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Une petite chance pour Haïti

En 2004, j’ai participé à la création d’une association qui œuvre dans l’aide à l’enfance en Haïti. J’ai eu plusieurs fois l’occasion de parler de cette association, notamment dans un article sur l’humanitaire.

La chaîne de télévision locale Yvelines Première m’a invité à venir parler d’Haïti, pour une interview d’une douzaine de minutes. Vous pourrez consulter cette émission en cliquant sur le lien ci-dessous.

Je profite également de cette occasion pour envoyer vers un deuxième lien : pour le dixième anniversaire de l’association, nous avons réalisé un court documentaire qui retrace nos actions et nos projets:

 

Des mondes sans hiver

Lorsque je vivais en Centrafrique, un élève m’a un jour demandé :
« – Monsieur Charles, est-ce que c’est vrai que chez vous, en France, les gens parlent toujours de la météo ? »
« – C’est tout à fait vrai, ai-je répondu, mais cela s’explique par le fait qu’en France – et d’une façon générale dans toutes les régions dites tempérées – le temps est extrêmement variable, d’un jour à l’autre, et même d’une heure à l’autre ! Aussi, il alimente beaucoup de conversations. Alors qu’au contraire, chez vous, le temps est invariable : il fait chaud et sec tout le temps, jusqu’à ce qu’un jour il se mette à pleuvoir. C’est la saison des pluies. Alors, il fait chaud et humide tout le temps. Et puis un autre jour, environ six mois plus tard, la pluie cesse de tomber. C’est la saison sèche. Il n’y a rien à en dire. Ce sont les tropiques qui expliquent cela. »

Ces deux petites lignes – soi-disant imaginaires – n’ont l’air de rien, et pourtant, dès mes premiers voyages dans leurs contrées, je suis tombé amoureux d’elles, j’ai été séduit par l’ambiance qui règne entre elles, par ces mondes sans hiver qu’elles ont engendrés. Le premier de ces voyages entre les Tropiques fut un séjour en famille sur l’île Maurice, en décembre 2003. Magie des transports modernes, quelques heures nous séparaient de la grisaille de l’hiver parisien lorsque nous avons humé l’air chaud et humide de Mahébourg, dans le sud de l’île, quelques heures nous séparaient de la pluie froide lorsque j’ai plongé mon corps dans l’eau turquoise de l’Océan Indien. Je me rappelle que cette eau sur ma peau asséchée par l’hiver a provoqué une sensation de brûlure, comme si le sel s’introduisait entre les fines gerçures creusées sur mon visage. Nous arrivions dans une région du monde où la saison des pluies s’était déjà bien installée, le temps était à la menace des cyclones, et j’imagine que ce genre d’atmosphère – moite, collante, lourde – ne plait pas à tout le monde. Mais à moi, il plait férocement.

A vrai dire, les régions intertropicales souffrent de deux réputations contradictoires : l’une infernale, l’autre idyllique. Comme les pays situés entre les Tropiques sont tous des pays pauvres, ils peuvent effrayer : ce sont des zones de violence, de bruit, d’agitation, de misère, de saleté. A contrario, comme le climat et les paysages peuvent y être d’une grande douceur si l’on choisit bien le moment pour s’y rendre, ces régions bénéficient d’un potentiel paradisiaque immense. Aussi, le voyageur négligent aura du mal à se départir de son impression paradoxale provoquée d’une part  par la gêne qu’il éprouve face à l’insolente pauvreté du pays ; d’autre part par la suave langueur qui se dégage de ces hôtels luxueux, de ces plages bordées de cocotiers, de ces mers bleues et chaudes. Ce voyageur-là, qu’il soit touriste ou homme d’affaires, sera troublé et ne saura pas discerner la réalité de ces régions ni percevoir leur splendeur réelle et leur misère véritable.

En quoi donc les deux lignes tropicales sont-elles responsables de cette contradiction ? Un botaniste, Francis Hallé, l’explique avec brio dans une belle synthèse, où il a osé dépasser le cadre de sa spécialité : La condition tropicale – Une histoire naturelle, économique et sociale des basses latitudes. C’est à lui que je suis redevable de cet article. J’espère que ma « fiche de lecture » ne trahit pas ses explications !

D’abord, il faut savoir que ce n’est pas le hasard mais le calcul précis d’astronomes qui a tracé les tropiques à leur place, à 23°27’8’’ au Nord (Tropique du Cancer) et à 23°27’8’’ au Sud (Tropique du Capricorne), de part et d’autre de l’équateur. Cet angle (23° et des poussières) est celui que forment l’axe de rotation de la Terre et son axe de révolution. Comme vous le savez probablement (vous le saurez si vous activez vos souvenirs de l’école primaire) notre planète est animée par deux mouvements : une rotation sur elle-même en 24 heures, et une révolution autour du soleil en 365 jours et 6 heures. Or, les axes de ces mouvements sont légèrement décalés, comme le montre le grossier schéma ci-dessous. Et c’est ce léger décalage, d’environ 23° donc, qui explique l’existence de tropiques. (Pour info, Uranus – la planète couchée – a un angle tropicale de 82°, ce qui signifie que sa zone intertropicale recouvre l’essentiel de sa surface).

