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Le village des cannibales

Le 16 août 1870, Alain de Moneys, un petit noble périgourdin de la commune de Beaussac, se fait massacrer pendant deux heures sur le foirail d’une commune voisine, Hautefaye (canton de Nontron), par une foule de plusieurs centaines de paysans. Alain Corbin, dans Le village des cannibales, publié chez Aubier en 1990, tente de faire l’analyse historique de cet événement tragique. En effet, derrière l’anachronisme de ce massacre terrifiant se cache une certaine rationalité. C’est du moins ce que veut montrer Alain Corbin en défendant que « c’est à l’histoire […] qu’il nous faut recourir pour faire la lumière sur ce qui fut, en France, le dernier des massacres nés de la fureur paysanne. »

La méthode de l’historien est assez intéressante : se considérant comme « historien du sensible », Alain Corbin a délaissé progressivement les analyses de courbes des prix et les indications statistiques pour une histoire socio-culturelle qualitative privilégiant l’analyse d’un événement ou d’un fait divers. En cela, depuis quelques dizaines d’années, ses travaux se rapprochent de l’anthropologie ou de la sociologie comportementale.

Dans Le village des cannibales, il montre finalement le lien qui existe entre la violence sociale et la violence politique : c’est l’axe que je vais prendre pour résumer, dans une première partie, cet ouvrage. Puis dans une seconde partie, je tenterai une analyse critique de la méthode d’Alain Corbin.

Résumé de l’ouvrage: violence politique et violence sociale

Le massacre de Hautefaye perturbe l’échelle du temps, et donc l’historien, parce qu’il est l’expression d’une peur, d’une angoisse collective. Motivé par la force de la rumeur dans les campagnes françaises, notamment en cette période de guerre où l’on craint les « Prussiens de l’intérieur », son analyse historique s’avère difficile. La première question que pose Alain Corbin, et qui a été au centre des débats lors du procès, est de savoir s’il s’agit d’un crime politique ou d’un crime de droit commun.Il replace ensuite ce massacre dans la lignée des massacres précédents du XIXème siècle, afin de nuancer son caractère anachronique.

Crime politique ou crime de droit commun ?

Quelle est la situation du Périgord en 1870 ? On le sait, les campagnes françaises sont très attachées à l’Empereur, Napoléon III. Elles ont voté en masse pour lui lors des élections présidentielles de 1851 et le soutiennent à chaque plébiscite. Louis-Napoléon Bonaparte est le candidat des paysans. Il devient ensuite leur souverain. Dans le cas particulier de la Dordogne, ce bonapartisme se teinte d’une haine du noble, du curé, et du républicain. Paradoxalement, ces trois figures sont associées les unes aux autres. La haine du noble et du curé, selon Corbin, s’explique par la forte influence de la bourgeoisie rurale du Périgord : ceux-ci entretiennent l’idée d’un complot noblesse-église pour revenir à l’ancien régime, et donc aux privilèges de ces deux castes, à la gabelle, aux difficiles conditions de vie pour les paysans… Pourtant, nous dit Corbin, cette image d’une noblesse hautaine est infondée : au contraire, la noblesse périgourdine est plutôt modérée, voire calme, même dans cette zone que l’on appelle la « petite Vendée » et qui se situe autour de Mareuil et de Beaussac, c’est-à-dire à quelques kilomètres de Hautefaye.

Quant aux républicains, ils sont considérés comme des « voleurs de caisse publique ». En 1848, on espérait que les représentants de l’Assemblée constituante allaient abolir l’impôt des quarante-cinq centimes. Pourtant, à la fin du mois de mai, l’Assemblée confirme la levée de l’impôt, provoquant la fureur dans les campagnes qui se sentent dépouillées par la République. Un peu partout en Dordogne, on refuse de payer : les agents du fisc sont menacés, certains manquent de connaître le sort que connaîtra finalement Alain de Moneys. Ce n’est cependant pas là que les événements les plus graves se produisent. Ainsi, aux élections législatives, ce sont les démocrates-socialistes qui remportent des places au Parlement avec les voix des paysans, notamment ceux de Dordogne. Mais le Parlement, « rouge » cette fois-ci, se discrédite en ne revenant pas sur l’impôt des quarante-cinq centimes et en conservant l’indemnité parlementaire de vingt-cinq francs. Plus que jamais, l’hostilité de la République à l’égard des paysans devient une évidence pour ces derniers : ils se focalisent sur ce problème parce qu’ils ont l’impression « d’engraisser des cochons ». Après ça, dire « Non » à Napoléon était perçu comme ouvrir la porte à des voleurs.

Pour résumer le sentiment des paysans périgourdins, que Corbin décrit dans la première partie de son ouvrage, il faut sans doute le considérer comme une haine des riches, qui sont assimilés aux nobles, aux curés, et aux républicains.

Pourquoi alors s’acharner sur Alain de Moneys ? Qui est-il ? Que représente-t-il ? Il faut d’abord rappeler que le 16 août 1870, le jour du massacre, la France est en pleine guerre avec la Prusse. Les rumeurs vont bon train : malgré « l’union sacrée » qui s’est formée pour défendre la France, on se méfie des trois figures précédemment citées, on les soupçonne de vouloir la défaite pour voir la chute de l’empereur. Ainsi, la peur du « Prussien de l’intérieur » est flagrante. Or, bien vite, après les premières défaites, le ralliement initial des adversaires du régime s’effrite. Cela ne fait que croître l’inquiétude des paysans qui voient partir leurs fils à la guerre.

Le 16 août 1870 a lieu l’une des quatre foires aux bestiaux annuelles de Hautefaye. Le matin ont eu lieu les transactions. L’après-midi, l’ambiance est censée être plus conviviale, plus tranquille. Il fait chaud et on prend son temps pour discuter, laisser libre cours aux bruits et aux rumeurs. Aux marchandeurs viennent se joindre des « badauds ». Quand Alain de Moneys arrive sur le foirail, à quatorze heures, la foire bat son plein. Quelques minutes auparavant, son cousin Camille Maillard vient d’échapper à des paysans furieux à qui il aurait exprimer ses opinions pro-républicaines. Alain de Moneys fait alors office de victime de substitution : son étonnement face aux propos de son cousin qu’on lui rapporte suscite la colère. Peu à peu, un groupe se forme autour de lui, et commence à le frapper. Alain de Moneys est un noble ; on l’accuse d’avoir crier « Vive la République » ; c’est donc un Prussien, c’est-à-dire un ennemi de l’Empire. Voilà le bruit qui se répand dans Hautefaye. Voilà ce qui doit justifier le sort d’Alain de Moneys.

L’ambiguïté de la nature du crime – politique ou de droit commun – réside donc dans le fait qu’Alain de Moneys n’a pas été massacré pour ce qu’il est (petit noble modéré, adjoint au maire de Beaussac, gérant les terres de son père) mais pour ce qu’il représente (la noblesse complotant avec la République pour faire tomber l’empereur et par là même la paysannerie française). D’ailleurs, la plupart de ses bourreaux ne savent pas qui il est : la foire de Hautefaye attire les paysans dans un rayon de vingt kilomètres, ce qui accrédite la thèse du crime politique. Les accusés diront lors du procès avoir cru contribuer à protéger la France.

Le massacre de Hautefaye dans la lignée des violences du XIXème siècle

Le massacre de Hautefaye a choqué car il semblait faire ressurgir un lointain passé. Pourtant, le XIXème en est parsemé du même genre, à tel point que s’il avait eu lieu vingt ans plus tôt, celui qui concerne notre étude n’aurait pas provoqué un tel choc. C’est d’ailleurs ce qui explique « l’hébétude des monstres » que Corbin analyse dans le dernier chapitre du village des cannibales. Le crime dont est victime Alain de Moneys ressemble beaucoup à ceux perpétrés en 1792 dans les campagnes françaises, pendant ce qu’on a appelé la Grande Peur.

Je vais vous faire là une courte histoire des massacres, telles qu’elle est faite par Corbin dans son Histoire du corps, paru en 2005 au Seuil. Il est utile, dans un premier temps, de définir le terme massacre qui s’oppose au supplice ou encore à l’exécution qui font suite à une décision de justice. Le massacre se distingue aussi de la fusillade, mieux cadrée, excluant la présence de la foule. Pour Corbin, « [Le massacre] signifie [initialement] la mise à mort simultanée d’un ensemble de victimes sans défense par des groupes de chasseurs respectueux d’un rituel qui ordonne une cérémonie de caractère dionysiaque », c’est-à-dire festive. Cette définition s’applique très bien aux massacres de la Révolution française de 1789 à 1793 : la foule a procédé à des rituels mis en scène avec théâtralité, dans lesquels les corps des cadavres subissent un certain nombre de pratiques visant à les dévaloriser, voire à les réifier. Ceci est valable aussi pour le massacre d’Hautefaye, comme nous allons le voir.

Dans le courant du XIXème siècle, les procédures de la mise à mort évoluent. La Terreur blanche de 1815 reprend un certain nombre de ces rituels (dégradation du corps) mais ses excès sont le fait de bandits qui utilisent à présent les armes à feu. En fait, les moyens de destruction se sont peu à peu unifiés:  au XIXème siècle, on fusille. Et le massacre tel qu’on l’a connu auparavant a presque disparu au profit d’une répétition incessante de la guerre civile qui semble indispensable pour légitimer les nouveaux régimes (1830, 1848, puis en 1871).

La mort n’est plus donnée de façon brutale et collective, en plein jour. Au XIXème siècle, l’affirmation des forces de l’ordre a permis de calmer les ardeurs de la foule. Mais c’est surtout l’évolution des techniques qui change la donne : les corps-à-corps ont fait place aux combats à distance, avant même l’apparition des canons dans le Paris haussmanien. Cependant, le XIXème siècle n’est pas moins cruel que le XVIIIème. Les révolutions françaises (ou insurrections, pour parler des échecs), qui sont essentiellement parisiennes, se distinguent bien des jacqueries par leurs modalités, mais n’en ont pas moins fait de nombreuses victimes. Avec le massacre de Hautefaye, il y a donc un retour au rituel, à la fête, et à la victime sans défense.

Décrivons succinctement le déroulement de ce massacre. Il se fait en cinq étapes. D’abord, la foule veut remettre le coupable aux autorités et l’amène donc chez le maire (1). Mais la faiblesse de celui-ci fait vite renoncer à ce raisonnable projet. Celui de le pendre est lui aussi rapidement abandonné pour laisser place à l’idée de l’assommer. La volonté de la foule devient donc de faire souffrir le « Prussien » par un rituel bestial. Alain de Moneys est installé dans l’atelier du maire (qui est maréchal-ferrant) où il se fait assommer (2). On le croit mort, ce qui laisse quelques minutes de répit au malheureux qui peut croire à la fin du supplice. Mais bientôt la foule gronde à nouveau. On amène donc Alain de Moneys jusqu’au foirail (3). Le parcours pour s’y rendre constitue la troisième étape du massacre. Durant tout le chemin, il est frappé, s’écroule à un moment, se relève et tente de se défendre, et finalement arrive sur le foirail. Là, il est « foulé » alors qu’il est probablement entré dans le coma (4). Enfin, on le brûle, comme un cochon (5). Certains disent qu’ils bougeaient encore, voire même qu’il criait, mais c’est sans doute faux.

Que montre le déroulement du supplice ?

  • D’abord, la faiblesse de la notabilité locale. Pareils événements s’étaient déjà produits durant les vingt dernières années mais s’étaient interrompus à la fin de la première séquence : des notables forts et influents avaient permis d’empêcher que ne se dégrade la situation.
  • Ensuite, le rituel lent et l’assimilation de la victime à un cochon sont à la hauteur de l’angoisse qui règne en Dordogne : en brûlant un Prussien, on se venge par anticipation des incendies qui risquent d’embraser les campagnes si les bottes ennemies venaient à fouler leur sol.
  • Enfin, on marque son soutien à l’empereur et à la France. Durant tout le supplice, Alain de Moneys et ses quelques défenseurs n’ont pas cessé de crier « Vive l’empereur ! » et de proposer à boire aux massacreurs. Cela n’a fait qu’aviver leur colère, que le curé de Hautefaye a réussi, lui, à contenir, échappant ainsi au sort que certains lui auraient pourtant volontiers réservés.

La mansuétude des juges dans les affaires précédentes a pu laisser penser aux massacreurs qu’ils seraient remerciés pour leur acte. Mais, le soir même, vingt et un d’entre eux sont arrêtés et enfermés. Le verdict, qui tombe en décembre 1870, alors que la République est proclamée depuis trois mois, laisse sous le choc. En effet, la sentence est très dure (4 condamnés à mort) et ressemble à celle d’une république qui juge la violence qu’a engendrée le régime napoléonien.

