La Pannonie, morne plaine

La Pannonie est cette immense plaine qui s’étend du sud de la Hongrie à l’ouest de la Roumanie, en englobant aussi le nord des Balkans. Traversée en son centre par le Danube, elle est coincée entre les Alpes, les Dinarides et les Carpates. Depuis Budapest jusqu’à Belgrade, il m’a fallu cinq jours pour la traverser.

Budapest, la belle

Avant d’entrer dans les Balkans, je dois encore effectuer plus de deux cents kilomètres en Hongrie. J’ai essayé de concentrer pendant mes deux jours à Budapest les incontournables de la ville (d’après le Routard), sans trop en faire non plus, car l’objectif de ces deux journées est avant tout de me reposer après deux semaines intensives. D’abord, je me promène en ville, côté Pest (rive gauche), sans but particulier sinon celui de flâner et de me laisser surprendre. Ça, c’est le programme du samedi. Le dimanche, je prends la ligne 1 du métro qui est la plus ancienne du continent ; par ce mode de transport, je me rends à la place des Héros puis à l’étonnant château Vajdahumyad, avant de terminer la matinée aux bains de Széchenyi, dans des eaux chaudes aux odeurs de soufre. L’après-midi, je reprends le métro pour changer de rive : Buda, plus ancienne que Pest, est construite sur des collines. La plus belle d’entre elles est celle qui surplombe directement le Danube. On y trouve notamment le palais présidentiel, l’église Matthias et le Bastion des Pêcheurs. En la gravissant, on circule entre des ruelles plus intimistes que les grandes avenues de Pest.

Quelques photos de « Boudapecht » pour vous donner envie :

Je quitte Budapest sous la grisaille d’un lundi matin. Très vite après être sorti de la ville, je me retrouve dans un no man’s land un peu glauque. Si je ne croisais pas deux ou trois cadres dynamiques en partance pour le travail, je croirais m’être trompé de route. Après midi, j’emprunte pendant plus d’une heure une piste cyclable herbeuse : je patine, je racle la terre, je perds beaucoup d’énergie à lutter contre le terrain. Et comme un emmerdement ne vient jamais seul : j’ai le vent dans le nez, et la pluie se met à tomber, d’abord doucement, puis très franchement, interminablement… Je suis vite trempé malgré mon équipement. Mon vélo est dégueulasse, plein de boue et d’herbes. Je ne dois pas être beau à voir… Je maudis la Terre entière, à commencer par la nation hongroise. Du coup, je décide de chercher une chambre chez l’habitant plutôt qu’un camping ; avec cette météo, je préfère dormir au sec. Je n’envisage pas du tout de me coucher mouillé, de me réveiller mouillé, de repartir mouillé… Ma capacité à supporter l’inconfort a ses limites ! Heureusement, je trouve une chambre très bien, très propre, peu onéreuse, dans une petite maison bien tenue par une petite dame qui parle un anglais convenable. Il y a chez elle ses deux petites-filles. Elles sont tellement gentilles toutes les trois qu’elles me réconcilient avec la nation hongroise. En faisant le point, je me rends compte que malgré ce temps déprimant, j’ai fait 100 kilomètres.

À vrai dire, chaque kilomètre dans cette immense et morne plaine est un calvaire : c’est moche, c’est triste et c’est pauvre. Certains peuvent  y voir une certaine poésie ; moi je n’y parviens pas. Heureusement, je fais la connaissance d’un géographe qui – bien que ne goûtant pas d’avantage que moi les paysages – me rappelle quelques explications géologiques. Il est toujours intéressant de savoir pourquoi des paysages sont moches.

Deux jours en Croatie

Dans la matinée du troisième jour, je passe la frontière croate. J’ai épuisé mes derniers Forint hongrois quelques minutes auparavant, pour passer le Danube avec le bac. Je m’étais déjà rendu dans les Balkans en avril 2012 – en Bosnie-Herzégovine. Je complète maintenant le tableau avec la Croatie, et bientôt la Serbie. A bien des détails, je sens que j’ai changé de pays : d’abord, pour la première fois depuis le début de mon voyage, je suis contrôlé au poste frontière, et même quelques kilomètres plus loin, en rase campagne ; les cultures se teintent de l’influence méditerranéenne – oliviers, vignes ; la signalétique de la Ruta Duna change de graphisme et suit des routes de campagne bien goudronnées et souvent peu fréquentées ; les Croates sont plus aimables, plus joviaux que les Hongrois ; régulièrement, des panneaux indiquent la direction d’un cimetière, rappel qu’une guerre s’est déroulée ici récemment.

