« Suis-je le gardien de mon frère ? »

Je sors de la gare de Belgrade et je plonge immédiatement dans un autre monde. Nous sommes le 31 juillet 2015, il a plu toute la matinée mais l’après-midi s’annonce agréable. Autour des parcs qui jouxtent la faculté d’économie de la capitale serbe s’affairent des milliers de migrants, majoritairement syriens. Je n’ai guère consulté la presse depuis plusieurs semaines et je ne comprends pas tout de suite de qui il s’agit. Ce n’est que quelques jours plus tard, assailli par les actualités, que je comprendrais ce que j’ai vu : la masse impressionnante des réfugiés moyen-orientaux fuyant la guerre et les persécutions. Je prends le temps de visiter Belgrade, je me délecte d’un bon repas dans un restaurant de la rue Kneza Mihaila, et je redescends vers la gare où je dois prendre un train pour Budapest. Autour du train virevoltent quelques clandestins qui voudraient bien monter. Mon réflexe premier – j’en ai un peu honte – est de surveiller de près mes bagages. À Budapest, les migrants sont moins nombreux, mais on les repère facilement, toujours à proximité de la gare internationale, observés de loin par quelques policiers. Une vingtaine d’heures plus tard, j’arrive à Münich : j’ignore alors que je viens d’effectuer, en train, le même trajet que toutes ces familles vont accomplir dans les jours prochains. Cette gare allemande sera le centre de toutes les attentions, les médias nous présenteront ces foules de réfugiés accueillis par une population locale inégalement bienveillante.

Belgrade
Belgrade

J’entendais l’autre jour sur RFI le porte-parole d’un parti politique français s’exprimer sur le sort « inhumain » (sic) que l’on réservait aux migrants en Europe. Il accusait nos responsables politiques et nos élites économiques de tous les maux. Dans le fond, j’étais plutôt en accord avec ce qu’il exprimait, même si je suis toujours méfiant des discours qui identifient trop facilement les coupables d’une situation complexe, surtout que ces coupables sont toujours les mêmes dans la bouche de ces prédicateurs : l’Europe, l’Europe, l’Europe, et jamais : Daesh, Bachar, Sadam, Mouammar… Ce responsable politique finit par en appeler à la libre-circulation mondiale des personnes et à la suppression des frontières pour un monde plus fraternel. Ma première pensée a été de percevoir ce discours comme un doux rêve, avant de me demander si ce ne serait pas au contraire un terrible cauchemar. Car, après tout, ce que cette personne désigne comme une injustice et une honte – le sort réservé aux migrants, enfermés dans des centres à leur arrivée en Europe – n’est-il pas au contraire la garantie non seulement de notre sécurité, mais aussi de la leur ! Car s’il n’y a plus de frontières, et a fortiori plus de contrôles aux frontières, où ces migrants pourront-ils fuir, où pourront-ils se réfugier ? La procédure d’admission des demandeurs d’asile est longue et sévère, mais ceux qui sont dans l’attente sont-ils si malheureux : l’État les loge peut-être modestement et leur octroie une indemnité certes légère, mais combien de pays apportent ce minimum ?

Cet article était quasiment achevé avant les attentats qui ont secoué Paris le 13 novembre 2015, et je relis le paragraphe ci-dessus dans ce contexte. J’en suis maintenant convaincu : un monde sans frontière, c’est le rêve des fous, des salauds et des naïfs !

Depuis le mois de juin, j’ai engagé mes élèves de 2nde dans un projet dont la finalité pédagogique est de leur apprendre à regarder ces migrants avec bienveillance et humanité. Chaque semaine, je me rends avec quelques jeunes dans un CADA (centre d’accueil pour demandeurs d’asile) situé près de l’établissement scolaire où je travaille. Je suis sensible à ces hommes et ces femmes qui quittent leur terre pour se rendre chez nous. Je suis sensible à ces Irakiens, ces Syriens, ces Nigérians, ces Iraniens, ces Tibétains, ces Érythréens qui fuient l’angoisse de la guerre et les persécutions. Il m’a semblé important de faire prendre conscience à mes jeunes que ces « masses » de migrants étaient d’abord des personnes, avec des histoires, et pas seulement un problème politique et géopolitique. Je n’ai pas eu d’efforts à fournir pour en convaincre plusieurs dizaines de m’accompagner chaque semaine, et je suis ému de leur enthousiasme, de leur joie à rencontrer et aider ces personnes, à faire leur connaissance, à s’occuper de leurs enfants, à converser avec eux en français et en anglais ; je suis ému de ces sourires et de ces accolades qui sont échangés, de ces rires qui éclatent. Parmi ces jeunes, certains sont eux-mêmes des immigrés ou des fils d’immigrés, certains vivent des situations familiales compliquées ; beaucoup sont des gosses de riches qui savent qu’ils ont beaucoup reçu et qu’ils peuvent bien donner un peu – de leur temps, de leur être. Je l’écris sans moquerie, car à une époque où l’on désespère tant de l’égoïsme, voire du nihilisme, de la jeunesse, je suis franchement admiratif de ces adolescents sensibles, joyeux et spontanés.