Les tropiques - une réalité astronomique
Les tropiques – une réalité astronomique

Francis Hallé a réussi à m’intéresser à des disciplines que j’avais abandonnées avec bonheur il y a presque vingt ans, au début du lycée. Si la climatologie (que j’ai poursuivie à l’université) m’a toujours enthousiasmé, c’est loin d’être le cas de la géologie (que j’ai également dû me farcir dans mes études supérieures) et de la biologie. Or, l’existence de tropiques a des conséquences non négligeables sur les climats, les sols, la faune, la flore, les paysages de ces régions. Par exemple :

– Il n’y a qu’entre les tropiques que l’on peut observer le soleil au zénith, c’est-à-dire à la parfaite verticale au-dessus de nos têtes. Dans l’absolu, ce moment ne dure qu’un temps, à midi, et intervient deux fois dans l’année (sauf sur l’équateur lui-même où cela n’arrive qu’une seule fois). Lors de vos prochaines vacances ou missions entre les tropiques, renseignez-vous pour savoir si le soleil sera au zénith sur la période et sur la latitude de votre destination, vous aurez ainsi l’occasion de contempler un paysage sans ombres…

– sur le plan climatique, la caractéristique principale des tropiques n’est pas la chaleur : vous en serez convaincus si vous séjournez à Addis Abeba au mois d’août (environ 15°C). Non, le marqueur climatique des tropiques, c’est avant tout l’existence de saisons pluviométriques et non thermiques. En gros, une saison sèche alterne avec une saison humide de plus en plus longue au fur et à mesure qu’on s’approche de l’équateur. Ainsi, l’amplitude thermique est très faible sur une année entière (moins de 5° C d’écart), mais elle peut être importante sur une journée (parfois plus de 20°C d’écart).

– Les forêts équatoriales, même si elles tendent à disparaître, sont des lieux extraordinaires de beauté et de splendeurs biologiques. Contrairement à ce qu’on peut penser, ce n’est pas à terre, sous les arbres, que la vie s’y déroule, mais dans les cimes des arbres, dans ce qu’on appelle la canopée. A plusieurs dizaines de mètres de haut, la faune et la flore y sont d’une formidable richesse.

– Les tropiques sont un paradis pour les botanistes, et l’on comprend que Francis Hallé s’y soit tant intéressé ! La biodiversité y est très élevée : « Lorsqu’une même famille de plantes appartient à la fois aux latitudes moyennes et basses, on trouve une large gamme de types biologiques chez les espèces tropicales, tandis que celles des latitudes moyennes adoptent en général un type biologique unique, le plus souvent celui des herbes. » Par ailleurs, non seulement la biodiversité est élevée sous les tropiques, mais en plus elle y permet souvent que se développent des espèces de grandes tailles, ce qui rend les paysages de ces régions impressionnants. Les tropiques sont aussi des régions d’intense activité bactériologique, ce qui explique que les maladies y prolifèrent plus facilement qu’aux hautes et moyennes latitudes.

– La photopériode désigne l’alternance entre le jour et la nuit en vingt-quatre heures. Entre les tropiques, cette période est relativement stable toute l’année : sur l’équateur même, les jours et les nuits se partagent invariablement le temps en deux parties égales (12 heures chacun). A mesure qu’on se dirige vers les hautes latitudes, le photopériodisme marque un prolongement de plus en plus net des nuits jusqu’au solstice d’hiver, puis des jours jusqu’au solstice d’été. Mais entre les tropiques, cette variabillité est faible. L’aube et le crépuscule sont des instants de beauté qui nous font passer du jour à la nuit, ou de la nuit au jour en quelques minutes. Quand le jour baisse, peu avant 18 heures, il est temps de rentrer chez soi, car on risque de se laisser surprendre par la nuit !

Francis Hallé n’en reste pas à ces considérations naturelles ; il s’avance également sur le terrain miné de l’anthropologie, assumant une part de déterminisme dans ses raisonnements. Cela me semble assez courageux compte-tenu de la doxa égalitariste contemporaine. La thèse de son livre pourrait être résumée ainsi : plutôt que de parler d’Occident et de Tiers-Monde, de Nord(s) et de Sud(s), il faudrait plutôt distinguer, lorsqu’on veut réfléchir aux aires de développement, les zones de basses latitudes (intertropicales) et les zones de moyennes latitudes (« tempérées »). C’est un fait : les régions de basse latitude comprennent toutes, quasiment sans exception, des pays pauvres.