Je commence à sentir que je suis sous-équipé : mes pneus sont trop fins, mes sacoches faiblardes, mon cuissard se découd à la jambe droite… Mais je garde le moral. Dans le camping où je passe ma première nuit croate, il y a une grande carte d’Europe : je regarde le trajet déjà accompli, et je commence à être fier de moi. Pourtant, j’ai croisé des cyclistes qui partaient de bien plus loin : Sarah partie de Nantes ; Guy et Dominique partis de Nice ; Florent parti de Grenoble et se rendant à Istanbul ; ces deux petits jeunes partis de Budapest pour rejoindre leur village près de Lyon, qui avalaient 150 kilomètres par jour – on n’est pas sérieux quand on a dix-sept ans ; et puis toutes ces familles, avec parfois des enfants en très bas âge. Je peux dire à tous ceux qui trouvaient mon projet un peu fou que les gens dont je viens de parler sont des personnes parfaitement sensées !

L’entrée dans Vukovar est émouvante. Évidemment, celui qui ne sait pas ce qu’il s’y est passé ne voit qu’une ville un peu laide, et des gens qui font leurs courses ou prennent un café au soleil. Il ne sait pas que Vukovar, jadis, était une belle ville. Mais en août 1991, l’armée serbe entame le siège de la ville, première sur son chemin dans son désir de « Grande Serbie ». Durant trois mois, les citoyens de Vukovar résistent. Mais en novembre, les Serbes parviennent à percer leur défense ; tous les non-serbes de la ville qui n’ont pas fui sont expulsés ou envoyés dans des camps de concentration. La ville est détruite, le patrimoine saccagé. Emblème de la résistance, le château d’eau n’a pas été réhabilité ; il domine la ville, percé de toute part, un drapeau flottant fièrement à son sommet. Aujourd’hui encore, les communautés serbe et croate de la ville ont du mal à vivre ensemble. Difficile à croire quand on se promène dans les rues.

Les kilomètres qui précèdent la frontière serbe au niveau de Bačka Palanka font prendre une route qui ondule méchamment en une série de micro-montées et de micro-descentes. Surtout, la route est infestée de moucherons qui viennent maculer tout mon corps, se collant à ma transpiration. J’en ai plein les bras, les jambes, les lèvres… Charmant !

La Serbie, terminus.

Après deux nuits en Croatie, je passe de nouveau une frontière, avec cette fois-ci deux postes de contrôle. Je roule cinquante kilomètres sur une Dunavska Ruta qui suit le Danube d’assez près. Entre goudron et chemin de terre, j’arrive assez vite à la première ville importante depuis Budapest : Novi Sad. Sous une pluie froide, j’y cherche en vain un réparateur de vélo pour remplacer quelques rayons de ma roue arrière. Cela n’a aucun rapport avec la décision que j’ai prise la veille au soir déjà : à Novi Sad, je prends un train pour effectuer les 80 kilomètres jusqu’à Belgrade. Mon guide annonce un trafic important et propose de prendre le train. En songeant qu’il n’a pas donné ce conseil pour des routes qui déjà me semblaient dangereuses avant, je prends très au sérieux la menace, mon objectif n’étant pas nécessairement de mourir cet été. Une fois dans le train, je prends une autre décision, qui peut apparaître brutale mais qu’en fait je rumine depuis quelques jours : je vais arrêter mon périple à Belgrade. Après avoir glané bon nombre d’informations ici ou là, mon intuition s’est confirmée : la route pour la Mer Noire est très souvent dangereuse, notamment dans le passage des Portes de Fer. Et puis, il faut le reconnaître : trois semaines tout seul, je commence à m’ennuyer, même si j’ai fait de belles rencontres.

A Belgrade donc, je m’achète un premier billet pour retourner à Budapest. En attendant mon train, je visite Belgrade, construite à la confluence du Danube et de la Save. Ses faubourgs sont la définition même de la laideur, mais le centre ressemble à celui de toutes les villes européennes. Au fond de moi se niche une légère déception de rentrer, mais bien des arguments dont je vous épargne la liste m’ont convaincu. J’aurai bien d’autres occasions de me rendre en Bulgarie et en Roumanie, et de me baigner dans la Mer Noire !