Alors le massacre de Hautefaye est-il vraiment hors du temps ? Échappe-t-il à l’analyse historique ? Est-il réservé à l’étude des psychologues, des sociologues et des anthropologues ? Pour Alain Corbin, nous l’avons vu, cet événement est du domaine de l’histoire autant que des autres disciplines citées plus haut. Il répond à un certain nombre de critères et de normes en phase avec l’époque, il se met dans la lignée d’autres massacres ou d’accès de violence jusque là étouffés par des bourgeois locaux influents. En définitive, il y a une certaine rationalité, voire même une logique, dans le massacre et son déroulement. Le lien entre la violence sociale et la violence politique est évident, surtout quand on sait que les quatre condamnés à mort de Hautefaye seront exécutés au petit matin, après une longue route, sur le lieu même où a brûlé leur victime, donnant ainsi à ces criminels une courte postérité de martyrs.

La méthode d’Alain Corbin: histoire des représentations

Alain Corbin, dont la thèse en 1975 sur le Limousin s’inscrivait dans la perspective d’une histoire socio-culturelle quantitative, s’est peu à peu tourné vers une forme particulière d’histoire des mentalités, approchant les archives d’une manière originale. Ainsi, Le village des cannibales a pu connaître un certain écho –au-delà des milieux universitaires – grâce à l’étude de sources peut-être moins « rebutantes » que d’autres et grâce à un style littéraire assez plaisant. Par ailleurs, en mettant au jour le massacre de Hautefaye, il définit des outils méthodologiques nouveaux, tentant de percevoir l’histoire par le biais des sensibilités, comme il l’avait déjà fait auparavant dans d’autres ouvrages.

Des sources et du style

Dans Le village des cannibales, on peut noter deux grandes catégories de sources qui se distinguent : les archives du procès et des sources plus « littéraires » (articles de journaux, lettres, etc.). On retrouve aussi ces deux types de sources dans d’autres ouvrages (Les cloches de la terre). Ainsi, Alain Corbin n’évoque presque jamais les données d’ordre économique. Et s’il le fait, c’est pour en minimiser l’importance. Pas de traces de statistiques non plus dans son ouvrage, ni de notions chiffrées.

Ce qui compte, c’est la représentation qui est faite des événements, et non les événements eux-mêmes : l’important, c’est l’angoisse suscitée par la guerre avec la Prusse, et non le danger que représentent réellement les Prussiens pour les paysans de Dordogne ; c’est l’image d’une aristocratie hautaine véhiculée par les bourgeois ruraux, et non la faible activité politique effective des nobles périgourdins ; etc. Là où Corbin réussit dans Le village des cannibales, c’est qu’il ne se contente pas de donner la représentation des faits, primordiale pour lui, mais aussi les faits eux-mêmes, eux dérisoires.

Cette démarche est intéressante, mais n’est-elle pas risquée pour un historien ? Le risque étant de gloser, d’imaginer à partir. Dans Pinago, son ouvrage le plus célèbre, il parvient de justesse à éviter cet écueil.

L’autre risque aussi est de ne plus faire de l’histoire, mais de la psychologie, ou de l’anthropologie. À mon sens, les sources, ici, sont très bien utilisées, et permettent tout à fait de comprendre et analyser l’événement dans son humanité, dans son apparente absurdité, et dans son contexte historique. Corbin prouve que de telles violences, même si elles sont injustifiables et anachroniques, méritent d’être analysées en toute légitimité par l’historien. Mais la méthode ne serait-elle pas d’avantage efficace si elle avait recours à plus de sources « globales », ou encore quantitatives ?

Enfin, le style de l’auteur contribue sans doute pour une grande partie à la réussite de l’ouvrage. Le village des cannibales est très bien écrit, de façon claire, parvenant à créer l’ambiance du drame (il fait chaud, il fait lourd, les esprits sont tendus par l’angoisse de la guerre et les rumeurs de complots, « ce crime révoltant n’a même pas l’ombre pour excuse »), et laissant même planer un certain suspens (« La scène du drame est dessinée, le décor planté, le prologue achevé. La victime s’avance. Il est quatorze heures, le 16 août 1870 ; à Hautefaye, la foire bat son plein. » sont les dernières lignes du deuxième chapitre). Bref, on lit ce livre avec beaucoup de plaisir, on le lit comme un roman. Mais là encore, il faut s’interroger : l’histoire, est-ce de la romance ? Après tout, pourquoi pas, si cette romance n’est pas fictionnelle et si, je le répète, elle ne glose pas. C’est du moins ce que semble dire Corbin quand il se qualifie d’« historien du sensible ».

Alain Corbin, historien du sensible

Le travail d’Alain Corbin montre que les sens – la sensibilité d’un point de vue général – de même que leur perception par la société, sont historiquement datés. Le miasme et la jonquille est une histoire des odeurs. Les cloches de la terre une histoire des sonorités dans les sociétés rurales. Dans Le village des cannibales, il explique que l’une des raisons pour lesquelles le massacre de Hautefaye a tant choqué, c’est l’apparition de la sensibilité au XIXème siècle. La violence fait dégoût. D’ailleurs, la seule violence légitime (c’est-à-dire celle de l’État) qui soit encore acceptée – et encore, pas par tout le monde – est l’exécution des condamnés à mort en place publique. Le traumatisme que constitue la révolution y est sans doute pour beaucoup dans cette émergence de la sensibilité, d’où la raison d’être d’une histoire qui analyse les faits de son point de vue.

Alain Corbin montre de façon indiscutable que l’histoire de la culture – y compris de la culture sensible – renvoie invariablement et nécessairement à l’histoire sociale. D’ailleurs, ce qu’aime Corbin, ce sont justement les paradoxes, les ambiguïtés, les conflits sociaux nés de l’incompréhension mutuelle entre deux parties. Mais l’histoire sociale que fait Corbin n’est donc pas une histoire globale. Avec lui, on n’étudie plus les groupes sociaux dans leur ensemble, mais les individus eux-mêmes, avec leur sensibilité. Le danger d’une telle démarche est de donner trop d’importance à la vie privée des acteurs de l’histoire, ou à leur personnalité, par rapport aux événements qui font cette histoire. Et finalement de tomber dans un inverse extrême de ce qu’il dénonce.

Là encore, Corbin ne tombe pas dans ce piège. Il rappelle que les massacreurs d’Alain de Moneys étaient des paysans honnêtes, des gens « normaux », d’où d’ailleurs leur surprise à l’annonce de leur sanction. On a même parfois le sentiment que Corbin, sans accepter leur acte, le justifie et redonne à ces hommes leur honneur perdu. Toujours est-il que la méthode d’Alain Corbin demande un certain tact pour éviter de rentrer dans une subjectivité trop nette, et de verser dans la sensiblerie et non dans la sensibilité.

Le travail de Corbin s’apparente donc à de la micro-histoire. À partir d’un événement mineur, dont les sources ne foisonnent pas, dont le périmètre géographique qu’il concerne et la population qui s’y rattache sont somme toute plutôt limités, il fait de l’Histoire, il tente d’expliquer les phénomènes sociaux et politiques de la France du XIXème siècle, il met en lumière la confrontation de la violence sociale et de la violence politique.

*

Le massacre dont est victime Alain de Moneys à Hautefaye est un massacre tardif dans le XIXème siècle. En 1870, il n’y en a alors plus beaucoup, ce qui en fait une manifestation d’archaïsme, un retour à une époque que la sensibilité nouvelle refuse. Ce massacre, comme hors du temps, rappelle les massacres primitifs, quand la vengeance constituait l’équilibre entre les individus. Il est aussi l’expression d’une pulsion, qui a fait penser à certains qu’il échappait à l’histoire. Pour nous, hommes du XXIème siècle, il apparaît comme une anticipation des massacres du XXème siècle. (Il faut aussi rappeler que moins d’un an après, la Commune de Paris est mâtée très violemment au cours de la Semaine sanglante ; le massacre est cette fois-ci perpétré par le gouvernement officiel et légitime, et les victimes sont traitées comme des ennemis ; la sensibilité est toute relative).

Quoi qu’il en soit, il serait une erreur de refuser d’en faire une analyse historique, car il répond à une logique propre aux antagonismes sociaux du XIXème siècle. On peut faire de même pour la Commune, ou pour le génocide nazi.

Comme l’écrit Corbin dans la conclusion de son ouvrage, « le silence des historiens trouble qui veut bien mesurer le désarroi, la solitude et la souffrance des villageois du Nontronnais pour lesquels il n’était, à la fin de l’été 1870, d’autre issue psychologique à leur total isolement que le mutisme haineux et la rancœur sourde. »

Une illumination

Jadis, dans ce champ, j’ai eu une illumination. J’avais vingt-et-un an, j’étais un peu paumé – à la limite de la dépression – et j’errais depuis trois ans dans des études dont je ne percevais pas encore la finalité. Certes, ma première année de droit m’avait intéressé, j’en ai gardé le souvenir d’une solide formation pour interpréter les soubresauts de la société. Mais trois ans après l’obtention à l’arraché de mon baccalauréat et quelques égarements estudiantins, j’achevais à peine une première année d’histoire au cours de laquelle j’avais pu assouvir ma soif de culture générale et de compréhension du monde et des hommes, mais au terme de laquelle je ne savais toujours pas au juste où cela me mènerait professionnellement.

Mais à l’été de cette année-là, j’ai vécu deux semaines dans ce champ. Et ici, voici plus de vingt ans, ma vie a changé.

Nous sommes dans l’Aubrac, sur les hauteurs de Saint-Côme-d’Olt. Par un heureux concours de circonstances, je me suis retrouvé là à nouveau en juin dernier. Quatre frères ont repris la gestion d’un buron, l’un de ces refuges pour berger ; ils font vivre et promeuvent la culture de l’Aubrac en y organisant des événements qui attirent foule. Ce week-end-là, nous étions plus de soixante-dix à coucher sous la tente, goûter à l’aligot et au laguiole, faire l’ascension des Truques (le « petit toit du monde »), se baigner à la cascade du Devèz ou écouter les récits des quatre frères.

Ce buron, situé sur la commune de Condom-d’Aubrac, se trouve à quelques minutes en voiture du champ où jadis j’eus mon illumination, sur la commune de Saint-Côme-d’Olt. Je décide de m’y rendre, j’éprouve le besoin de revoir le lieu où tout a basculé, où enfin j’ai vu la lumière percer l’horizon brumeux.

J’ai commencé par descendre dans le fond de la vallée, dans le village où j’ai tant de bons souvenirs : une église gothique au clocher flammé, le Lot qui coule doucement, la boulangerie et les restaurants, le château médiéval, les remparts… Saint-Côme est absolument charmant en cette chaude journée de printemps !

Puis je suis remonté jusqu’au lieu de la Révélation.

Dans la nuit du 31 décembre 2001 au 1er janvier 2002, tandis que les ténèbres sont déjà bien avancées et que je suis probablement sous l’emprise d’une légère ivresse, souhaitant me moquer gentiment d’une amie que j’apprends être cheftaine de scouts, je l’interroge sur cette activité qui m’apparaît comme parfaitement ringarde. Sa réponse est immédiate : « on cherche justement un chef scouteux, tu serais parfait dans ce rôle, cela ne t’intéresse pas ? » Ma bouche dessine une moue circonspecte. Ma première pensée est que non, cela ne m’intéresse absolument pas. « Mais si, reprend cette amie, je te vois vraiment bien faire ça, les scouteux sont vraiment sympas, et je suis sûre que tu serais formidable ! » Moi dont le niveau de confiance en soi est très faible à ce moment de ma vie, je suis piqué. Que cette fille pense que je sois bon à quelque chose génère en moi une sorte d’énergie positive. Je suis intrigué : « – Pourquoi tu parles de scouteux, on ne dit pas des scouts, sans le « -eux » ? ». « – Mais, répond-elle, parce que ce sont des filles, des scoutEs. » « – Ah ? On ne dit pas des guides ? Et le fait que je sois moi un graçon n’est pas un problème ? » « – Les guides, ce sont les filles chez les Guides de France, nous on est un groupe de Scouts de France, donc on dit scoutEs. Et chez les Guides comme chez les Scouts de France, les encadrants peuvent être des deux sexes. »

Voilà qui m’intrigue encore plus. J’ai été élevé chez les Scouts d’Europe puis chez les Scouts unitaires, où la mixité n’est absolument pas envisageable. Moi-même d’ailleurs j’ignore tout de la psychologie d’une gamine de treize ans, et je ne suis pas bien sûr d’avoir envie de m’y frotter. Je repense à ma grande sœur et mes cousines à cet âge-là, je les vois ricaner bêtement, se foutre de nous. Un épisode en particulier me revient en mémoire. C’était lors d’un événement familial qui réunissait une petite centaine de personnes pour le 80èmeanniversaire de ma grand-mère. Chacun y allait de son petit discours pour raconter ses anecdotes sur la mamie ou pour apporter son témoignage de respect. Moi-même j’avais prononcé un court texte, encouragé par mon père : au début tremblant devant une telle assemblée (peuplée de tontons et de tatas plus ou moins mal connus), j’avais vite pris de l’aisance après le succès de ma première blague. Ma sœur et mes cousines, quant à elles, avaient préparé une petite chanson qui évoquait la passion déchirante de ma grand-mère pour Julien Lepers, sa surdité avec laquelle nous jouions si perfidement, ses manies indescriptibles pour que tout soit toujours nickel chez elle, le lieu interdit en lequel elle avait transformé sa cuisine, sa rigueur, son autorité froide, mais aussi les petites confidences sur ses amours d’antan qu’elle avait révélées à ses petites-filles avec un sourire amusé et l’œil brillant de nostalgie, et bien d’autres choses encore. À mon sens, cette chanson avait été terriblement gâchée par le fait que les trois cousines avaient passé leur temps à rire bêtement, bouffant la moitié des mots et se tortillant dans tous les sens comme des idiotes. 

