler  les paysages qu’elles décrivent.

Un exercice technique que j’ai appris lors de ces leçons à l’université consistait à établir une coupe orographique d’une ligne droite à partir d’une carte. En gros, il s’agissait de tracer une droite sur une carte, et de reproduire en coupe transversale – en respectant l’échelle – les reliefs qu’elle parcourait. A l’époque, je pratiquais beaucoup la randonnée en montagne, et je m’étais amusé à tracer sur du papier millimétré tout le trajet que je prévoyais de parcourir pendant une semaine : je pouvais ainsi me faire une idée très précise des dénivelés que j’allais monter et descendre, presque mètre par mètre.

J’avais alors exercé pour la première fois la pratique de la géographie. Être randonneur, ce n’était plus pour moi seulement effectuer un acte physique – sportif – ou spirituel, c’était aussi être géographe. Les paysages, les reliefs, l’organisation des territoires que je traversais prenaient un sens nouveau ; sous un talus, je pouvais deviner les couches géologiques ; une vallée ne parvenait plus à me cacher son talweg ; la revanche de l’ubac m’apparaissait avec splendeur ; j’étais en mesure d’identifier un habitat dispersé, un openfield, une cuesta ou une butte-témoin dans un bassin sédimentaire. Et surtout : sentir la terre qui défilait sous mes pieds, apprécier chaque kilomètre, découvrir les vallées les unes après les autres, m’abandonner aux vertiges de la lenteur, tout cela me faisait appréhender l’espace avec une joie nouvelle ; je posais sur le territoire le regard du géographe, je voyais les paysages avec les mêmes yeux que ceux qui avaient étudié les cartes.

Aujourd’hui, je suis professeur de géographie. Très tôt, j’ai eu l’intuition que mon goût du voyage allait m’être utile dans mon métier, car avant d’enseigner la géographie, je l’ai pratiquée, je l’ai ressentie dans mon corps. Mes pieds ont foulé la terre, mes mains se sont accrochées à la nature, mes yeux ont vu les paysages que les hommes ont façonnés, aménagés, soumis et occupés.

Bien sûr, on peut enseigner la géographie en collège et en lycée sans être un randonneur ni un voyageur. Seulement, la randonnée, le voyage, ce sont mes valeurs ajoutées, les miennes, et libre à chacun de mes collègues d’avoir les leurs (une agrégation ; une connaissance encyclopédique ; une expérience professionnelle comme urbaniste ou fonctionnaire dans l’aménagement du territoire ; une passion pour les volcans, les chemins de fer, les phytoplanctons ou la pédofaune ; une formation pointue en paléoclimatologie; une famille d’agriculteurs ; une enfance à Lagos ou à Provins ; moi, c’est le voyage).

Quand je dois travailler, en Seconde, sur la question alimentaire, sur la gestion des risques majeurs, sur le développement durable, sur l’aménagement des villes, je ne suis pas mécontent d’avoir vécu en République Centrafricaine, de m’être rendu plusieurs fois en Haïti, d’avoir arpenté Londres et New York. J’ai le sentiment que les mots que j’emploie sont plus concrets, que je suis plus efficace dans ma description des phénomènes à expliquer.

Quand, en Sixième, j’évoque la vie dans les milieux montagnards, sous les tropiques, dans le Sahel ; quand je décris les contrastes des climats continentaux, la vie paysanne en Afrique, l’habitat à Vienne ou à Oran, les paysages de la Sibérie méridionale ; quand j’explique ce qu’est un foyer de peuplement ou un désert humain ; il va de soi que je tire bénéfices d’avoir marché dans les Alpes, dans les Pyrénées ou dans le Massif de la Selle entre Port-au-Prince et Jacmel ;  d’avoir vécu en brousse et respiré des champs de manioc ; d’avoir visité Vienne et Oran ; d’avoir fait le tour du lac Baïkal ; d’avoir traversé des zones du Sahara et des métropoles mondiales.