Trois capitales sur le Danube

Vienne, Bratislava, Budapest : en moins d’une semaine, j’ai relié les capitales de trois pays – Autriche, Slovaquie, Hongrie.

Le tronçon Passau-Vienne est probablement le plus fréquenté du Danube. C’est du moins ce que me laisse penser la multitude de cyclises dans Passau – et surtout au camping ; mais aussi la profusion de guides, notamment en français. Et je comprends vite pourquoi. Parti à la fraîche, peu avant sept heures, je découvre un trajet magnifique, tantôt à flanc de falaises, tantôt dans des sous-bois, filant tout droit, sur une route parfaitement plate. C’est tellement facile que j’aurais pu emmener avec moi mes nièces de trois ans.

A Passau, le Danube marron a changé de couleur, prenant celle de l’Inn, son affluent : il est maintenant d’une beau vert trouble et clair, tirant vers le bleu. Je commence à comprendre où Strauss voulait en venir. Peu après midi, j’ai parcouru 92 kilomètres : me voici maintenant à Linz. L’immense place au bord du fleuve est plongée dans une canicule étouffante et étincelante, lui donnant des airs espagnols, mais cela ne me démotive pas pour continuer. Après le repas, je reprends ma bécane avec l’intention d’avaler encore une bonne vingtaine de kilomètres. Mais c’est la mécanique qui impose ses lois : après crevaison sur crevaison, je dois me résoudre à passer la nuit au camping de Linz, situé à 4 kilomètres du centre au bord d’un lac que je prends joie à traverser, aller et retour !

La suite jusqu’à Vienne est du même acabit : peu de reliefs, des paysages tantôt boisés, tantôt en plein soleil, une route suivant les méandres du Danube mais se permettant parfois quelques détours « dans les terres ». Peu après Linz, la route passe par Mauthausen. Un détour de quinze minutes et de quelques centaines de mètres de dénivelé me fait arriver à l’un des plus importants camp de concentration du système édifié par les nazis. Il n’est pas ouvert ce jour-là, et de toute façon il est trop tôt (8h30) et je n’avais pas l’intention de le visiter. Depuis le début de mon périple, j’ai fait le choix de ne rien visiter. Je prends seulement la peine, lorsqu’un site m’intéresse particulièrement, de m’y rendre et de m’y arrêter un moment. Je reste environ une demi-heure au camp de Mauthausen. J’y suis absolument seul, une brume légère de circonstance l’enveloppe, et je médite, en me promenant dans les espaces demeurés ouverts au public. J’ai beaucoup travaillé sur la Shoah ces douze derniers mois : j’étais à Auschwitz en novembre dernier, à Drancy en mai, et entre les deux j’ai lu beaucoup d’ouvrages sur le sujet. C’était donc important pour moi de faire ce crochet.

Autour de Krems, les paysages changent un peu : le Danube est encaissé entre des montagnes où sont plantés des vignes, des arbres fruitiers, et des cultures en terrasse. Enchanteur !

Autant l’Allemagne m’a enthousiasmé, autant je suis déçu par l’Autriche – ou plutôt par les Autrichiens : dans l’ensemble, je ne les trouve pas très accueillants, ils sont secs, ne font pas l’effort de comprendre ce que je leur dis, me répondent en anglais (quand par chance ils le connaissent) lorsque je leur parle en allemand (ce qui est tout de même un peu vexant). Plusieurs fois, des restaurateurs refusent de me servir à manger (véridique) ! A trois reprises aussi, des cyclistes se sont tranquillement calés derrière moi, se laissant tirer dans mon sillon. Pas gênés, les mecs ! Avec eux, j’ai oscillé entre les deux options suivantes : soit engager une belle échappée pour larguer l’importun ; soit, au contraire, le laisser me doubler, et le talonner à mon tour, histoire qu’il comprenne comme c’est pénible de bosser pour les autres ! A Vienne, je me fais littéralement renversé par un cycliste qui me double par la droite. Mon vélo et moi-même en sortons indemnes, mais c’est tout de même humiliant de se retrouver le cul à terre à mon âge. Bref, je ne juge pas un peuple à quelques mauvaises expériences, mais le moins qu’on puisse dire est que je n’ai pas été emballé.