À l’époque, j’avais moi-même douze ans. Je les avais trouvées ridicules, et sans doute j’avais intégré déjà la notion d’âge bête : ma sœur et mes deux cousines étaient de toute évidence en plein dedans. Pourtant, aujourd’hui, avec le recul (et pour avoir revécu cette scène plus d’une fois dans ma carrière d’éducateur), je les trouve touchantes ces trois jeunes filles, drôles, vives, aimant leur grand-mère, osant affronter un public plutôt nombreux, ayant concocté tout l’après-midi un petit texte bien fichu et démontrant un certain sens de l’observation. 

Mais je n’en étais pas là du tout de mes réflexions lorsqu’on me proposa de devenir chef scout ! J’étais plutôt terrorisé à l’idée de devoir gérer ces filles en plein dans « l’âge bête ». Finalement, j’accepte tout de même de faire un essai. Je rencontre quelques jours plus tard la responsable de ce groupe de jeunes filles et quelques jours encore plus tard, j’effectue ma première sortie. Immédiatement je tombe sous le charme de ces gamines : elles sont accueillantes, drôles, enjouées, positives. D’abord un peu intimidé, je me sens rapidement à ma place. Les mois passent, les sorties et les week-end s’enchaînent, et c’est l’heure du camp d’été… qui se déroule – vous l’aurez probablement compris à ce stade de mon récit – dans l’Aubrac.

Pendant deux semaines, j’ai vécu comme dans une parenthèse enchantée : la vie dans la nature, les jeux, les balades, les concours cuisine, les veillées autour du feu, tout me réjouissait ! J’aurais pu vivre ainsi éternellement ! Et surtout : je me découvre une évidente fibre éducative ; transmettre un savoir, donner confiance, animer un jeu, raconter des histoires, faire rire, tout cela me plait, et j’ai l’impression de bien le faire. Un après-midi, vers le milieu du séjour, je m’éloigne un peu du camp pour appeler ma mère et lui donner de mes nouvelles. Lorsque je raccroche après une dizaine de minutes, je me retourne vers le camp que j’ai déserté de trois-cents mètres environ. Je vois la fumée du repas en cours de préparation, les tentes dressées sous les bois, les filles qui s’activent en chantant…

Et je comprends.

D’un coup, comme une évidence, jaillit en moi la connaissance de qui et où je dois être : un éducateur. Le soir tombe peu à peu sur cette belle journée de juillet, et s’achèvent enfin, à vingt-et-un ans, des années d’incertitude. Je serai professeur, je consacrerai ma carrière, ma vie, à éduquer des jeunes. Je devine que j’ai enfin trouvé un sens à mon existence.

J’ai aujourd’hui le double de l’âge que j’avais alors, et cette aspiration n’a pas été démentie. J’ai pu achever mes études avec la hâte de monter sur l’estrade puis avancer dans le métier d’éducateur avec le désir de faire grandir ceux qui m’étaient confiés.

Quelle joie de revoir ce champ ! d’entendre au loin le meuglement des vaches et l’aboiement de quelque chiens, de sentir dans l’air du printemps la douce odeur de l’herbe fraîchement coupée, d’avoir accompli ma destinée, de me sentir vivre. 

La Beauce en hiver

Marcher l’hiver apparaitra peut-être comme un plaisir de masochiste à certains de mes lecteurs à qui échapperait la poésie de ces paysages nus et secs, de ces campagnes désolées. Ce qui compte cependant, dans toute activité sportive, c’est de s’assurer de l’équipement adéquat. Avec une veste polaire de qualité, qui soit chaude et permette à la transpiration de s’échapper, de bonnes chaussures et un coupe-vent digne de ce nom, on peut affronter tous les temps.

Cet hiver, j’ai effectué deux marches vers Chartres. La première s’est déroulée dans la nuit du 16 au 17 décembre depuis Rambouillet. Avec 200 à 300 autres pèlerins, je me suis joint à une proposition de la paroisse de Rambouillet pour accomplir 45 kilomètres sous une nuit belle qu’éclairait une lune presque pleine. Dans la nuit, nos repères s’estompent et se brouillent, et j’ai aimé le silence cotonneux des paysages beaucerons traversés ce premier jour de vacances.

La seconde randonnée, je l’ai exécutée en quatre jours en partant de chez moi. J’apprécie les voyages qui débutent sur le perron de ma porte. Ils permettent de mieux s’approprier l’espace, de percevoir avec plus de justesse les distances parcourues. Aussi, en ce 11 février, par un temps très froid (proche de 0°C), je m’élance en direction sud-ouest.

Après trois quart d’heure de marche, je m’arrête un instant en lisière de forêt à la sortie de Fourqueux pour clarifier mon chemin sur l’application Géoportail de mon Smartphone. Je profite de cette pause pour tenter un des exercices de métaphysique de Roger Pol-Droit : boire et uriner en même temps pour avoir l’impression d’être un tube. L’eau froide glisse dans mon œsophage et ressort immédiatement sous forme d’une urine chaude dont une partie s’évapore en fumée tandis que l’essentiel vient abreuver l’humus glacé tapissé de feuilles mortes. Boire, pisser, consulter son téléphone, contempler la forêt, respirer l’air froid de la forêt : quelle joie de se sentir avec tant de force appartenir au monde !

Je rejoins quelques minutes plus tard le GR1, mais je ne m’y raccorde pas tout de suite car le tracé qu’il suit tortille trop. Je préfère suivre une longue ligne droite asphaltée qui coupe la forêt : cela m’évite d’avoir à trop me concentrer sur le chemin que je risque de perdre, et me permet en revanche de me perdre dans mes pensées sans me soucier de mes pieds.

Le corps ne tarde toutefois pas trop à me rappeler qu’il existe – c’est toujours ainsi les premiers jours : les cuisses tirent, les pieds brûlent, le dos s’écrase. Demain, ou apès-demain, je l’oublierai sans doute. Passé sous l’A13, je débouche sur Feucherolles, et continue vers Davron, Thiverval-Grignon, Saint-Germain-de-la-Grange, je devine à ma droite Crespières et Beynes, et à ma gauche Plaisir, Les Clayes-sous-Bois, Villepreux, autant de communes dont je sais qu’elles existent et que des gens y vivent mais que je ne parviens pas à imaginer. À quelques kilomètres de chez moi, il est des villes qui ne sont que des noms entendus parfois, des villes abstraites auquel je n’attache qu’un fait divers, un centre commercial ou le nom d’un collègue qui y habite.

En un lieu-dit « l’Osier », je décide de couper la boucle que forme le GR pour gagner quelques minutes. Hélas, le chemin que j’emprunte est finalement barré par un portail et un grillage avec la mention « propriété privée ». J’hésite à faire demi-tour, au risque de perdre le bénéfice de ce que je croyais être un raccourci. Finalement, je décide de longer le grillage à travers la broussaille. Une méchante ronce m’arrache la lèvre inférieure et je m’aperçois vite qu’elle saigne. Mon âme anarchiste refait surface et je maudis le concept de propriété privée qui m’oblige à ramper dans ces campagnes hostiles. Mais je me reprends vite : la blessure est bénigne, et je serai bien content, dans quatre jours, lorsque tout cela sera fini, de retrouver mon appartement.

Je longe parfois quelques chemins boueux, dont la terre lourde colle à mes chaussures, me fait glisser et manque de me faire chuter à plusieurs reprises. Je traverse le ru Gally, puis le ru Maldroit, je longe une voie de chemin de fer. Lorsqu’il s’agit de passer de l’autre côté, des travaux interdisent sa traversée, avec menace pénale pour les contrevenants. Cette fois-ci cependant, je décide de ne pas obéir à la loi : il fait 1°C, il me reste encore quelques kilomètres à effectuer, je n’ai pas envie de me payer le moindre détour.

Aux alentours de Feucherolles
Aux alentours de Feucherolles

Il n’est pas rare de voir apposés, à l’entrée des communes, de vieux panneaux de signalisation où l’ancien nom du département des Yvelines est encore gravé : la Seine-et-Oise. À Chatron, je contourne une colline que domine Neauphle-le-Château et parviens à Villers-Saint-Frédéric, où j’ai loué via Airbnb une chambre chez l’habitant. La chambre s’avère être une maisonnette bien aménagée au fond d’un jardin.

Montfort-l'Amaury
Montfort-l’Amaury

Je repars le lendemain matin alors que la nuit se dissipe tout juste. Peu avant Méré, une fine neige se met à tomber en virevoltant doucement. Mais, bien qu’il fasse froid, elle est trop légère pour laisser la moindre pellicule blanche sur la terre. À Montfort-l’Amaury, elle ne tombe plus. Montfort-l’Amaury, voilà encore une ville qui ne doit sa place dans ma géographie mentale qu’à un panneau sur l’autoroute ou des commentaires lors des informations sur le trafic routier. Il doit y avoir beaucoup d’embouteillages sur la Nationale 12 au niveau de la sortie de Montfort-l’Amaury (À moins que je ne confonde avec Maisons-Alfort ou Saint-Fort-sur-le-Né). Je ne tarde toutefois pas à regretter ma méprisante ignorance : Montfort-l’Amaury, dont un panneau m’apprend qu’elle est jumelée avec Nickenich en Allemagne, est une charmante commune d’où émerge une superbe église de style gothique, majestueuse comme une cathédrale. Sur une butte se dressent les ruines d’un château construit par Robert II au Xe siècle et détruit par les Anglais pendant la guerre de Cent Ans, laissant seulement quelques pointes dressées, restes de ce qu’on appelle la Tour d’Anne de Bretagne.

Peu après, je quitte définitivement le GR1 pour m’enfoncer dans la forêt domaniale de Rambouillet, que je foule pour la première fois de ma vie. Il faut deux bonnes heures pour la parcourir jusqu’au château de Rambouillet. Résidence présidentielle jusqu’en 2009 (Sarkozy l’a échangée avec le premier ministre contre la Lanterne à Versailles), cette vaste demeure est entourée d’un jardin à la française. Dans l’une de ses chambres, François Ier est mort jadis. Le fils de Louis XIV et de la Montespan en a hérité, et Louis XVI l’a racheté à son cousin en 1783 pour chasser dans la forêt environnante. La chambre où je loge, à proximité du domaine, se trouve sous les combles de la « maison du serrurier du roi ». Un panneau apposé sur la façade indique que l’achat du domaine par Louis XVI a entrainé « l’installation à Rambouillet de nombreux officiers royaux et artisans qualifiés », dont le maître serrurier Jacques Dablin, chez qui je loge donc cette nuit, ce qui n’est pas pour me déplaire…

Le soir, je me rends à la messe dans une chapelle à l’autre bout de la ville. À mon grand étonnement, elle est pleine. Lors de la prière universelle, le lecteur rappelle que nous commémorons la première apparition de Lourdes (11 février). À la sortie de la chapelle, une photo de la petite voyante est accrochée. Je songe qu’ils ont de la suite dans les idées dans cette paroisse, avant de comprendre que je viens de passer une heure dans la chapelle portant le nom de Sainte Bernadette. J’avais consacré un de mes premiers articles à cette gamine illettrée, cette insoumise à la force des rumeurs malfaisantes et des puissants. Elle aussi était une marcheuse – elle fut bergère. Je suis content de la retrouver ce soir.