Danseuses traditionnelles en RCA, Sibut, 2010
Danseuses traditionnelles en RCA, Sibut, 2010

Ce qu’explique Hallé, c’est qu’aujourd’hui les caractéristiques culturelles, sociales et économiques des tropiques sont propres aux sociétés traditionnelles : prédominance du groupe sur l’individu, rôle de la femme essentiellement réservée à la sphère privée, perception d’un temps « tournant », grande importance du sacré, attachement aux signes de la nature, fatalisme. A vrai dire, sur ces questions, un autre scientifique – agronome celui-ci – est plus convaincant que Hallé. Il dit la même chose que lui, mais en mieux. Clair Michalon (c’est son nom) a élaboré un outil très intéressant et très convaincant pour expliquer les différences culturelles entre les individus et les sociétés. Sa grille de lecture pourrait être synthétisée par le titre « précarité/sécurité » : selon le niveau de précarité ou de sécurité d’un individu, sa mentalité, son rapport au monde, aux autres, au progrès, au corps, au temps… diffère. Dans une situation de précarité, un individu ou un groupe perçoit l’initiative comme un danger ; il est dans une logique conservatoire, attaché à ce qui a toujours fonctionné, avec comme objectif social la survie ; alors qu’en situation de sécurité, l’initiative – la prise de risques – est valorisée, elle place les individus dans une logique évolutive, cherchant à améliorer son niveau de vie. Les conséquences de cette perception du risque, et donc du droit à l’erreur, sont nombreuses. En situation de précarité, l’échelle de valeurs repose sur un principe relationnel, et les structures sont marquées par une allégeance relationnelle : on se définit comme le fils d’untel ou le frère d’untel, on respecte les anciens et on s’attache à une personne physique (et non morale : l’Etat n’est pas considéré). Dans cette situation, rembourser une dette peut être perçue comme la rupture de la relation, car tant qu’on est endetté on est en relation. De même, le chiffre d’affaire d’une commerçante n’est pas son objectif ultime : ce qu’elle recherche, c’est la conversation, la relation. Les solidarités sont donc généralement fortes dans des sociétés qui répondent à ces critères, mais elles peuvent aussi apparaître contraignantes : difficile de rejeter le vieil oncle ou l’arrière-neveu qui s’incruste à la maison et qui n’en rame pas une ! En situation de sécurité, c’est plutôt le contraire, l’échelle des valeurs repose sur un principe fonctionnel : chacun se définit par rapport à ce qu’il fait (son métier, ses hobbies). Le chômage est ainsi très mal perçu, pas seulement pour ses conséquences financières, mais aussi sociales et psychologiques : le chômeur ne « fait rien », il est donc perçu comme « n’étant rien ». D’ailleurs, les structures sont elles-mêmes soumises à des allégeances fonctionnelles : la hiérarchie repose sur la fonction (le chef de service, le directeur), la règle est légitime, la personne morale (Etat, entreprise) est respectée. Il en découle une grande liberté, mais aussi, souvent, une grande solitude. Voici une vidéo de Clair Michalon qui me paraît assez intéressante :

Francis Hallé, dans son livre, dresse également un panorama historique de l’évolution des techniques et des sciences pour en faire ressortir le trait suivant : depuis le IXème siècle environ, les civilisations intertropicales se sont fait doubler par celles des zones de moyenne latitude. Même si les empires incas en Amérique ou du Ghana en Afrique ont été extrêmement brillants sur les plans politique et culturel, ils sont dès cette époque à la traine sur le plan scientifique. Aujourd’hui encore, le constat est le même.

Dès lors, une question simple mais dérangeante s’impose : pourquoi ? Hallé avance une hypothèse que je ne développerai pas et qui, honnêtement, ne me convainc pas complètement : pour lui, c’est à cause du photopériodisme, qui a un impact majeur sur la psychologie et les mentalités, et donc sur le niveau de développement des sociétés.

Je préfère une des hypothèses de Jared Diamond – que Hallé évoque pour la contester – celle des axes d’allongement des continents. Selon cette théorie, les idées et les techniques se diffusent plus vite selon un axe est-ouest que selon un axe nord-sud. Or, c’est un fait (qui n’a rien à voir avec les tropiques) : les axes d’allongement de l’Europe et de l’Asie sont est-ouest, tandis que ceux de l’Afrique et de l’Amérique sont nord-sud.

Certaines personnes pensent que je suis fasciné par l’Afrique. La vérité est à la fois plus vaste et plus restreinte que cela : toute l’Afrique ne m’attire pas, et certaines régions d’Asie ou d’Amérique me séduisent fortement (Haïti, Inde). En fait, ce sont des Tropiques dont je suis amoureux.

Dire que ces mondes où l’hiver ne vient jamais me fascinent est toutefois exagéré ; disons qu’ils me plaisent fortement, que j’apprécie de m’y rendre, que je m’y sens bien. Il est des personnes qui, en sortant de l’avion sur le tarmac de Brazzaville, Rio ou Manille ressentent un irrépressible désir de repartir : ils étouffent, se sentent oppressés par le climat, le bruit, l’agitation qui règnent sous ces basses latitudes. Pour moi, c’est tout l’inverse : je m’épanouis.

Bibliographie:

– HALLÉ Francis, La condition tropicale – Une histoire naturelle, économique et sociale des basses latitudes, Actes Sud, collection « questions de société », 2010

– MICHALON Clair, Différences culturelles mode d’emploi, Sépia, 2011