Mon séjour en Autriche est de toute façon très court : je mets trois jours pour effectuer les 320 kilomètres qui séparent Passau de Vienne. Dans Vienne que j’ai déjà un peu visitée autrefois, je me contente d’une petite balade sans descendre de ma selle, avant de filer vers la Slovaquie dont la capitale – Bratislava – n’est qu’à 66 kilomètres de celle de l’Autriche. A la sortie de Vienne, la rive nord du Danube est monopolisée par des nudistes sur plusieurs kilomètres. Evidemment, que des vieux moches : des papis qui trimballent leur quéquette ridée et des mamies leur foufoune ménopausée. C’est curieux comme on ne voit jamais de ravissantes jeunes filles dans ces cas-là. Dommage… Je suis obligé de me taper le spectacle pendant une bonne demi-heure. Après cela, une ligne droite de trente kilomètres transperce un parc national. J’imagine que les aménageurs du territoire viennois ont dû prendre une règle, tirer un trait sur leur carte, et dire : « allez hop, piste cyclable. » L’œil ne peut s’arrêter nulle part : il n’y a rien à voir, seulement la route qui s’étire à l’infini. C’est d’autant plus lassant qu’il n’y a pas un arbre sur le caillou et qu’il fait une chaleur insupportable. La moindre parcelle d’ombre est squattée par des cyclistes pantois. Je repense alors à ma vie : une vie respectable et respectée où l’on m’envoie du monsieur, propriétaire, salaire convenable. Mais qu’est-ce que je suis allé me fourrer dans cette fournaise ? Que penseraient mes élèves s’ils me voyaient là, puant le clodo, tout rougeaud, trempé, transpirant de toutes mes pores, le cul démonté sur une selle trop raide ? Que penseraient-ils s’ils me voyaient chaque matin depuis quelques jours, sortant de ma tente en slip, l’œil torve, l’air hagard, le dos cassé, les cheveux hirsutes ? Ma respectabilité en prendrait un coup, tiens…

Je finis par me débarrasser de cette torture à Hainburg. Du sommet d’une petite colline, j’aperçois les vilaines tours de Bratislava. Je reste encore moins longtemps en Slovaquie qu’en Autriche : quelques heures seulement. Je déjeune tardivement à Bratislava, prends le temps d’errer dans son ravissant centre-ville avant de me perdre dans sa beaucoup moins ravissante banlieue sud. A Čunovo, on a la possibilité de rester en Slovaquie ou de passer la frontière hongroise en restant sur la rive sud du Danube. C’est l’option que je choisis, et je passe la nuit quelques kilomètres plus loin. En quelques heures, j’ai ainsi traversé trois pays.

Je rallie ensuite Budapest en trois jours. Je pensais pouvoir le faire en deux, mais les routes s’avèrent assez mauvaises, et la canicule me poursuit : je roule sous un soleil brûlant, 37°C à l’ombre (mais il n’y a jamais d’ombre), sur des routes souvent mal, voire pas du tout asphaltées, et donc assez cahoteuses. J’ai le sentiment de vraiment plonger dans l’Europe périphérique : des ouvriers magyares qui se saoulent à la bière à huit heures du matin, de pauvres paysans sur des tracteurs hors d’âge, des mecs tatoués qui roulent à toute berzingue sur des routes défoncées.

La route du Danube en Hongrie manque de charme. D’abord, je perds de vue le Danube pendant deux jours. Et puis les villages traversés n’ont rien de pittoresques, et lorsqu’on ne roule pas sur des chemins dégueulasses, c’est pour longer des genres de départementales hyper fréquentées, en se faisant doubler par des camions qui klaxonnent à fond les ballons. Mais il y a tout de même la magnifique Esztergom, ancienne capitale de la Hongrie, pour rehausser le niveau : l’espace d’un instant, on pourrait se croire à Rome avec sa basilique à rotonde, ses églises classiques, ses rues conservées dans leur jus. Et puis, à partir de Szob, après avoir pris un bac pour passer sur la rive Nord (abandonnée depuis l’Autriche, et brièvement touchée à Bratislava), nous voici enfin sur une vraie piste cyclable, propre, qui suit fidèlement un Danube qui oblique vers le Sud, avec de belles montagnes en arrière-fond. À Vác, je reprends le bac pour retrouver la rive Sud. Je passe la nuit à quelques kilomètres, dans un camping qui s’avère être à la fois le moins cher et le meilleur de mon voyage jusqu’à ce jour : camping familial, bien tenu, avec piscine et Wifi… Idéal pour le repos du guerrier !