À partir de Rambouillet, je raccorde le GR655, connu sous le nom de via turonensis : c’est la route pour Compostelle depuis Paris, en passant par Tours. La carte IGN au 1/25.000e la désigne d’ailleurs par des coquillages or sur fond bleu. Je contourne d’abord le château de Rambouillet par le sud, et mon chemin se poursuit entre champs et sous-bois.

Je m’étonne de constater que les champs sont déjà labourés, et même parfois semés (mes connaissances en agriculture étant proches de zéro, je ne suis pas sûr de l’exactitude de mes observations). Régulièrement, j’entends au loin ce qu’il me semble être des coups de fusil ; je suppose que la saison de la chasse est encore ouverte, ce qui ne me rassure que moyennement. Sur l’ensemble du parcours de la journée, je passe à proximité de châteaux de tailles inégales, parfois somptueux à l’instar du château de Voisins avec son bassin formé par les eaux de la Guéville. De nombreuses églises romanes ou gothiques jalonnent également la route ; elles sont comme des balises dans cet océan beauceron.

Pendant une bonne partie de la journée je vais descendre la vallée de la Drouette : je traverse Droue-sur-Drouette (le nom me fait rire), Épernon (où j’avale vite fait quelques chips et morceaux de fromage en guise de déjeuner, à proximité de la confluence Drouette-Guéville), Hanches, Saint-Martin-de-Nigelle, puis Maintenon après 35 kilomètres de marche. Je suis épuisé ! Heureusement, l’appartement que j’ai loué est très confortable. Il a par ailleurs l’avantage d’être très bien situé, à proximité du château acquis par la marquise du même nom, le long du canal Louis XIV (latéral à l’Eure). Ce canal, inachevé, devait initialement détourner l’eau de l’Eure pour alimenter les bassins de Versailles.

Château de Maintenon
Château de Maintenon

C’est dans une frénésie méprisant les douleurs de mon corps que je termine cette marche le quatrième jour. Je démarre au quart de tour à 8h30, fourbu mais motivé. Bien qu’étant encore dans la sphère d’influence de Paris, on sent qu’on est maintenant dans la vraie campagne : je croise pas mal d’animaux, des poneys, des poules, des canards sauvages, des biches. Je ne suis pas un grand amoureux des animaux, mais je trouve tout de même émouvant d’en rencontrer tant.

Je ne retrouve le chemin emprunté de nuit quelques semaines plus tôt qu’à Soulaires, car le GR faisant un coude par Maintenon, nous l’avions très largement coupé en novembre dernier. Les derniers kilomètres se font sur une longue piste cyclable qui longe l’Eure depuis Saint-Prest jusqu’à l’entrée de Chartres.

La cathédrale ne se laisse découvrir qu’au dernier moment. Pourtant, dans ce plat pays de Beauce avec la cathédrale comme unique montagne, nous pourrions la voir de loin. Mais c’est toute la subtile espièglerie des paysages que de forcer les randonneurs à jouer le jeu de piste jusqu’au bout.

Pour finir, j’entre dans la cathédrale, m’assoit sur un des bancs, et je prie pour tous les pèlerins qui viennent ici depuis 1000 ans. Mes contemporains n’ont rien inventé en la matière, ils n’ont fait que moderniser le pèlerinage : Airbnb a remplacé les hôtelleries des abbayes ; la polaire Quechua et le bonnet Lafuma la houppelande et le chapeau ; l’introspection et le lâcher-prise la spiritualité chrétienne ; le Vieux Campeur les colporteurs et les marchands de foire ; le tracé des GR celui des routes d’antan.

Chartres
Chartres

À la différence de mes prédécesseurs médiévaux qui, eux, devaient reprendre la route en sens inverse – à pied – pour retrouver leurs pénates, je m’engouffre dans les transports en commun pour rentrer chez moi. Un train, un bus et deux heures plus tard, je suis au fond de mon lit, avec un bon bol de chocolat chaud et un livre de Bakounine.

Géographies de l’enfance

Quiconque est retourné un jour sur un lieu oublié de son enfance sait le trouble spatio-temporel que provoque une telle expérience. Il y a quelques mois, par une douce et ensoleillée journée de février, au détour d’une randonnée que j’effectuais de chez moi à Paris, je me suis rendu compte que j’allais passer à proximité de la résidence où j’ai passé les premières années de mon existence. Retrouver les lieux de mon enfance m’obligeait à opérer un léger détour, mais la nostalgie dont je suis habituellement peu friand fut plus forte que la crainte d’arriver à la nuit tombée aux pieds de la Tour Eiffel. J’exécutais donc le crochet par le 118 Elysée II de La-Celle-Saint-Cloud.

118 Élysée II, La Celle Saint Cloud, février 2016
118 Élysée II, La Celle Saint Cloud, février 2016

Je ne saurais décrire cette impression étrange d’une extrême familiarité dans un lieu dont je croyais avoir tout oublié.

Les pas me guident automatiquement d’un lieu à un autre, chaque virage annonce un inconnu qui jaillit immédiatement à ma mémoire dès qu’il se découvre. Tout paraît absolument intact, dans son jus. Seuls quelques détails montrent que plus de vingt ans ont passé : les digicodes à l’entrée des halls d’immeuble, les bacs à sable remplacés par un revêtement vaguement mou, des véhicules du XXIème siècle (adieu BX, 205 et antiques Fiat 500), un centre commercial refait à neuf (mais neuf depuis quand ?). Sans même m’en rendre compte, je me retrouve devant l’école où je fus scolarisé en CP et en CE1 (presque trente ans en arrière, déjà… Mon Dieu, c’est passé si vite…). Un peu plus loin, le local scout où je ne me rendis qu’une seule fois pour assister à un spectacle auquel participait ma sœur aînée (mais est-ce bien sûr ?). Je poursuis ma marche vers Paris. Sans le savoir, je n’ai pas terminé mon retour dans le passé : je retrouve aussi le bois où mon père m’emmenait courir avec mon petit frère, la place du marché où nous faisions parfois nos courses le dimanche matin, le quartier où travaillait notre pédiatre.

GR2, d'une forêt l'autre
GR2, d’une forêt l’autre

Penser l’espace, c’est se l’approprier. Cela nécessite du temps et de l’expérience. Je me rappelle par exemple que je m’étais mis en tête, à sept ou huit ans, de dessiner un plan de la résidence. Dès les premiers essais, j’avais compris que seul un professionnel pouvait réaliser cela, muni d’appareils appropriés. Avoir parcouru des centaines de fois un territoire ne me permettait pas de me le représenter mentalement. Les angles des rues, les distances, le fourmillement de détails : il faut des outils très précis pour mesurer cela, et, par ailleurs, toute représentation nécessite de faire des choix : vais-je identifier chaque arbre ? les places de parking ? la balançoire du sac à sable ? Vais-je préciser le type de paysage figuré : forêt, route en bitume, chemin de terre, gazon…

Il est un exercice que je demande parfois à mes élèves : dessiner mentalement (sans support, donc), la carte d’un lieu qu’a priori ils connaissent bien : leur commune, les contours de la France ou de l’Europe… Les résultats sont stupéfiants : ils négligent des quartiers entiers de leur ville, indiquent certaines voies mineures (leur rue, celle de l’école) et oublient les grands axes, ne perçoivent pas les fractures urbaines, hypertrophient en abondant de détails les zones qu’ils connaissent bien, où ils passent leurs vacances (la Bretagne, par exemple) mais ignorent la Manche, la mer Adriatique, la Grèce et sont incapables de tracer certaines frontière (en ce qui me concerne, je ne parviens jamais à marquer les contours de l’est de la France).

Il y a toujours un décalage entre l’espace tel qu’on le pense (projectif) et l’espace tel qu’on le voit ou tel qu’il est (topologique). Avec la distance des années, ce décalage peut s’accroitre, évidemment, mais mon expérience de retour à La Celle Saint Cloud me fait ressentir que l’espace « mathématique » (euclidien) varie peu. J’ai trouvé dans un roman la bonne formulation pour décrire le changement opéré dans le regard entre l’enfance et l’âge adulte : « Les enfants voient la vie à travers une focale courte qui déforme l’espace, lui donne une profondeur exagérée » (Marc Dugain, L’emprise). Aussi, à La Celle Saint Cloud, je m’étonne de parcourir en très peu de temps des distances qui me semblaient importantes, tout en n’ayant pas l’impression, à le regarder, que l’espace soit plus vaste que dans mon souvenir. Et cette sensation paradoxale n’est pas seulement la conséquence d’un pas plus rapide…

À la fin de cet été, je me suis rendu en Allemagne, à Leverkusen. J’ai déjà eu l’occasion d’expliquer ici ou que les voyages linguistiques de mon adolescence ont été des expériences fondatrices qui ont très largement formé mon goût pour les cultures de l’Autre. J’avais quatorze ans la première fois que je me suis rendu à Leverkusen. Je n’y étais jamais retourné depuis, et je n’avais de ce séjour que des souvenirs impressionnistes et fugaces : une vague vision de la rue où je logeais, chez mon correspondant ; des images très floues du Gymnasium où celui-ci était scolarisé (que je confondais toutefois avec celui d’Aschaffenburg, l’année suivante) – ce qui m’avait alors frappé, c’était l’ouverture de cette école, moi qui étais habitué aux hauts murs de mon collège, hyper contrôlé, avec des barreaux aux fenêtres et des surveillants à l’entrée ; le Musée du Chocolat de Cologne (ou plus exactement la fontaine de chocolat devant une baie vitrée donnant sur le Rhin) ; la visite des usines Bayer ; la maison de Beethoven (que je confondais avec celle de Goethe à Francfort, elle aussi visitée l’année suivante)…

« Kölner Dom », cathédrale de Cologne

Bien sûr, de multiples souvenirs m’ont sauté à la gorge en revenant : soudain, le Gymnasium m’était familier ; le Kölner Dom m’apparaissait dans toute sa splendeur à la sortie de la gare, comme je l’avais laissé vingt ans plus tôt ; je me rappelais parfaitement de la Maison de l’Histoire à Bonn ; je savais apprécier le style si particulier de ces villes au bâti récent, car entièrement détruites à la fin de la deuxième guerre mondiale.

Un paysage ou un lieu peuvent parfois être identifiés, dans sa géographie personnelle, à une époque ou à un événement particulier. Lorsque je reviens à Saint-Jean-de-Luz, de plus en plus rarement, je retrouve toujours mon enfance, époque où je m’y rendais plusieurs semaines par an, généralement aux vacances de Pâques et en été, parfois à la Toussaint. La maison de ma grand-mère paternelle, dans un village près de Toulouse, au bord de l’Ariège, est exclusivement associée, dans mon esprit, soit à l’été (la rivière scintillante, les champs de maïs, les fleurs champêtres bourdonnant, le lait de vache directement acheté à la ferme, les sirops de menthe homemade) soit à l’hiver (Noël dans le salon), absolument pas aux intersaisons. Étonnamment, la ville rose n’évoque d’ailleurs presque rien pour moi : nous n’y allions presque jamais. Aussi, je ne la réduis qu’à une seule chose : la gare Toulouse-Matabiau. Pourtant, j’en parle souvent d’une ville dont je suis originaire, car ma famille paternelle y a vécu, et nombre de mes cousins y habitent encore.

Je ne suis pas à proprement parler un nostalgique. Je crois avoir une bonne capacité de résilience ; mon passé ne me hante pas. Aussi, je ne me retrouve pas dans ces quelques phrases de Barbara, extraites de la chanson « Mon enfance » mais je vous les partage car je les trouve belles :

Il ne faut jamais revenir
aux temps cachés des souvenirs
du temps béni de son enfance.
Car parmi tous les souvenirs
ceux de l’enfance sont les pires,
ceux de l’enfance nous déchirent. […]
Pourquoi suis-je donc revenue
et seule au détour de ces rues?
J’ai froid, j’ai peur, le soir se penche.
Pourquoi suis-je venue ici,
où mon passe me crucifie?
Elle dort à jamais mon enfance.

Le Pecq, vallée de la Seine, jadis
Le Pecq, vallée de la Seine, jadis

Interculturalité à Laval

Je me suis rendu à Laval à l’occasion d’une formation sur la rencontre interculturelle que l’on m’a demandé de dispenser à des bénévoles qui travaillent auprès de migrants.