Parmi les réfugiés que nous rencontrons, il y a Tahmaseb*, un garagiste iranien d’une cinquantaine d’années, un sacré bavard, touchant dans ses efforts pour parler un français que l’on comprend à peine ; un couple de très jeunes Chinois, l’air apeurés, pas toujours présents à nos rendez-vous ; cette jeune maman sénégalaise qui surveille de près sa petite fille de trois ans, peu farouche ; Hassan, un Marocain du Sahara occidental, avec sa femme et son bébé, Nour ; Le pétillant Kamal, toujours souriant, toujours positif, habité par une soif d’apprendre ; Lamia et Hasina, deux copines bangladaises qui sont venues avec mari et enfants, d’une grande beauté et d’une grande douceur toutes les deux; et bien d’autres encore…

Tous sont dans l’attente de la réponse de l’OFPRA – Office français de protection des réfugiés et apatrides. Ils attendent qu’on leur accorde le statut de réfugié politique. Certains ont déjà essuyé un refus mais persistent, d’autres patientent depuis plusieurs mois. Tous s’ennuient beaucoup. Le centre est éloigné de la ville, dans un environnement franchement glauque, coincé entre trois bretelles de voies de chemins de fer et des décharges sauvages, à proximité de la forêt, en un lieu où se côtoient drogués, prostituées, marginaux divers.

Dans le récit de la Genèse, lorsque Dieu demande où se trouve Abel, Caïn lui répond par une autre question :

« Suis-je le gardien de mon frère ? »

Il me semble que toute l’histoire de l’humanité se tient là, dans cette insolente et cruelle question. Sommes-nous les gardiens de nos frères ? Pour moi, le oui s’impose ! J’ai évoqué dans un article précédent toute l’ambiguïté du don ; dans un autre article, je m’interrogeais déjà sur le bien-fondé de l’idéologie du sans-frontiérisme. Mais je reste intimement convaincu que celui qui souffre doit être consolé ; qu’il faut accueillir l’étranger sans se poser de questions – ou du moins laisser les questions pour plus tard : c’est tout le sens de la procédure de validation du statut de réfugié politique. Cette procédure peut être revue, retravaillée, rendue plus humaine – je n’en disconviens pas – mais elle doit être maintenue dans son principe. Les réfugiés que je rencontre semblent parfois contrariés, car ils se sentent calfeutrés dans leur résidence tristounette, ils ne parviennent que difficilement à se projeter dans l’avenir, à rêver, mais j’ai le sentiment qu’ils sont heureux d’être là, ils se sentent malgré tout accueillis, et en sécurité. Mon expérience est bien sûr limitée à celle d’un CADA, qui n’est pas un centre de rétention – les résidents n’y sont pas enfermés, ils sont libres de leurs mouvements – et je ne sais donc rien de Calais par exemple, de sa jungle, de l’ambiance si particulière qui doit régner en ville. Cet article ne traite que des demandeurs d’asile, et non de ceux, nombreux, qui viennent chercher en Europe (pas toujours en France) un avenir meilleur, un emploi, un logement, une vie décente.

Parce que j’ai déjà maintes fois fait l’expérience d’être l’étranger, je sais à quel point se sentir accueilli chez l’autre est important, mais je ne me suis jamais offusqué de la rudesse d’un douanier ou d’un agent de la police des frontières, car ils sont dans leur rôle lorqu’ils me contrôlent (même si un sourire ne fait pas de mal). Les individus et les États ne poursuivent pas les mêmes objectifs, et la ligne à tenir se situe probablement entre l’accueil que chacun doit à l’étranger, et la sécurité que l’État a l’obligation de maintenir sur son territoire ; car cette sécurité, c’est précisément ce que les réfugiés viennent chercher ! À nous de la leur offrir… le cœur ouvert, et le visage souriant !

(* Les prénoms ont été changés)

Un automne avec Emma

Chaque saison possède ses beautés, et le nom de ce blog indique bien l’amour particulier que je porte à l’été. Je dois cependant admettre que celui-ci affadit les paysages, le soleil au zénith écrasant les ombres et les nuances. L’automne, au contraire, est la saison des contrastes : les couleurs tirant sur les rouges ou les orangés sont magnifiques, l’alternance du soleil et de la pluie offre des teintes évanescentes aux lumières atmosphériques, les brumes percées par les rayons de l’astre ajoutent des mystères aux perspectives automnales.