Il ne me reste maintenant plus qu’une cinquantaine de kilomètres avant Budapest. Je les effectue au petit matin, sur un chemin cyclable qui tournicote agréablement, coincé entre le Danube et l’agglomération de Budapest qui se densifie peu à peu. A mi-parcours, Szentendre a des allures de station balnéaire. L’arrivée à la capitale est grandiose : le Parlement émerge d’un seul coup, au détour d’une courbe du fleuve : l’imposant bâtiment me fait entrer dans la splendeur de la Hongrie, et les rues alentour me rappellent le temps pas si lointain ou l’empire austro-hongrois dominait l’Europe.

A Budapest, je m’octroie enfin une pause : pas de vélo et pas de camping ! Je prévois de passer deux nuits dans un appartement loué sur airbnb. Et je profiterai de mon dimanche pour visiter la capitale de la Hongrie. Ensuite, départ pour les Balkans, avec la quatrième et dernière capitale de mon voyage – Belgrade, en Serbie ; ce sera l’objet du prochain article.

Le Danube allemand, paradis des cyclistes

Le sentier pédestre qui longe le Danube s’appelle en Allemagne le Donauradweg. J’aime la concision que permet l’allemand. C’est une langue qui autorise très facilement la création de néologismes. D’un simple Danube-vélo-chemin, on dit ce que le français m’a obligé à utiliser six mots. Pour contempler ce donauradweg, vous trouverez une galerie photo en bas de cet article.

Pendant les 40 premiers kilomètres, je jouis de sentir la route qui colle sous mes roues. Je suis parti vers huit heures, je prends mon temps sur ce parcours facile presque sans montée, aux paysages charmants. Alternant d’une rive à l’autre, je vois le Danube qui n’est encore qu’un petit pipi, mais qui peu à peu gagne en superbe. J’avance bien, quoique tranquillement, sans forcer les mécaniques de mon corps ni de mon vélo. Pourtant, vers onze heures, alors que je me vois déjà brusquer ma première étape en poussant jusqu’à Sigmaringen (à 85 kilomètres de Donaueschingen), je sens que mon pneu arrière a crevé. Pendant plus d’une heure, je tente de le réparer, mais c’est une vaine tâche : la crevaison est trop large. En fait, l’embout s’est à moitié déchiré, et comme je n’ai pas de chambre à air de rechange (ou plutôt, la chambre à air de rechange, c’est celle qui vient de céder), je me crois fichu. Il ne me reste qu’une solution : pousser la bécane pendant 7 kilomètres, pour atteindre un village où se trouve un vendeur de pièces pour vélo. Comme nous sommes dimanche, il faudra que je loge quelque part dans le dit village et attendre le lendemain. Après un kilomètre sous 30°C, un couple d’Allemands me demande si j’ai besoin d’aide. Comme je réponds par l’affirmative, les voilà qui mettent les mains dans le cambouis. Par chance, ils ont une chambre à air de rechange du même modèle que la mienne. En quelques minutes, me voici reparti ! Je peux de nouveau profiter de la Forêt Noire, de ses chemins qui ondulent, de ses pins ombrageux, de ses villages médiévaux dont les noms se terminent tous par -ingen. A voir ces vieilles bâtisses, on comprend à quel point l’Europe fut puissante au Moyen Âge. Je me demande bien ce qu’il restera dans mille ans de nos tours de la Défense, de nos musées de Beaubourg ou du Quai Branly, et même de la Tour Eiffel et du Sacré-Cœur.

Bien sûr, j’ai abandonné l’idée de voir Sigmaringen le soir même. Mais j’ai tout de même dépassé mon objectif initial. Je profite des lueurs de la fin d’après-midi en me baignant dans le Danube, encore très peu profond à ce stade de mon voyage. Le beau Danube bleu est ici plutôt marron et je risque peut-être la bilharziose, mais je ne peux m’empêcher de plonger dans ce fleuve mythique, d’autant plus que l’eau fraîche sur mon corps fatigué me fait un bien fou.