Il y a près d’un an déjà, une émission à la radio m’a poussé à m’intéresser à la Mayenne. L’émission arguait que la Mayenne était une région dynamique, et Laval une ville de plein-emploi. Aussi, lorsque proposition m’a été faite de m’y rendre, j’ai accepté en songeant que ce serait l’occasion de visiter cette ville. Habitant en Ile-de-France, à vingt minutes de Paris en train, j’ai tendance à être réticent à la vie en province. Pourtant, à plus d’un signe je m’aperçois que cette vie-là pourrait me tenter. Et si la petite ville de banlieue où je vis n’avait pas tout de la province à Paris, peut-être aurais-je cédé à la tentation depuis longtemps.

Le premier jour de mon séjour, Laval ne m’offre pas son plus beau visage : sous une pluie drue et froide, à une heure où les rues sont encore peu courues, elle m’apparaît d’une très grande tristesse. Après un quart d’heure de marche, je m’engouffre au plus vite dans le seul musée qui m’intéresse vraiment, situé dans le vieux-château. Demeure médiévale des seigneurs lavallois perchée sur un éperon rocheux surplombant la Mayenne, il abrite maintenant des œuvres de l’art naïf au rez-de-chaussée, et un « salon des merveilles » hétéroclite au premier étage.

À la sortie, en fin de matinée, j’affronte de nouveau la pluie et erre dans les ruelles tortueuses de la vieille ville, me protégeant à intervalle régulier dans la cathédrale, une librairie ou une brasserie. J’ai rendez-vous à quatorze heures avec la propriétaire de l’appartement que j’ai loué en plein centre. Une fois la remise des clés effectuée, je me sèche et me repose un moment avant de repartir à l’assaut de Laval. Il pleut toujours, mais je refuse de perdre ma journée à m’enfermer dans un appartement. Les rues se sont animées progressivement ; des jeunes notamment lui donnent de la gaieté en ce mercredi après-midi.

Le lendemain, changement de décor : le soleil est au beau fixe. Laval perd sa tristesse et j’en perçois enfin la tranquille beauté. Hélas, je n’en profite que très peu : je prends le temps d’une balade matinale pour me rendre à ma formation, puis, en fin du journée d’une marche à pied jusqu’à la gare.

Entre ces deux balades, des échanges passionnants sur l’interculturalité avec une vingtaine de bénévoles auprès de migrants. Il y a deux mois, un « ami d’ami » a partagé sur Facebook un article de Libération que je me suis pris à lire – allez savoir pourquoi : le titre m’a-t-il tenté ? L’auteur, Fouad Laroui, un écrivain présenté comme maroco-néerlandais d’expression française et néerlandaise, nous explique que les racines du mal Daesh sont à chercher dans l’histoire. Mais attention, pas dans l’histoire des vainqueurs – les Européens – mais dans celle des vaincus – les Arabes. Ainsi, il reproche aux médias européens (et au passage à l’éducation nationale), de ne jamais s’intéresser à la vision des vaincus. Il invite ainsi à réintégrer le récit des perdants dans l’enseignement de l’histoire.

J’ai d’abord repoussé la tentation de répondre ici à cet article, car ce blog n’a pas vocation à la polémique. Mais en animant cette formation sur la rencontre interculturelle, j’y ai repensé ; bien qu’en accord avec l’article sur les grandes lignes, je suis gêné à sa lecture. D’abord parce que le ton utilisé me donne l’impression de me faire engueuler. Or, cela fait longtemps que je m’intéresse aux cultures et aux points de vue des autres peuples. C’est justement l’objectif de ce blog. Je lis des auteurs étrangers, j’apprends l’histoire des pays dans lesquels je me rends, je tente toujours de comprendre les logiques qui ne sont pas les miennes – c’est pourquoi je suis formateur sur ces sujets ; je prépare notamment des candidats au départ dans des pays du Sud.

Au cours de ces formations, je suis parfois amené à synthétiser la théorie d’un sociologue, Tony Bennett, qui a notamment travaillé sur notre rapport aux autres cultures. Selon lui, il y a six niveaux de sensibilité interculturelle. Les trois premiers niveaux correspondent à une phase ethnocentrique :
– la dénégation : l’existence d’une autre façon de penser est nié, volontairement ou par ignorance ;
– la défense : la culture de l’autre est ressentie comme une menace ; on s’en défend en définissant la sienne comme supérieure ;
– la minimisation : les différences culturelles sont reconnues mais considérées comme peu signifiantes.
Les trois niveaux suivants correspondent à une phase ethnorelative :
– l’acceptation : tous les comportements, visions du monde et valeurs des autres cultures sont reconnus et acceptés comme valables ou comportant leur « logique » ;
– l’adaptation : par un processus d’addition (apprentissage d’une langue, port de certains vêtements, etc.), la culture de l’autre est intégrée et mise en œuvre dans certaines circonstances ;
– l’intégration : la culture de l’autre devient la mienne. (J’ai fait court).

Bien sûr, selon les circonstances et les sujets, chacun d’entre nous expérimente les six niveaux. Je me situe rarement sur le premier et le dernier, et je m’en tiens souvent au troisième, considéré par beaucoup comme le stade ultime de la rencontre interculturelle : la culture n’est qu’un élément constitutif de notre individualité, et les points communs entre les personnes sont plus importants que leurs différences. C’est une remarque que je me suis souvent faite.

Je ne lis que rarement Libération, que je perçois comme le journal de la bien-pensance, d’une petite idéologie préfabriquée, d’une lecture des évènements que des journalistes tentent de bien faire entrer dans leurs schémas (mais je veux bien admettre que mon jugement est un peu sévère). Toujours est-il que je n’ai pas attendu que quiconque écrive dans ce journal pour savoir quoi penser. En fait, je déteste qu’on me dise quoi penser ; ainsi je déteste beaucoup d’émissions de radio ou de télévision qui véhiculent un prêchi-prêcha moralisateur, nous expliquant ce qui est bien et ce qui est mal.

Il se trouve par ailleurs que la personne qui partage cet article sur sa page Facebook se reproche (nous reproche, devrais-je écrire) de ne pas connaître suffisamment ces populations, ces gens que nous ne comprenons pas. Et il précise : « Jeudi (1er janvier 2016), que ferons-nous ? ». Puisqu’il posait la question à la cantonade, j’y ai répondu dans mon for intérieur : moi, rien de plus que ce que je fais déjà ; j’ai l’esprit tranquille, cher petit bobo parisien qui découvre le monde depuis ton ordinateur. Cela fait des années que je pars à la rencontre des « vaincus », que je m’assois avec eux, sans aucun sentiment de supériorité, que je vis avec eux, mange à leur table… Bien sûr, je n’ai pas levé tous mes préjugés, je ne comprends pas tout, je ne raisonne pas toujours bien, je passe à côté des richesses et de la complexité de nombreuses cultures, même de celles que je fréquente beaucoup : c’est pourquoi je me garde bien de faire la morale et d’invectiver le monde sur ce qu’il compte faire pour se sauver.

Ensuite, cet article m’a semblé un peu à côté de la plaque sur certains points. Contrairement à ce qu’il laisse entendre, il y a bien longtemps qu’à l’école on n’enseigne plus le seul point de vue européen. L’histoire des vaincus ? L’Europe est championne en la matière, on dirait même qu’elle culpabilise d’avoir été parfois vainqueur… « Il faut réécrire l’histoire du XXème siècle, en ayant le courage (ou la folle ambition) d’intégrer tous les récits, celui des perdants aussi, de ceux qu’on a colonisés, écrasés, humiliés… » Mais cela existe déjà !

Il y a toujours eu des guerres, avec des vainqueurs et des vaincus, et je m’étonne que les bobos ne s’indignent pas plus du sort réservé, dans l’historiographie, à Louis XVI, Marie-Antoinette (injustement assassinés), aux Vendéens (victimes d’un génocide, rien de moins) et à leurs « alliés » de Mayenne, ou qu’ils ne retiennent de Napoléon III que le portrait caricatural dressé par Victor Hugo (alors qu’il a modernisé la France en profondeur, qu’il avait un réel et profond souci de la justice sociale), ou encore qu’ils se fouettent d’être les héritiers des croisades qui ont pourtant été – est-il nécessaire le rappeler ? – perdues par les Européens ! Ainsi, dans leur bouche, les vaincus, lorsqu’ils sont européens, sont des méchants qui n’ont eu que ce qu’ils méritaient, mais lorsqu’ils sont arabes ou africains sont des victimes de l’avidité des blancs !

Fouad Laroui évoque un de ces amis universitaires qui affirme qu’il ne parlera d’Anne Frank à son fils que lorsqu’on dénoncera avec plus de véhémence la mort des adolescents palestiniens par l’armée israélienne. Dans quel monde vit-il, cet universitaire, pour prétendre que l’armée israélienne n’est jamais dénoncée, qu’aucun spectacle, aucun film n’est présenté pour défendre la cause palestinienne ? Comment un universitaire peut-il tenir des propos aussi peu subtils ? Et puis, quelle indécence de toujours vouloir mettre en concurrence les mémoires victimaires ! Je ne me suis jamais autant intéressé au Rwanda, à l’Arménie, aux chrétiens d’Orient que depuis que je me documente sur la Shoah.

Enfin, l’article fait la part belle aux accords Sykes-Picot : que les écervelés manipulés qui partent en Syrie tiennent ces accords comme la preuve de l’iniquité des Européens (en l’occurrence des Français et des Britanniques), je peux comprendre, et Fouad Laroui nous l’explique bien. Ces malheureux apologistes d’un régime islamo-totalitaire se raccrochent à ce qu’ils peuvent pour se convaincre du bien-fondé de leur combat. Mais c’est donc cela, l’histoire des vainqueurs que Fouad Laroui nous invite à dépasser : les accords Sykes-Picot ? Des accords mort-nés, qui n’ont jamais été appliqués, qui ont été caduques en quelques mois, remplacés par d’autres accords mettant en œuvre un autre projet ? Pourquoi cette obsession sur messieurs Sykes et Picot, ces deux braves diplomates ? D’ailleurs, si ces accords n’avaient pas été si vite reniés par les gouvernements qui les ont signés, ils porteraient le nom des ministres qui ont apposé leur blase en bas de page, et non celui de Sykes et de Picot. Je vous suggère la lecture de ce long article paru dans le Monde Diplomatique.

Fouad Laroui rapporte le récit de ces membres de Daesh effaçant du pied, en Syrie, la ligne tracée par ces accords. C’est assez ironique, car si l’on met côte à côte la carte du projet Sykes-Picot et celle de l’étendue de Daesh, que constate-t-on ?… Oh, divine surprise : Daesh s’étend sur la zone A établie par les accords de 1916… Ils n’effacent donc rien du tout, les pauvres, bien au contraire, ils donnent presque raison aux soi-disant vainqueurs !

Tout cela nous éloigne de Laval… Au moment de rendre mes clés à la propriétaire de l’appartement où j’ai logé, celle-ci me demande, intriguée, ce qui m’a amené en ces lieux. Lorsque je lui réponds que je suis venu faire du tourisme, elle me regarde, incrédule, comme si l’on ne pouvait venir à Laval que par hasard ou par dépit.

Un automne avec Emma

Chaque saison possède ses beautés, et le nom de ce blog indique bien l’amour particulier que je porte à l’été. Je dois cependant admettre que celui-ci affadit les paysages, le soleil au zénith écrasant les ombres et les nuances. L’automne, au contraire, est la saison des contrastes : les couleurs tirant sur les rouges ou les orangés sont magnifiques, l’alternance du soleil et de la pluie offre des teintes évanescentes aux lumières atmosphériques, les brumes percées par les rayons de l’astre ajoutent des mystères aux perspectives automnales.

C’est pour cela que j’aime tant profiter de la campagne dans les jours qui entourent la Toussaint et qui nous mènent doucement jusque vers l’hiver. Cette année encore je n’ai pas dérogé à cette habitude. À la fin du mois d’octobre, je me suis d’abord rendu en Normandie, région qu’une série de circonstances m’a fait redécouvrir cette année. Dans mon enfance, j’ai vécu deux ans à Caen, et j’ai déjà évoqué comment dans le Jardin des Plantes de cette ville j’avais jadis ressenti – peut-être pour la première fois de ma vie – le désir de la rencontre avec d’autres contrées que la mienne. Il y a presque deux ans, mon frère est parti vivre à Rouen, et cela m’a donné l’occasion de visiter à plusieurs reprises la médiévale cité où périt Jeanne d’Arc.

En une année, d’un automne à l’autre, je me suis rendu trois fois dans la campagne normande. J’ai randonné à pied de chez moi au Havre en octobre 2014, et à vélo jusqu’à Londres en avril 2015. Cette année, c’est l’univers du cheval que j’ai approché, en m’installant quelques jours chez une collègue, à proximité du premier poney-club fondé en France, à Bois Guilbert dans les confins du Pays de Bray.