Ce qui est vrai pour la géographie l’est aussi pour l’histoire. Je suis toujours enthousiaste de découvrir des lieux où se sont déroulés des événements que j’enseigne : la rue où fut assassiné l’archiduc François-Ferdinand à Sarajevo en 1914 (dont je parlais dans un précédent article) ; la chambre où naquit Louis XIV à Saint-Germain-en-Laye, l’église Saint-Eustache où il fit sa première communion, l’église de Saint-Jean-de-Luz où il se maria ; les rochers que Roland de Roncevaux ébrécha de son épée Durandal, dans les Pyrénées ; la région où fut découverte Lucy et où disparut l’Arche d’Alliance (que j’évoquais ici et surtout ) ; la plage d’Hispaniola où Christophe Colomb passa des heures délicieuses avec sa maîtresse caribéenne ; et bien d’autres encore. A contrario, j’ai un peu honte de n’avoir jamais visité Rome, Jérusalem, Kyoto et Le Caire et de n’avoir jamais posé le pied en Amérique du Sud.

Ce qui est vrai pour la géographie et pour l’histoire l’est aussi pour la littérature. Et comme j’enseigne aussi les lettres, ça tombe bien : la littérature russe me plait plus encore depuis que j’ai visité Saint-Pétersbourg ; la littérature haïtienne a très largement contribué à édifier mon savoir sur « la perle des Antilles » ; Batouala de René Maran est venu enrichir et complexifier mon approche de l’Afrique centrale ; l’Allemagne n’évoquerait rien d’autres que quelques souvenirs d’adolescence sans Hermann Hesse ou Vladimir Nabokov (dans sa période berlinoise) ; l’Amérique du Sud ne m’attirerait pas tant si je n’avais lu Cent ans de Solitude de Garcia Marquez ou les romans de Vargas Llosa.

Bien sûr, n’allez pas croire pour autant que je me la ramène en permanence auprès de mes élèves avec mes voyages, ou, pire encore, que je leur montre des diapos de mes vacances. Notez bien par ailleurs qu’étant enseignant dans le secondaire, je ne suis pas géographe, ni historien, ni homme de lettres. Je serais plutôt ce qu’à l’époque moderne on appelait un « honnête homme ». Je ne prétends pas que la géographie n’est qu’un vague goût pour le voyage, même si elle commence probablement par cela.

La géographie est une science. Longtemps discipline bâtarde, relevant à la fois de l’ethnologie, de l’économie, de la démographie, de la géologie, de la climatologie… elle s’est finalement affirmée comme discipline à part entière, avec ses propres enjeux, ses propres outils, sa propre épistémologie, à la fin du XIXème siècle, grâce à quelques illustres noms : Halford John Mackinder en Angleterre, Paul Vidal de la Blache en France… Elle a aujourd’hui des applications nombreuses, et le géographe joue un rôle majeur dans la société : urbanisme, aménagement du territoire, développement durable, journalisme… La géographie – pour la définir grossièrement – est l’étude de la Terre telle qu’elle est occupée et aménagée par les hommes. Par le voyage, c’est tout autant la Terre que les hommes qui m’intéressent : découvrir des peuples, des cultures, des histoires, des individus dans des paysages qui les racontent.

Bibliographie :

Pour commencer, je dois mentionner l’outil fondamental du géographe en herbe, la Bible de tout étudiant en sciences humaines, l’atlas officiel de l’agrégation de géographie :
– CHARLIER Jacques (sous la direction de), Atlas du 21ème siècle, Nathan, réédité chaque année

Julien Blanc-Gras, star montante des écrivains voyageurs, évoque avec humour son amour pour les cartes et la géographie dans les premières pages de l’ouvrage suivant :
– BLANC-GRAS Julien, Touriste, éditions Au diable Vauvert, 2011

Bien d’autres récits de voyage construisent mes compétences géographiques et avivent mes désirs de les mettre en pratique :
– RUFIN Jean-Christophe, Immortelle randonnée – Compostelle malgré moi, éditions Guérin, 2013 : best seller du printemps ; vous n’avez pu y échapper !
– WARGNY Christophe, Haïti n’existe pas, éditions Autrement, 2004 : essai déjà un peu ancien mais pas du tout daté, écrit par un journaliste que j’ai eu l’occasion de rencontrer en novembre 2012 pour discuter des medias en Haïti.
– TESSON Sylvain, Eloge de l’énergie vagabonde, Equateurs, 2007