C’est vers dix heures le lendemain que je rejoins Sigmaringen. Ce nom m’évoque un épisode de l’histoire du nazisme, et un tour sur Internet me précise les choses : c’est dans cette cité que le régime de Vichy s’exila à la fin de la Seconde Guerre mondiale. J’évite de faire savoir que je suis français, car je crains de passer pour un nostalgique de Vichy. Je comprends que cette bande d’autocrates ait apprécié l’imposant Palais royal des Hohenzollern. Historiquement, Sigmaringen est avant tout la capitale de la principauté des Hohenzollern depuis le XVIème siècle. Cette famille de la noblesse allemande s’est plutôt fait connaître par sa branche brandebourgeoise : l’électeur Frédéric III de Brandebourg devenu le roi Frédéric Ier de Prusse en 1701 est un lointain cousin du prince de Sigmaringen, mais l’histoire les a réunis de nouveau lorsqu’en 1849 Frédéric-Guillaume IV, roi de la puissante Prusse, acquiert la principauté qui porte déjà son nom. Quand on voit où se trouve Königsberg, capitale de la Prusse-Orientale (du côté de la Lituanie), il y a de quoi s’étonner de ce rapprochement de l’histoire.

Le chemin longe le pied de falaises abruptes, ce qui donne au paysage un caractère grandiose. Depuis Donaueschingen, il est deux autres repères – en plus du Danube – que je suis. Il y a d’abord une voie de chemin de fer, assez peu fréquentée, que je ne perds presque jamais de vue. Par ailleurs, le Donauradweg est balisé de telle façon qu’il est impossible de se perdre. Lorsque le tracé du chemin s’éloigne un peu du fleuve, les panneaux sont là pour nous guider. Si je n’aimais pas tant les cartes, celles dont je dispose me seraient presque inutiles. Mais elles comportent de précieux renseignements : elles me permettent de me situer en permanence et de préparer mes étapes (ravitaillement, dénivelés, couchage…).

Je suis loin d’être seul sur la route. Nombreux sont les cyclises qui descendent ou remontent le fleuve. La région est d’ailleurs sillonnée de pistes cyclables, de bonne qualité dans l’ensemble, et ici ou là des panneaux indiquent les voies cyclables reliant une ville à une autre. Comme l’Angleterre, je devine que l’Allemagne est très en avance sur ce point. Pendant tout mon circuit du Bade-Wurtemberg et de Bavière, j’ai presque toujours roulé sur des pistes cyclables ou sans trafic important. Le long des axes très fréquentés, il y a souvent une piste parallèle. Quand j’arrive vers 14 heures dans les villes, je croise des grappes d’adolescents sur leurs bicyclettes, sortant de cours et s’enfuyant en riant comme des voletées de moineaux. On est loin de cela en France… Je constate aussi – ce que je savais déjà – tous les panneaux solaires aux toits des maisons, des centre-ville entièrement piétons, des dizaines de poubelles de tri (il doit en exister trois ou quatre différentes rien que pour le verre)…

De palais en palais et d’église en monastère, je finis presque par trouver que toutes ces villes aux charmes austères se ressemblent. Obermarchtal et sa magistrale abbaye ; Munderkingen, un peu triste ; Ehingen, que je contourne par le sud, verdoyant ; Höchstädt, qui souffrit d’une bataille décisive dans la guerre de succession d’Espagne (bataille perdue par la France de Louis XIV alliée à la Bavière) ; Donauwörth, dont la fortune lui vint de son pont, longtemps resté le seul du Danube à permettre de relier Nuremberg et Augsbourg.

Quelques-unes de ces villes se démarquent, bien sûr. Ulm, ville universitaire depuis des siècles, où naquit Albert Einstein, est dominée par sa majestueuse cathédrale de style gothique, la plus haute d’Europe paraît-il. Je me perds volontairement dans le dédale de ses rues, avant de poursuivre ma route en longeant de près le Danube. Neubourg est adorable. Ici encore, le château Renaissance est remarquable, le plus beau du Danube, d’après mon guide. Je profite d’une terrasse ombragée pour me délecter d’une salade de fruits frais, bref repos avant de repartir. Ingolstadt aussi a les atouts d’une ville touristique : des rues plus belles les unes que les autres, bien entretenues, des églises, une cathédrale, des palais encore, en veux-tu en voilà… Je retiens surtout que c’est à Ingolstadt que se situe le récit de Frankenstein, de la romancière Mary Sheller.

Peu après Neustadt, à partir de la splendide abbaye bénédictine de Weltenburg, le cycliste dispose de deux options pour rejoindre Kelheim : monter en pente sévère pour gravir les falaises qui surplombent le Danube pendant cinq kilomètres ; ou bien tricher un peu, et prendre un bateau qui nous fait admirer ces falaises depuis le fleuve. C’est l’option que je choisis, ne lui trouvant que des avantages : prendre une once de plaisir à glisser sur ces eaux que je contemple depuis quelques jours déjà, et bien sûr me reposer un peu (mais seulement un peu : la croisière ne dure que vingt minutes). A Kelheim, je fais une pause déjeuner dans un coin d’ombre d’une placette écrasée de soleil.