C’est pour cela que j’aime tant profiter de la campagne dans les jours qui entourent la Toussaint et qui nous mènent doucement jusque vers l’hiver. Cette année encore je n’ai pas dérogé à cette habitude. À la fin du mois d’octobre, je me suis d’abord rendu en Normandie, région qu’une série de circonstances m’a fait redécouvrir cette année. Dans mon enfance, j’ai vécu deux ans à Caen, et j’ai déjà évoqué comment dans le Jardin des Plantes de cette ville j’avais jadis ressenti – peut-être pour la première fois de ma vie – le désir de la rencontre avec d’autres contrées que la mienne. Il y a presque deux ans, mon frère est parti vivre à Rouen, et cela m’a donné l’occasion de visiter à plusieurs reprises la médiévale cité où périt Jeanne d’Arc.

En une année, d’un automne à l’autre, je me suis rendu trois fois dans la campagne normande. J’ai randonné à pied de chez moi au Havre en octobre 2014, et à vélo jusqu’à Londres en avril 2015. Cette année, c’est l’univers du cheval que j’ai approché, en m’installant quelques jours chez une collègue, à proximité du premier poney-club fondé en France, à Bois Guilbert dans les confins du Pays de Bray.

Le Pays de Bray, c’est la région de Madame Bovary. Pour l’occasion, j’ai décidé de me plonger enfin dans ce roman. Pour rappel, Madame Bovary est un roman écrit par Flaubert et publié en 1856. Il nous raconte les tourments d’une jolie paysanne qui, marié à un médecin timide et falot, ne parvient plus à trouver le sens de sa vie ; elle s’ennuie et ne sait comment sortir de cet ennui, les romans n’étanchent plus sa soif, les conversations avec le pharmacien ou le curé lui font éprouver une profonde lassitude. Sa seule lumière, son seul espoir, elle croit le trouver dans l’amour – le vrai, le pur. Mais les hommes qu’elle rencontre et à qui elle s’abandonne sont des êtres médiocres, à commencer par son mari. Dans le fond, Emma Bovary est une urbaine manquée, et le petit bourg de Yonville-l’Abbaye s’avère vite trop étriqué pour elle.

Plan de Ry / Yonville l'Abbaye
Plan de Ry / Yonville l’Abbaye

Cette bourgade imaginaire existe : elle s’appelle Ry. Les experts de Flaubert sont à peu près certains que c’est là que l’écrivain a puisé l’inspiration de son chef d’œuvre. Petite ville sans grand intérêt, perdue dans une campagne un peu triste, on y retrouve tous les éléments du décor de Madame Bovary : la pharmacie, la maison des Bovary, les halles et l’église juste derrière, la ferme de la nourrice, le ru à l’arrière des jardins, l’étude notariale, l’auberge du Lion d’Or et l’arrêt de L’Hirondelle. Les autorités locales ont mis en valeur un parcours de plusieurs dizaines de kilomètres autour de Ry. Bois Guilbert est l’une des étapes de ce parcours, et ce village a été le point de départ de mes balades dans les bois, à pied, en voiture ou à cheval. Une boucle en particulier m’a fait traverser des bocages persistants, sur un chemin parfois boueux, ondulant d’une colline l’autre et d’un hameau l’autre. Ici ou là, on croit reconnaître la ferme de Monsieur Rouault, le père d’Emma, ou encore le premier village où s’est installé Charles Bovary ; on croise quelques poneys de Bois Guilbert montés par des enfants enthousiastes ; des mûres tardives s’offrent à nos bouches gourmandes… Comme l’automne peut être est doux !

Après ce court séjour dans la campagne brayonne, je suis passé de l’ouest à l’est de Paris, des bords de Seine aux bords de Marne – plus exactement à quelques mètres du canal de la Saône à la Marne, entre Vitry-le-François et Saint-Dizier. C’est une toute autre ambiance qui m’attendait : la Champagne en ces lieux est morne et plane, baignant dans une succession de plaines et de plateaux cassée çà et là par des cuesta (dont certaines sont les plus rentables du monde, car elles offrent les conditions pour la production d’un vin mousseux de renommée internationale!). Nous avons donc quitté l’ennui d’Emma pour la torpeur des poilus de la Première guerre mondiale. Non loin de chez ma tante – qui m’accueille dans cette région attachante – s’étale le lac du Der, l’un des plus grands lacs artificiel d’Europe, créé dans les années 1960, noyant trois villages afin de réguler le cours de la Seine et ainsi éviter les inondations de Paris. La géographie et l’histoire sont parfois complices dans l’ironie : ce lac du Der porte un bien drôle de nom, dans une région où de 1914 à 1918 des hommes se sont sauvagement entretués, espérant vivre la Der des der.

Lac du Der
Lac du Der