Je ne les ai pas encore lus mais ils sont en pile d’attente :
– DE MONFREID Henry, Les secrets de la Mer Rouge, 1931
– CHALIAND Gérard, Mémoires : Tome 1, la pointe du couteau, Robert Laffont 2011, réédition Point Aventure, 2013

Et parce que la géographie, c’est aussi la géopolitique :

– LACOSTE Yves, La géographie, ça sert, d’abord, à faire la guerre, 1976 : ouvrage dont le titre est mondialement connu mais dont je n’ai lu que quelques extraits. Yves Lacoste est le pionnier de la géopolitique en France.
– MOREAU DESFARGES Philippe, Relations internationales – 2. Questions mondiales, Point Seuil, 1993, maintes fois réédité par la suite.
La Revue XXI, revue trimestrielle d’une rare qualité dans la presse contemporaine.

TVgraphie :

Nombreuses sont les émissions de géographie de qualité à la télévision. J’en relève quelques-unes :
Le Dessous des Cartes, émission de 10 minutes présentée par Jean-Christophe Victor sur Arte, propose chaque semaine d’expliquer un phénomène géopolitique, en s’appuyant sur des cartes.
J’irai dormir chez vous est une joyeuse série documentaire dans laquelle Antoine de Maximy se met en scène dans ses voyages partout dans le monde, avec pour objectif de s’incruster à déjeuner ou à dormir chez les gens qu’il rencontre.
– Plus ludique, peut-être un peu trop fabriqué, mais pas désagréable : Rendez-vous en terre inconnue, animé par Frédéric Lopez, filme des célébrités découvrant et partageant la vie de peuples lointains et généralement menacés.

Mission

Samedi 19 octobre 2013, j’étais invité sur Radio Notre-Dame à l’émission « Mission » animée par Faustine Fayette. Avec moi dans le studio étaient également présents deux chroniqueurs et deux autres invités : Quitterie qui venait de rentrer d’un an en Haïti, et le père Marc, du diocèse de Versailles, qui a officié au Brésil.

Ce n’était pas la première fois que je témoignais de mon expérience centrafricaine, mais c’était la première fois que je le faisais sur les ondes. L’intérêt de l’échange était ici de partager sur un angle « spi » avec d’autres « missionnaires ».

Je vous laisse écouter l’émission en cliquant sur ce lien.

Salam! La paix!

En revenant de l’aéroport Roissy Charles de Gaulle voici quelques semaines, j’ai été interpellé par cette affiche qui venait chercher mon regard à chaque station du RER B. On y voit deux fillettes marchant dans les décombres d’une ville, et la légende nous appelle : « Prêts pour affronter la rentrée ? Elles, oui ! » On imagine que ces gamines sont des petites palestiniennes ou des syriennes, étant donné que cette affiche est une publicité pour le Secours Islamique.

Je n’avais jamais entendu parler de cette organisation. Piqué par la curiosité, je suis allé sur son site Internet. J’y ai appris énormément de choses sur l’islam. Si on devait résumer, on pourrait dire que cette association a pour vocation de défendre et mettre en œuvre la doctrine sociale de l’islam, en admettant qu’il y ait une doctrine pour un islam : « Le Secours Islamique France s’inspire des valeurs de l’islam, celles de la solidarité et du respect de la dignité humaine, qu’il place au centre de ses préoccupations. Il appelle, par son engagement, ses valeurs et ses missions, à la construction d’une solidarité humaine qui transcende les différences et les frontières. »

En surfant un peu dans les rubriques du site Internet, je découvre des spécificités de la solidarité façon islamique. Par exemple, le Secours Islamique, chaque année, lance une importante campagne d’appel aux dons dans le cadre du ramadan, avec l’accroche suivante : « Pendant Ramadan, invitons le pauvre à notre table. » Je fais la connaissance également d’une forme de don qui me semble extrêmement intéressante : le Waqf. Je vous laisse lire la définition qu’en donne le Secours Islamique : « Le Waqf qui signifie étymologiquement « l’emprisonnement d’un bien légué dans le but de l’exploiter à des fins autres que son propre usage », est l’immobilisation d’un bien pour le faire fructifier et en donner le bénéfice aux pauvres. En d’autres termes, le Waqf est une sadaqa ou aumône continue dont les récompenses, l’utilité et les effets qui en découlent augmentent durant la vie du donateur et continuent après sa mort ; ses bénéfices étant distribués chaque année (fonds de roulement). » J’aime bien le concept, et il mériterait d’être appliqué plus largement.