A Ratisbonne enfin (Regensburg en allemand), je rencontre un groupe de Français avec qui je sympathise. Leurs itinéraires (de vie et de vélo) sont divers : les uns viennent de Nice, d’autres de Bâle, une de Nantes… Certains envisagent comme moi d’atteindre la Mer Noire, les autres les accompagnent quelque temps, ou bien se laissent encore la possibilité de lâcher le Danube pour d’autres horizons. Nous allons dîner dans le centre de Ratisbonne, une ville aux airs méditerranéen. Deux fois millénaire, elle a la splendeur des vieillards sages et tenaces. Son nom m’évoque la fameuse trêve, qui mit temporairement fin aux conquêtes de Louis XIV; mais aussi au discours qu’y fit Benoît XVI en 2006 et qui provoqua malgré lui une polémique de journalistes. Le lendemain matin, la ville m’offre ses quais pour le petit-déjeuner. En sirotant mon café, je sens derrière moi le poids des dizaines d’églises, des ruelles antiques, le piaillement grondant d’une ville qui s’éveille.

En France où la géographie est marquée par une macrocéphalie, nous ne sommes pas habitués à parcourir tant de villes moyennes. L’Allemagne a une répartition des villes qui correspond bien au schéma défini par le géographe Christaller (qui travailla particulièrement sur l’Allemagne du Sud), dans lequel l’espace est homogène et hiérarchisé pour permettre des flux de production optimisés. Ainsi, les villes – même de taille modeste – se suffisent plus ou moins à elles-mêmes.

Souvent, je longe le chemin de halage qui accroche un peu les roues. Mais j’aime ces tracés monotones, car ils permettent de ne plus penser au chemin : il suffit de pédaler, de prendre le rythme, et l’esprit peut s’évader. Ce n’est qu’à partir de Ratisbonne que le fleuve devient guéable pour les porte-conteneurs, mais il est déjà intimidant depuis Ulm. Je vois peu à peu s’égrener des canaux, des barrages, des usines, des centrales hydro-électriques, des zones industrialo-commerciales ; car à défaut d’être déjà parfaitement navigable, le fleuve offre une vallée idéale pour les voies de communication.

Au détour d’un virage, je me laisse surprendre par un serpent qui traverse le chemin. Bien sûr, ce n’est pas un boa constrictor, mais ce n’est pas non plus un ver de terre riquiqui ! Il m’a fichu la frousse… Pendant cinq minutes, tous les poils de mon corps sont restés hérissés. Parfois, la route se perd dans les hauteurs de la vallée : l’effort que cela nécessite me provoque des sueurs intenses mais il a l’avantage de m’offrir des panoramas intéressants.

Jusqu’à la frontière avec l’Autriche, les palais et les églises grandioses continuent de ponctuer le trajet : à Donaustauf, le Walhalla tout de marbre, construit par Louis Ier de Bavière – pas besoin d’avoir suivi le premier semestre d’études psychiatriques pour comprendre que c’est là l’œuvre d’un mégalomane ; le château de Wörth, nettement plus modeste ; Straubing, avec ses airs de parc Disney ; Deggendorf qui, tout dorf qu’elle soit, bénéficie de deux belles églises. Quand ce sont pas des châteaux, ce sont les champs de maïs qui envahissent l’espace ; ils me rappellent mes vacances d’enfance, chez ma grand-mère au bord de l’Ariège.

Passau est la dernière ville importante d’Allemagne sur le Danube. Elle a la particularité d’avoir été construite au confluent de trois cours d’eau : le Danube et ses affluents, l’Inn et l’Il. C’est au bord de l’Ilz que je passe ma dernière nuit en Allemagne. Demain, je serai en Autriche, mais déjà, à Passau, on se sent en territoire habsbourgeois.

En définitive, cette portion du Danube m’a fait aimer l’Allemagne (que j’aimais déjà un peu, pour y avoir des souvenirs émouvants de mon adolescence). J’ai apprécié la simplicité et la spontanéité de beaucoup de personnes rencontrées, le dynamise de ces petites villes du Sud, la qualité des routes, ces paysages proprets et verdoyants. J’ai aimé aussi parler allemand, même si ce n’est pas allé très loin. J’ai d’ailleurs croisé sur la routes certaines personnes dont l’accent et le vocabulaire semblaient correspondre à un dialecte, et non pas à de l’allemand standard ; j’ai pensé que peut-être je le maîtrisais mieux qu’eux, l’allemand standard ! Nous verrons bien ce qu’il en sera en Autriche.