Le Pays de Bray, c’est la région de Madame Bovary. Pour l’occasion, j’ai décidé de me plonger enfin dans ce roman. Pour rappel, Madame Bovary est un roman écrit par Flaubert et publié en 1856. Il nous raconte les tourments d’une jolie paysanne qui, marié à un médecin timide et falot, ne parvient plus à trouver le sens de sa vie ; elle s’ennuie et ne sait comment sortir de cet ennui, les romans n’étanchent plus sa soif, les conversations avec le pharmacien ou le curé lui font éprouver une profonde lassitude. Sa seule lumière, son seul espoir, elle croit le trouver dans l’amour – le vrai, le pur. Mais les hommes qu’elle rencontre et à qui elle s’abandonne sont des êtres médiocres, à commencer par son mari. Dans le fond, Emma Bovary est une urbaine manquée, et le petit bourg de Yonville-l’Abbaye s’avère vite trop étriqué pour elle.

Plan de Ry / Yonville l'Abbaye
Plan de Ry / Yonville l’Abbaye

Cette bourgade imaginaire existe : elle s’appelle Ry. Les experts de Flaubert sont à peu près certains que c’est là que l’écrivain a puisé l’inspiration de son chef d’œuvre. Petite ville sans grand intérêt, perdue dans une campagne un peu triste, on y retrouve tous les éléments du décor de Madame Bovary : la pharmacie, la maison des Bovary, les halles et l’église juste derrière, la ferme de la nourrice, le ru à l’arrière des jardins, l’étude notariale, l’auberge du Lion d’Or et l’arrêt de L’Hirondelle. Les autorités locales ont mis en valeur un parcours de plusieurs dizaines de kilomètres autour de Ry. Bois Guilbert est l’une des étapes de ce parcours, et ce village a été le point de départ de mes balades dans les bois, à pied, en voiture ou à cheval. Une boucle en particulier m’a fait traverser des bocages persistants, sur un chemin parfois boueux, ondulant d’une colline l’autre et d’un hameau l’autre. Ici ou là, on croit reconnaître la ferme de Monsieur Rouault, le père d’Emma, ou encore le premier village où s’est installé Charles Bovary ; on croise quelques poneys de Bois Guilbert montés par des enfants enthousiastes ; des mûres tardives s’offrent à nos bouches gourmandes… Comme l’automne peut être est doux !

Après ce court séjour dans la campagne brayonne, je suis passé de l’ouest à l’est de Paris, des bords de Seine aux bords de Marne – plus exactement à quelques mètres du canal de la Saône à la Marne, entre Vitry-le-François et Saint-Dizier. C’est une toute autre ambiance qui m’attendait : la Champagne en ces lieux est morne et plane, baignant dans une succession de plaines et de plateaux cassée çà et là par des cuesta (dont certaines sont les plus rentables du monde, car elles offrent les conditions pour la production d’un vin mousseux de renommée internationale!). Nous avons donc quitté l’ennui d’Emma pour la torpeur des poilus de la Première guerre mondiale. Non loin de chez ma tante – qui m’accueille dans cette région attachante – s’étale le lac du Der, l’un des plus grands lacs artificiel d’Europe, créé dans les années 1960, noyant trois villages afin de réguler le cours de la Seine et ainsi éviter les inondations de Paris. La géographie et l’histoire sont parfois complices dans l’ironie : ce lac du Der porte un bien drôle de nom, dans une région où de 1914 à 1918 des hommes se sont sauvagement entretués, espérant vivre la Der des der.

Lac du Der
Lac du Der

Paris-Londres à vélo (1)

Rejoindre deux des plus importantes capitales européennes à vélo : tel est l’amusant défi que je m’étais lancé quelques mois plus tôt. Déjà à la Toussaint, j’étais parti de chez moi – à pied – jusqu’au Havre, en longeant de plus ou moins loin les méandres de la Seine. Cette fois-ci, c’est le vélo qui a été mon moyen de transport. En voyageant à vélo, on a l’impression de remonter le temps et de revenir à l’époque où les déplacements se faisaient à cheval (dans le meilleur des cas) : l’espace temps est à peu près le même, quoique le vélo soit probablement un peu plus rapide. Chevauchant l’engin, les bagages réduits à l’essentiel bien harnachés à la croupe de ma mule à roues, cramponné au guidon comme à une bride, les fesses frottant la selle dure, le corps entier subissant les soubresauts d’une route bardée d’histoires, je me prends pour un cavalier des temps anciens.

Paris-Londre à vélo
Paris-Londre à vélo

Si je veux revivre le rythme des voyages du siècle dernier, pourquoi ne pas carrément me dégoter un cheval, me direz-vous ? Excellente question, à laquelle réponds :
1) Je n’ai pas les moyens de m’offrir les services d’un cheval ;
2) Je ne sais pas monter ;
3) Parcourir de si longues distances en Europe de l’ouest est sans doute aujourd’hui impossible pour un cheval : je doute fort que l’on puisse trouver des voies adaptées en continu de Paris à Londres.

Donc, ce fut le vélo. En 5 jours.

Je ne suis pas parti exactement de Paris, mais de sa banlieue ouest, où j’habite. Le parcours que j’ai effectué a l’avantage évident d’être très bien balisé depuis plusieurs années déjà, et même de comprendre plusieurs longues portions exclusivement cyclables. « L’avenue verte Paris-Londres » : tel est son nom. (Diaporama en fin d’article)

Jour 1 : de Saint-Germain-en-Laye à Bray-et-Lu / 66 kilomètres

Je commence mon périple par la portion que j’avais déjà effectué à pied en octobre dernier. Longeant la Seine sur plusieurs kilomètres, je subis d’abord une bruine qui n’est pas des plus agréables mais qui a l’avantage de me faire tester mon matériel. Celui-ci s’avère plutôt efficace : je n’ai pas froid et la pluie ne s’immisce pas sous les vêtements. D’ailleurs, le temps s’éclaircit assez vite et laisse percer le soleil.

Je quitte vite le fleuve après l’avoir traversé entre Sartrouville et Maisons-Laffitte, puis le traverse de nouveau à Conflans-Sainte-Honorine, coupant ainsi la large boucle qui relie les trois villes. Maisons-Laffitte, où je ne m’étais pas rendu depuis presque vingt ans, m’apparaît dans toute la splendeur de son charme tranquille : ville calme, maculée de parcs et de merveilleuses masures, elle doit être ennuyeuse à tous ceux qui n’aiment pas le cheval (on raconte qu’il y a plus de chevaux que d’habitants).

J’accomplis ces vingt premiers kilomètres en une heure (là où le guide que j’utilise en annonçait deux) : je me sens très confiant ! Il faut dire que le terrain est parfaitement plat, presque sans aspérité.

A partir de Conflans, je remonte l’Oise pendant quelques minutes jusqu’à Neuville, charmante bourgade. Je me perds dans l’affreuse Vauréal à la recherche d’un supermarché pour me sustenter les jours à venir et m’acheter un antivol que j’ai oublié de prendre en partant ! Très vite heureusement, je plonge dans la campagne du Vexin français. Je suis rarement ému par des paysages, mais en contemplant ceux-là, je comprends pourquoi ils plurent tant aux impressionnistes : couleurs aux reflets changeants ; brillants prés d’herbes vertes que broutent de grasses vaches véliocasses; bonnes odeurs de fumier ; innombrables petits villages, tous plus adorables les uns que les autres ; vals et cours d’eau scintillants ; propriétés superbes ; moulins désaffectés ; flore abondante ; faune chantante… un délice !

En revanche, il est un détail qui peu à peu m’inquiète : je fatigue très vite dans les montées. Le moindre faux-plat m’apparaît comme une ascension du Tourmalet ; je grimpe dans la souffrance, et plus d’une fois je me vois obligé de descendre de mon vélo pour le pousser à mes côtés. Sans compter que j’ai souvent le vent dans le nez. Et oui, j’aurais pu y penser ! Je me dirige vers l’ouest, contre les vents dominants. Heureusement, l’étape prévue le lendemain est plus courte, mais les suivantes seront plus longues, beaucoup plus longues… Il va falloir que je me rôde…

Cependant, ma vitesse est très nettement supérieure à celle annoncée par le guide : celui-ci manque de nuances et part sur le principe d’une moyenne à 10 km/h, sans tenir compte de la diversité des terrains : sens de la pente, nature du revêtement… Aussi, je pense avancer entre 15 et 20 km/h, avec des pointes aux alentours de 80 (quand la descente est bonne) et des creux à 2 ou 3 (quand la montée est raide).

Pour ma première étape à Bray-et-Lu, je me paye le luxe d’un magnifique hôtel, avec piscine, hammam et sauna. Et comme je suis arrivé assez tôt, j’en profite une bonne partie de l’après-midi !

Jour 2 : de Bray-et-Lu à Gournay-en-Bray / 60 kilomètres

Avant de me coucher, j’ai procédé à quelques ajustements : j’ai regonflé mes pneus afin qu’ils collent moins à la route ; j’ai rehaussé la selle pour donner plus de puissance à mon coup de pédales. Ces mesures s’avèrent payantes : je fatigue beaucoup moins vite.

Après dix mètres de route, je traverse l’Epte, un modeste affluent de la Seine qui ne marque pourtant pas moins que la frontière entre la France et la Normandie depuis 911, date à laquelle le roi Charles III a concédé à Rollon, chef des Vikings, la région comprise « entre l’Epte et la mer ».

Je remonte la vallée de cet illustre cours d’eau jusqu’à Gisors que domine un château fort bâti au XIème siècle qui abriterait le trésor des Templiers. Face à lui s’érige depuis le XIIème siècle la superbe collégiale Saint-Gervais-Saint-Protais. Cette première étape est facile, plate et ensoleillée. Nous sommes dimanche et la météo est favorable : je rencontre de nombreux cyclistes et randonneurs. Mais pas un seul ne semble aller jusqu’à Londres, ni en venir (à en croire les paquetages des uns et des autres, à moins qu’ils ne soient tous des mulistes extrémistes).

Après Gisors, je poursuis mon ascension de l’Epte, avec des passages plus difficiles accentués par la pluie qui se met à tomber, d’abord doucement, puis franchement drue. Cette arrivée de l’eau concorde plus ou moins avec ma pause déjeuner à Neuf-Marché. Cette ville se trouve à l’intersection de trois départements : l’Eure, l’Oise et la Seine-Maritime. Je m’enfile une pizza quatre-fromages dans le gosier dans le restaurant d’une famille sympathique : père, mère, grands-parents, quatre enfants… En sortant, je croise une autre famille composée d’un couple et de deux très jeunes enfants : ceux-là sont comme moi, ils empruntent l’avenue verte – jusqu’à Dieppe.

Je poursuis ma route. Le trajet contourne une butte – la Côte Sainte-Hélène – avant de bifurquer vers l’ouest vers Gournay-en-Bray en empruntant une ancienne voie de chemin de fer. A Gournay, je trouve rapidement mon hôtel – nettement plus simple que le précédent, mais aussi nettement moins cher.

Toute la journée dans le Pays de Bray, je n’ai fait que suivre l’Epte, oscillant entre la rive droite (côté normand) et la rive gauche (côté français). Je repense à mes cours de géographie de l’université. Nous étudiions en détail la géologie et les paysages du bassin parisien. Le Pays de Bray est connu pour sa boutonnière, particularité que l’on peut définir comme une anti-colline. En effet, la boutonnière est une dépression légère mais relativement étendue qui s’explique, dans le cas présent, par l’érosion des plissements de la surface terrestre apparus lors de l’insurrection alpine. Je m’explique (du mieux que je peux, et en essayant de ne pas me tromper… la géologie m’a toujours un peu gonflé…) : il y a 12 millions d’années, un phénomène sur lequel je ne m’étends pas a provoqué le surgissement des Alpes, entraînant un important bombement des couches sédimentaires du plateau du bassin parisien (bassin qui, soit dit en passant, traverse la manche et se prolonge avec le bassin londonien). Avec l’érosion, ce bombement a laissé la place à une succession de collines et de cuesta (côtes ou coteau en espagnol, que l’on désigne ainsi pour les distinguer des côtes littorales). Parfois, des buttes témoins ou au contraire des boutonnières apparaissent comme des anomalies dans cette géo-logique.