Longtemps, je me suis méfié de l’islam, et je continue, malgré moi, de ne pas être toujours très à l’aise avec cette religion, essentiellement par ignorance. Mais ces derniers mois, ces dernières années, j’ai eu plusieurs fois l’occasion, par petites touches, de l’appréhender et de mieux le comprendre.

Ma première approche sensible de l’islam a peut-être été – j’ai presque honte de l’avouer – le visionnage d’un film assez mauvais – disons plutôt raté – sorti en 2010 : L’Italien, d’Olivier Baroux. Ce film est un navet, j’en conviens : il raconte l’histoire d’un musulman arabe qui s’est fait passer pour un Italien pour pouvoir être embauché chez Ferrari et ne plus subir le racisme. Ses employeurs, ses collègues, ses amis, sa compagne même, ignorent sa véritable identité, jusqu’au jour où son père mourant lui demande de respecter le ramadan. Notre faux Italien doit alors manœuvrer pour respecter la volonté de son père (et de Dieu !) tout en continuant sa vie « normale » et mensongère.

Etrangement, ce film qui commence comme une comédie se transforme progressivement en satire sociale et en réflexion sur l’islam, sur sa place dans la société française, sur sa spiritualité. J’en suis ressorti avec le sentiment de n’avoir pas totalement perdu mon temps : je m’étais ouvert sur cette religion. J’ai été ému dans ce film par ces petits matins encore ténébreux où l’on prend le Souhour, dernier repas avant l’aube ; par ces soirées communautaires où l’on rompt le jeûne ; par ces prières que l’on dit plusieurs fois par jour ; par cette solidarité qui s’intensifie.

Un autre film auparavant m’avait donné une vision positive et joyeuse de la communauté musulmane en France : c’était La graine et le mulet d’Abdellatif Khéchiche. Dans ce film, une jeune fille génialement interprétée par la trop rare Hafsia Herzi, se met en tête d’ouvrir un restaurant sur une péniche avec un vieux bonhomme qui vit dans l’hôtel tenu par sa mère. Ce restaurant doit avoir une spécialité originale : un couscous au poisson. On voit ainsi cette jeune fille pleine de bagout et de dynamisme remuer ciel et terre auprès des banques et des pouvoirs publics pour ouvrir son restaurant. On assiste à des repas de famille où la bouffe abonde, où l’on rit, où l’on bavarde à refaire le monde.

Plus d’une fois, j’ai eu l’occasion de constater à que point l’islam pouvait être une religion de sérénité et de profondeur. A Harar, où je me suis rendu cet été, j’ai pu observer une communauté ouverte vivant en bonne intelligence avec la forte minorité chrétienne, totalement détachée du conflit israélo-palestinien, libérée des contraintes qui pèsent dans d’autres aires islamiques. J’ai été assez surpris par exemple d’être interpellé dans la rue par Aïcha, une adolescente musulmane qui me proposait de me guider dans la ville. Cela n’avait l’air de choquer personne qu’un homme se promène avec une femme, adolescente, musulmane. Même le voile ne me semblait plus si enfermant que cela : j’ai vu en Ethiopie des femmes extrêmement soignées, élégantes, belles dans leur voile. A Harar, c’était jour de fête quand je suis arrivé, et les femmes étaient superbes. Aïcha elle-même passait son temps à jouer avec son voile, à l’enlever, le remettre, l’ajuster, d’une façon très sensuelle. Plus tard dans mon voyage, j’ai passé plusieurs heures dans un minibus avec devant moi une jeune femme dont le voile encadrait magnifiquement un beau visage fin ; elle ne l’a ôté qu’une fois, très furtivement pour le réajuster, et j’ai trouvé son geste très gracieux.