Descendre le Danube à vélo

Plus long fleuve d’Europe, le Danube charrie dans ses puissantes eaux toute l’histoire de l’homme blanc, depuis les épopées de Neandertal jusqu’aux soubresauts de l’Union Européenne. Fils de Téthys et d’Océan dans la mythologie grecque, ligne de front entre les Thraces et les Daces, limes de l’Empire romain que des hordes barbares venus d’Orient traversèrent sans scrupule, fierté des Habsbourg de leur apogée à leur chute, lieu d’histoires glorieuses et misérables à Sigmaringen, Ratisbonne, Vienne, Vukovar… le Danube arrose des paysages divers de plaines, de forêts, de montagnes aux noms légendaires : Forêt Noire, Bavière, Bohême, Plaine Pannonienne, Balkans, Carpates, rivière Prout…

Le 11 juillet, je suis arrivé à la gare de Donaueschingen avec la ferme intention de longer à vélo le long fleuve depuis sa source jusqu’à son embouchure. La Brigach et la Breg se rejoignent dans cette petite commune du Bade-Wurtemberg et en se trouvant font du Danube leur illustre refluent. Respectivement partis à 43 et 49 kilomètres de là, ils se rejoignent calmement à 1 kilomètre et demi à l’est de la ville. Dans la ville toutefois, la Donauquelle est symbolisée par une fontaine à laquelle j’ai eu un peu la flemme de me rendre. J’ai privilégié le détour par la confluence – la vraie – où je contemple les deux sœurs quelques minutes avant de partir à l’assaut des 2800 kilomètres qui m’attendent, dans un chemin qui parcoure dix pays, quatre capitales, quatre massifs montagneux, des dizaines d’affluents, et qui se termine en un large delta sur la Mer Noire.

J’étais parti vers 6h30 de Saint-Germain-en-Laye, d’où je m’étais rendu en RER jusqu’aux Halles à Paris. De là, j’avais remonté le boulevard Sébastopol jusqu’à la Gare de l’Est. Et à 8h25, mon train s’ébranlait jusqu’à Strasbourg. Petit tour de la ville en attendant ma correspondance pour Offenburg, quelques kilomètres de l’autre côté du Rhin – en Allemagne, donc. Dernier tronçon jusqu’à Donaueschingen en 1 heure 15 à peine.

La première journée de vélo est courte – c’est le moins qu’on puisse dire : avec le détour par la confluence, 6 kilomètres de la gare au camping où je dois passer la première nuit, au bord d’un joli plan d’eau nommé Riedsee. C’est donc le lendemain que le périple débute vraiment. Je prévois de commencer doucement, à 60 kilomètres par jour environ, avant de monter progressivement jusqu’à 100 (peut-être plus ?). Pour m’accompagner, je dispose de quatre guides en anglais et d’un en français (tronçon Passau-Vienne), plutôt bien faits, avec des explications précises et des cartes claires. J’ai placé dans mon smartphone un dictionnaire français-allemand pour m’aider à communiquer en Allemagne, en Autriche, puis dans ces pays d’Europe centrale et orientale où la culture germanique fut prédominante autrefois et dont il subsiste quelques fragments.

Mon vélo pèse une quarantaine de kilos si on ajoute à son propre poids celui de mes bagages : tente, matériel de réparation, ordinateur, livres, équipements divers, pharmacie, nourriture, vêtements… En attendant, je me prélasse dans le Riedsee et je découvre les joies du camping allemand, où l’on peut sans vergogne se promener en sandales et en slip. Petite surprise : quelques bribes d’allemand me reviennent intuitivement, et je parviens à peu près sans encombre à gérer des conversations courtes et simples : demander mon chemin, régler la note au camping, etc. Les allemands que je croise sont courtois et m’offrent spontanément leur aide.

Vivement demain !

La suite de mon périple danubien:
Etape 1: Donaueschingen > Passau (600 kilomètres)
Etape 2: Passau > Budapest, via Vienne et Bratislava (650 kilomètres)
Etape 3: Budapest > Belgrade (600 kilomètres)
Etape 4: Retour en train (3000 km)