C’était clair ? Non ? Peut-être ce schéma rendra-t-il plus limpide mon propos (mais j’en doute) (vous pouvez cliquer pour agrandir) :

Jour 3 : de Gournay-en-Bray à Dieppe / 82 kilomètres

Je poursuis mon voyage en Pays de Bray, et avec lui ma leçon de géographie. Je retranscris un panneau lu à Gournay (si ça vous saoule, passez les italiques) :

« Le pays de Bray présente un relief varié, offrant un fort contraste avec les plateaux du Pays de Caux [au sud, que je traversais à pied en octobre dernier, NDLR] et de la Picardie [au nord, NDLR] qui l’environnent. La diversité des sols se traduit par une utilisation agricole évidente au regard : si les plateaux argilo-calcaires se prêtent à la culture des céréales ou des oléagineux, les fonds de vallée sont propices aux pâturages, tandis que les sommets infertiles sont recouverts par la forêt. […] L’omniprésence de l’eau a permis aux agriculteurs de s’installer pour élever leur bétail, ou pour cultiver leur champ, à travers l’ensemble du pays : il suffit de creuser un trou pour trouver de l’eau ! […] Les maisons sont en brique, puisque l’argile et le bois abondent, ou bien en torchis, ce mélange de paille et d’argile que l’on pose à la main sur une ossature en bois. En quelques villages, la pierre est utilisée, ce qui ajoute à la variété. [Les productions du terroir sont nombreuses : le lait bien sûr, et le fromage de Neufchâtel, l’eau de vie de cidre, le petit-suisse que Charles Gervais apprécia et exporta…] »

La première partie de ma journée jusqu’à Forges-les-Eaux comporte 27 kilomètres de vallons. Mais je commence à être rôdé, et je parviens sans trop de difficulté à gravir ces très modestes sommets. Seulement, il me faut bien avouer cette humiliante vérité : j’ai atrocement mal au cul. Il faudra que je m’achète une autre selle (ou un revêtement pour celle-ci) si je veux arriver au bout de ma randonnée le long du Danube prévue cet été.

Forges-les-Eaux m’intéresse à plus d’un titre. C’est d’abord l’une des « capitales » du pays ; elle partage son autorité avec d’autres : Gournay, Neufchâtel, Saint-Saëns… C’est par ailleurs une station thermale réputée depuis le XVIème siècle. Louis XIII et Anne d’Autriche aimaient s’y reposer, et l’on raconte que c’est là que fut conçu Louis XIV, pour qui j’ai une tendresse particulière. Enfin, c’est à Forges que l’Epte prend sa source, ce qui fait de la ville le point culminant de mon périple français.

A partir de là, c’est une autre rivière que je vais suivre : la Béthune. Le chemin suit le tracé d’une ancienne voie de chemin de fer transformée en « avenue verte ». Je roule ainsi paisiblement, pendant 50 kilomètres, sur une sorte de long faux-plat inversé, prenant le temps de contempler les paysages d’habitat dispersé baignés de lumière, les multiples églises et châteaux qui ponctuent le parcours.

J’arrive à Arques-la-Bataille en milieu d’après-midi. Nous voilà maintenant en pays dieppois. La ville est surplombée par une haute motte où subsistent les ruines d’un château fort construit par le neveu de Guillaume le Conquérant, en rébellion contre tonton. La Béthune y rejoint la Varenne pour ensemble former l’Arques, un complexe plan d’eau que les acteurs du tourisme ont bien su exploiter en proposant des activités sportives diverses. On y croise aussi de nombreux pêcheurs.

Il ne me reste maintenant plus qu’une dizaine de kilomètres avant de parvenir à Dieppe. Ce magnifique port de plaisance, de pêche et de commerce, coincé entre les falaises de la côte d’Albâtre, a vu se développer une belle ville dont les bâtiments les plus anciens remontent au Moyen Âge. Je prends ainsi le temps de déambuler dans la vieille ville, de ruelles en fronts de mer, de casinos en hôtels chers à Napoléon III et Eugénie, de décors impressionnistes en bâtisses de la Renaissance, de l’impressionnante Notre-Dame de Bon secours qui surplombe le port aux somptueuses églises Saint-Jacques et Saint-Rémy.

Demain matin, je me lève vers 4h30 pour prendre le ferry transmanche. La deuxième (et anglaise) partie de mon périple est ici.

Bibliographie :

Même si tout le parcours est extrêmement bien balisé, presque sans aucune ambiguïté ni risque de se perdre, le guide des éditions Chamina m’a été précieux, pour préparer mon voyage en amont, mais aussi tout au long du périple pour anticiper le trajet grâce aux cartes et aux indications diverses :

Paris Londres à vélo. Avenue verte London-Paris®, Chamina Edition, 2012.

Pour vous le procurer :
– Si vous êtes plutôt Fnac ;
– Si vous êtes plutôt Amazon.

Descendre la Seine

Du lycée où j’enseigne, et où je fus élève autrefois, nous dominons la Seine. Cela fait vingt-cinq ans que je regarde, depuis ces salles de classe forcément un peu austères, le fleuve majestueux qui s’écoule lentement. L’horizon est barré par les tours de la Défense, le Mont Valérien, les forêts domaniales derrière lesquelles s’étendent les jardins du château de Versailles.

Un jour du mois d’octobre 2014, je suis sorti de chez moi, j’ai longé les rues peuplées en cette somptueuse après-midi dominicale des vacances de la Toussaint, j’ai descendu les vieux escaliers qui mènent à la Seine – ultimes restes du château neuf, détruit pendant la Révolution – et j’ai marché, pendant plusieurs jours, quasiment jusqu’à la mer. A vrai dire, cela faisait déjà un moment que j’y pensais, à ce périple, je l’avais quelque peu prémédité. Depuis toutes ces années que je contemplais le fleuve s’enfuir indéfiniment, je savais qu’un jour je partirais à sa rencontre, faire un bout de chemin avec lui. Au mois de février dernier, j’ai pris la décision d’accomplir ce voyage quand les beaux jours et mes congés le permettraient. La fin du mois d’août aurait été idéale, mais des contraintes familiales m’ont retenu, et c’est pourquoi j’ai repoussé le projet au mois d’octobre.

A la fin de cet article, vous trouverez un diaporama de photographies prises pendant ma randonnée.

De Saint-Germain-en-Laye à Conflans-Sainte-Honorine : préparatifs et rodage

La tentation la plus ardente à laquelle j’ai d’abord pensé résister fut de couper les méandres – nombreux – qui tournoient dans la vaste plaine. Et puis je me suis souvenu de ma tentative de tour du Golfe du Morbihan, en 2009 : au bout de cinq jours, je n’avais plus supporté de tortiller indéfiniment, de faire de longues boucles de plusieurs heures avec le sentiment d’avoir avancé de 100 mètres tout en ayant marché 10 kilomètres. Finalement, j’avais mis le cap au Sud, vers la Vendée, ne pouvant plus voir en peinture ce littoral pourtant magnifique.

Je me suis souvenu aussi (mais l’avais-oublié ?) que le territoire français était quadrillé par de nombreux chemins extrêmement bien balisés qu’on appelle les GR, les PR (Grande Randonnée, Petite Randonnée), ou les chemins de pays. En général, ces chemins nous font passer par des endroits préservés, beaux, intéressants. Or, l’un d’eux, le GR2, a un tracé qui suit la Seine. Certes, bien des fois il coupe les méandres ; bien des fois, nous perdons de vue la Seine ; parfois même nous remontons le fleuve pour garder le cap à l’ouest. Mais cela ne fait que rendre la route plus agréable, plus riche, moins ennuyeuse. Et surtout, cela évite de s’encombrer de cartes et de se retrouver dans de vilaines zones industrielles.

Inscription GR2, Duclair
Inscription GR2, Duclair

J’ai donc opté pour suivre le GR2, en mettant de côté mon petit orgueil qui me fait aimer les routes qu’on ouvre soi-même au risque de s’y perdre (même si, en l’occurrence, perdre la Seine – quand on la descend – est impossible). Et j’ai tout de même, la veille de mon départ, acheté une carte, ou plutôt deux recouvrant toute la zone à parcourir. J’évoquais déjà dans un article précédent mon amour des cartes. Je le réaffirme ici : les cartes de l’IGN sont d’une telle beauté et d’une telle précision qu’elles valent bien des discours ; elles m’aident à observer le paysage, à en repérer les détails, les contours, les substrats.

Et puis, j’ai innové en utilisant l’application Géoportail sur mon téléphone. Géoportail, c’est un site officiel, gouvernemental, qui permet d’accéder à toutes les cartes de l’IGN, à toutes les échelles. Elle permet bien sûr de se localiser (se « géolocaliser », comme disent les pléonastes) sur ces cartes. Ainsi, impossible de se perdre ! Enfin, en théorie… Car l’inconvénient de ce procédé, c’est qu’il est dépendant de la longévité de votre batterie de téléphone… Si Géoportail m’a bien aidé, il m’a obligé à une gestion rigoureuse de ma batterie ; c’était, à vrai dire, une excellente occasion de me déconnecter.

Le premier jour a été plus dur que je ne l’avais prévu. Je suis parti vers 13h30, il faisait beau, et les premiers kilomètres furent joyeux : je découvrais un chemin de halage bien entretenu, une petite beauté inconnue et pourtant si près de chez moi. Après Sartrouville, le chemin quitte les bords de Seine pour se perdre dans des ruelles et des portions de bois que je trouve un peu glauques, à Cormeille-en-Parisis et à la Frette-sur-Seine. A Herblay, au détour d’un virage, je tombe soudain sur une charmante église de style roman. J’arrive à Conflans-Sainte-Honorine vers 17 heures, puis à mon hôtel trois-quart d’heures plus tard. Je suis éreinté : 23 kilomètres en quatre heures, j’ai été rapide ! J’ai pourtant mal évalué la distance : je pensais n’avoir que de 10 ou 15 kilomètres à parcourir.

Conflans tire son nom du fait qu’elle se situe à la confluence de la Seine et de l’Oise. Mon hôtel se situe à quelques mètres du point où la rivière se jette dans le fleuve, et de ma fenêtre, je peux les apercevoir tous les deux qui se rejoignent en silence. Dis comme cela, c’est poétique et enchanteur, mais en vérité, c’est dans un hôtel merdique et à peine propre que je loge, et pour apercevoir le confluent, mon œil doit passer au-dessus des rails du RER : la gare est juste là, devant moi.

La belle France

Le lendemain, départ à 8 heures 30. Je suis rejoint en fin de matinée par mon ami Jean-Martin, à Vaux-sur-Seine. Nous marchons vite, mais les coins que nous parcourons sont pauvres en commerce, et au bout d’un moment, affamés, nous commençons à craindre de ne pas trouver de quoi nous restaurer. A Tressancourt-sur-Aubette, un homme nous indique un Simply Market à 1,5 kilomètre, et un autre nous y emmène en voiture. Celui-ci nous explique la triste réalité de villages comme le sien : les commerces ont disparu, la voiture est devenue indispensable ne serait-ce que pour acheter son pain. Il nous raconte que la supérette du village a dû fermer à la suite d’un changement de propriétaire : entre les deux, une discothèque s’est ouverte sur la commune et a obtenu l’unique licence délivrable sur le village pour vendre de l’alcool, empêchant du même coup un éventuel repreneur de la supérette d’en vendre, vouant son entreprise à l’échec. Voilà pourquoi il n’y a plus de commerce à Tressancourt : à cause d’une boite de nuit.

La Collégiale de Mantes-la-Jolie
La Collégiale de Mantes-la-Jolie

Après ce détour dans ce qui est en fait la « banlieue » de Meulan et des Mureaux, un deuxième problème se pose à nous: où allons-nous dormir ce soir ? Nous découvrons qu’aucun hôtel n’est installé sur notre parcours, et même si nous sommes prêts à quelques détours, nous tombons sur des hôtels déjà complets. Nous quittons donc le GR, escortés par deux dames rencontrées là – professeurs de sport habitant dans le coin – pour rejoindre la gare de Juziers, puis, en train, Mantes-la-Jolie. Les trois hôtels de la place de la Gare sont complets. Nous devons prendre un bus qui nous emmène à l’Ibis du Val Fourré ! Pour nous qui étions partis parcourir la campagne normande, le voyage commence mal !

Le lendemain toutefois, nous décidons de rejoindre le GR à pied, en traversant toute la ville de Mantes. C’est le début d’un parcours dans une belle France. Hormis ces banlieues un peu tristes, nous traversons quatre départements qui me semblent loin de la diagonale du vide, ou de ce que le journaliste Jean-Paul Kauffmann appelle la France des conjurateurs, ou le géographe Christophe Guilluy la France périphérique. Ces expressions désignent ces régions de France relativement pauvres, rurales ou périurbaines, abandonnées, d’où sont partis les services publics, oubliées des politiques qui se sont plutôt intéressées aux banlieues des grandes agglomérations.