En 2008, un livre de Atiq Rahimi a connu un franc succès en obtenant le prix Goncourt. Syngué Sabour est un roman fin, douloureux et poétique qui raconte l’histoire d’une femme – probablement une Afghane – libérant sa parole auprès de son mari dans le coma. Celui-ci semble éveillé, il respire, et peut-être entend-il sa femme prier à ses côtés et raconter sa vie de fille puis de femme, dans un pays en guerre.

Récemment, j’ai justement terminé les mémoires d’un ancien moudjahid afghan, Amin Wardak. Outre que cet ouvrage est passionnant pour comprendre l’Afghanistan contemporain, son histoire, ses enjeux, il m’a permis d’appréhender l’islam avec plus de bienveillance. Tout au long du livre, Amin Wardak nous explique à quel point il a toujours été désireux de défendre sa culture, sa religion, et son approche particulière de l’islam qui diffère de celle des arabes. Certaines pages m’ont vraiment ému : « Quand venait le ramadan, le seul souci de mon père était alors de se mettre à la disposition de Dieu et de prier. Chaque année depuis sa jeunesse, il partait avec des gens très pieux, même en dehors du ramadan. Chaque année, il s’isolait quarante jours pour jeûner dans la montagne, dans une grotte, comme le prophète. […] Le soir, ils mangeaient juste une galette avec de l’eau. Ils priaient le jour et la nuit, ils dormaient très peu. C’est la nuit que l’on prie le mieux. […] Je me rappelle, quand j’avais environ six ou sept ans, comme j’étais impressionné quand je le voyais revenir : il avait maigri, mais il était lumineux, rayonnant de bonté. »

C’est cette culture et cette spiritualité qu’Amin et les résistants ont voulu défendre contre les communistes, contre les Soviétiques, puis contre les partis politiques qui manœuvraient au Pakistan, contre des opportunistes et des ambitieux.

Selon moi, les musulmans de France sont trop souvent obsédés par la question israélo-palestinienne. J’ai toujours été ahuri qu’un si petit bout de terre aux confins orientaux de l’espace méditerranéen soit responsable de tant de conflits au Proche-Orient et dans le monde. Je me rappelle un événement qui s’était déroulé dans une synagogue, il y a quelques années. Je travaillais alors dans un lycée qui proposait aux élèves, en début d’année, de rencontrer des croyants de confessions diverses dans leurs lieux de cultes respectifs. Un de mes élèves, un musulman, n’arrêtait pas d’interroger le rabbin sur l’Etat d’Israël. Le rabbin, un peu gêné, y répondait mais il finit pas interroger à son tour le garçon :
« – Jeune homme, tu n’es pas palestinien ?
– Non, je suis français !
– Parfait. Et bien moi je suis français aussi. Je ne suis pas Israélien. Je ne suis pas l’ambassadeur d’Israël. Alors ne t’occupe pas de ce conflit qui ne te regarde pas et qui ne me regarde pas non plus. Vous n’êtes pas venus pour m’écouter parler de géopolitique, mais de Dieu, et de la foi. Ce conflit n’est pas le nôtre, nous n’avons pas à importer ici cette guerre. »

Pour se saluer en arabe ou en hébreux, on formule l’interjection suivante : « Salam ! » ou « Shalom ! », ce qui littéralement signifie : « La paix ! ». A force de prononcer ce mot plusieurs fois dans la journée simplement pour se dire bonjour, on peut espérer qu’il finisse par être mis en pratique.

Bibliographie :
SOURDEL Dominique, L’Islam, PUF, collection « que sais-je ? », 1ère édition 1949
RAHIMI Atiq, Syngué Sabour, POL, 2008
WARDAK Amin, propos recueillis par Christine de Pas, Mémoires de guerres, Arthaud, 2009

Filmographie :
KHECHICHE Abdellatif, La graine et le mulet, 2007
BARROUX Olivier, L’Italien, 2010

Webographie :
Secours islamique