Les Yvelines, le Val d’Oise, l’Eure et la Seine-Maritime, durant ce périple, me font l’effet de départements riches : les paysages sont bien entretenus, proprets, soignés. Chaque village vibre dans la rambleur de l’Histoire : des châteaux médiévaux, des églises ou des collégiales du XIIIème siècle, des masures du XVIIème, des clochers du XVIIIème, des bords de Seine peints par les impressionnistes au XIXème, un hôtel occupé par Balzac, la maison de Léopoldine Hugo, de vétustes lavoirs, puits, hangars. Ensemble, ces villages forment ainsi comme un immense chapelet chronologique : Herblay, Conflans, Triel, Vaux, Vétheuil, Mantes, La Roche-Guyon, Giverny, Vernon, Les Andelys, Rouen, Caudebec-en-Caux, Villequier, Harfleur, Le Havre… On croirait voir cette France recouverte « d’un blanc manteaux d’églises » chère à Raoul Glaber, ce moine du XIème siècle. Ces églises et ces bâtiments sont les traces d’un passé glorieux, mais leur préservation actuelle est le signe d’une richesse du présent.

Pourtant, nous n’avons pas croisé beaucoup d’humains. Les usines me semblaient parfois désaffectés, les rues étaient souvent vides, certaines gares ne voyaient plus que quelques trains s’arrêter. Trompeuses apparences ! A bien y regarder, les paysans sont aux champs et les bêtes dans leurs prés ; les cheminées des usines fument ; le fleuve est parcouru de péniches et parsemé de sites industrialo-portuaires pour la plupart spécialisés dans la pétrochimie ; les jardins sont tondus, fleuris, les maisons en bon état, preuve d’une occupation permanente ou régulière. Et à bien y écouter, on peut entendre les machines agricoles ou industrielles qui fonctionnent dans la vallée, les chiens qui aboient ici et là, les hommes qui crient aux chantiers, les trains de la ligne Paris – Le Havre qui passent en soufflant. La vallée de la Seine est visiblement un bassin de plein emploi.

Depuis une petite ville du nom de Saint-Pierre-du-Vauvray, nous avons été emmenés en voiture à la gare Val-de-Reuil, assez laide mais bien fréquentée, à en croire les travaux d’agrandissement. Et de là, nous avons rejoint en train Rouen, où vit mon frère et sa famille. Pour un randonneur, faire du stop, prendre le bus ou le train est toujours un peu honteux. Comme il a l’impression de tricher, le marcheur se cherche des excuses, tient absolument à s’autojustifier… L’excuse, ici, c’est que nous ne nous sommes pas équipés de tentes et qu’il a été souvent compliqué de trouver des hébergements. Parfois aussi, nous avions mal évalué le temps de marche d’un lieu à un autre et nous nous trouvions en pleine campagne à la nuit tombante, harassés et fourbus… Mais c’est stupide de se chercher des explications : nous pouvons bien faire ce qui nous chante, nous n’avons de compte à rendre à personne ! L’auto-stop, le train, les bus ont bien eux aussi leurs charmes, ils peuvent être l’occasion de rencontres improbables.

Aussi, après la nuit passée à Rouen, je laisse là mon ami Jean-Martin qui doit rentrer à Paris, et je poursuis seul le périple. Je récupère le GR212 à Barentin que j’ai rejoint en train. Le GR212 fait la jonction avec le GR2 à Duclair, où je déjeune, mal abrité de la pluie dans un sous-bois. Cette journée sera la seule pluvieuse. J’ai été chanceux : les autres jours ont varié du grand bleu au gris normand ; hormis une averse de dix minutes, jamais de pluie.

Mairie de Caudebec en Caux
Mairie de Caudebec en Caux

A Caudebec-en-Caux, l’intercommunalité Caux Vallée de la Seine est en train de construire un musée de la Seine dont l’ouverture est prévue pour 2015. S’il est bien fait, il peut valoir le coup. Car la Seine a tant d’histoires à raconter. Tout en bas de cette page, après le diaporama et la bibliographie, je vous ai recopié un texte inscrit sur un panneau explicatif dans la boucle de Caudebec.

A Villequier, j’ai été ému de passer devant la maison de la famille Vacquerie, amie de celle de Victor Hugo et alliée à elle par le mariage de Léopoldine et Charles. C’est dans ce village que les jeunes mariés sont tragiquement décédés dans un accident de canot par temps venteux. Ce drame a inspiré au poète ce texte célèbre que je vous livre ici, car il me remue profondément :

Demain, dès l’aube, à l’heure où blanchit la campagne,
Je partirai. Vois-tu, je sais que tu m’attends.
J’irai par la forêt, j’irai par la montagne.
Je ne puis demeurer loin de toi plus longtemps.

Je marcherai les yeux fixés sur mes pensées,
Sans rien voir au dehors, sans entendre aucun bruit,
Seul, inconnu, le dos courbé, les mains croisées,
Triste, et le jour pour moi sera comme la nuit.

Je ne regarderai ni l’or du soir qui tombe,
Ni les voiles au loin descendant vers Harfleur,
Et, quand j’arriverai, je mettrai sur ta tombe
Un bouquet de houx vert et de bruyère en fleur.

Eloge de la lenteur

Une semaine de randonnée, c’est insuffisant pour pouvoir fanfaronner. C’est somme toute assez modeste, même si j’ai eu le sentiment de me faire vivre une expérience originale en partant de chez moi à pied pour une destination lointaine. Une semaine à 5 km/h. Pour prendre le temps d’observer les paysages, de taper des brins de causette avec quelques personnes, pour sentir le roulis des muscles qui se mettent en branle et qui s’usent, pour mesurer la beauté du chemin, pour remarquer des détails que l’on néglige habituellement, pour explorer l’au-delà des villes, pour voir ce qu’il y a derrière l’horizon que nous offrent le rail ou la route.

Le GR2 est très agréable. Dans l’ensemble, il est bien balisé. Une carte au 1/25000ème est indispensable car par moment le marquage fait défaut : effacé, caché derrière des feuilles, inexistant… Le GR2 m’a tout de même semblé peu adapté à une marche de plusieurs jours : les lieux d’hébergement ou de restauration sont rares ou alors obligent à des détours importants ; il emprunte certes des chemins charmants, mais on voudrait parfois moins tortiller ; il perd souvent la Seine de vue, et c’est un peu dommage.

En définitive, je me suis arrêté à Notre-Dame-de-Gravenchon, peu avant Lillebonne, à quelques kilomètres du Havre, là où la Seine n’est plus que le théâtre d’un interminable réseau de raffineries, de pipeline et d’usines à gaz. J’étais prêt à terminer en une journée la dernière longue portion du trajet qu’il me restait à effectuer, mais mon corps a refusé : une semaine à marche forcée a fini par l’endommager ! C’est mon pied gauche qui le premier a dit stop : il a enflé l’avant-dernier jour, probablement à cause d’une glissade sur un escalier mouillé. Toute la journée, j’ai marché avec cette cheville qui me lançait. Du coup, c’est la jambe droite qui supportait l’essentiel de l’effort, et elle a fini, elle aussi, par me faire souffrir !

Tant pis : à Gravenchon, j’ai pris un bus pour le Havre, puis du Havre un train pour Paris, avant le métro et le RER jusqu’à la case départ. Mais, pour citer une phrase lue sur le pare-brise arrière d’une voiture garée dans un des villages parcourus, «  dans le voyage, ce qui compte n’est pas la destination, mais le chemin. » Cela fait une excellente conclusion.

 

Cartographie :

– Top 100, numéro 108, Paris – Rouen, IGN 2013
– Top 100, numéro 107, Rouen – Le Havre, IGN 2013

Bibliographie :

– KAUFMANN Jean-Paul, Remonter la Marne, Fayard, 2013
C’est le livre qui a inspiré mon propre voyage. Le journaliste remonte la Marne pendant sept semaines et 500 kilomètres, remontant ainsi l’histoire et évoquant ses rencontres.

– GUILLUY Christophe, La France périphérique, comment on a sacrifié les classes populaires, Flammarion, 2014
Je ne l’ai pas lu, mais il a fait grand bruit…

Annexe : Histoire du méandre de Brotonne

Malgré sa nonchalance apparente, la Seine fut un fleuve particulièrement tumultueux pendant ces deux derniers millions d’années. Pendant les glaciations, elle a effectué un travail de sape qu’on a du mal à imaginer. Son cours a subi des transformations que seul l’examen du paysage peut encore révéler à des esprits curieux.

L'histoire de la boucle de Caudebec en Caux
L’histoire de la boucle de Caudebec en Caux

Il y a deux millions d’années (1), la Seine coulait au milieu de l’actuelle forêt de Brotonne. La boucle ainsi formée s’est élargie progressivement (2) jusqu’à ce que, il y a 500.000 ans, la Seine finisse par recouper le méandre à sa base, au niveau de la commune actuelle de La Mailleraye (3).Le creusement du plateau se poursuit et le méandre, au bord duquel s’est construit Caudebec, continue de s’ébaucher. Le soulèvement progressif de la région a peu à peu mis l’ancien méandre hors d’eau (4), sauf à la base des deux branches du méandre aux lieux-dits « le Val Rebours » et le « Val du Torps ». La présence de ruisseaux et de terrains marécageux y perpétue la mémoire du fleuve. Quand on traverse la forêt en plusieurs endroits et notamment pour rejoindre Pont-Audemer, on descend au fond d’un vallon et on en ressort presque aussi vite : on vient tout bonnement de franchir un méandre fossile de la Seine.

Rives et endiguement

Jusqu’au 19ème siècle, la navigation commerciale doit composer avec un fleuve sauvage. Son cours divaguant forme des bancs, des chenaux et des îles (île de Belcinac). Les bateaux devaient attendre des vents favorables et la marée haute. Peu à peu, des îles ont été rattachées, et des bras comblés. Au 19ème siècle, la question de l’accessibilité du port de Rouen aux gros navires était posée. Les riverains demandent la protection de leurs biens fonciers grignotés par la Seine. En 1846 débute l’ère des endiguements et des grands travaux. Ceux-ci consistent à creuser un chenal au profit inégal et à édifier une digue sur chaque rive, renforcée par des enrochements puis par des pavés et du béton. Le lit, large d’1 km, est réduit à 300 mètres et sa pofondeur navigable passe de 3 m à 10,50 m.

La spiritualité orthodoxe, amour de la beauté

Lorsque le starets Sozime mourut, une rumeur diffamante ne tarda pas à se répandre dans toute la province, et peut-être même dans toute la sainte Russie : son cadavre encore chaud, en décomposition immédiate après sa mort, exhalait une odeur immonde, signe qu’il n’avait peut-être pas vécu si saintement qu’on le pensait. Un des novices de son monastère, le jeune Alexis Fédorovitch Karamazov, en fut perturbé et dut longuement méditer pour interpréter le sens de cette situation, lui qui avait été si proche du vieillard à la fin de sa vie. Cette anecdote – fictive – est racontée dans le chef d’œuvre de Dostoïevski, Les frères Karamazov, dont Aliocha, le dernier des frères, est assurément le seul personnage attachant. Chez Dostoïevski, les hommes sont souvent de viles créatures, mesquines, menteuses, manipulatrices, en proie à des désordres intérieurs incommensurables. Seuls quelques purs parviennent à sauver cette humanité de l’immoralité totale : le prince Muichkine dans L’Idiot, Sonia dans Crimes et châtiments, et, donc, Aliocha dans Les frères Karamazov. Le discours que celui-ci tient aux enfants de la ville, à la fin du roman, est l’un des textes les plus touchants que j’aie pu lire. Tandis que le village s’est rendu aux obsèques du jeune garçon Illioucha, Alexis Fédorovitch s’est arrêté auprès s’une pierre pour exhorter les enfants éplorés à ne jamais céder à la méchanceté et à toujours se souvenir de cet instant où ils ont pleuré ensemble la mort d’un gentil garçon, d’un être doux et soucieux des autres.

La spiritualité, chez Dostoïevski, est omniprésente. C’est par lui que j’ai commencé à appréhender l’orthodoxie. Ses personnages sont tous en lutte contre leurs ténèbres, et si ses romans apparaissent d’abord assez sombres, ils laissent toujours poindre, au final, la lumière de l’espérance. Je retranscris ici la dernière page de Crimes et châtiments : « Sous le chevet de Raskolnikov [NDLR : le héros du roman, un homme emprisonné pour 7 ans à cause du meurtre d’une vieille femme] se trouvait un évangile. Il le prit machinalement. Ce livre appartenait à Sonia. C’était là-dedans qu’elle lui avait lu autrefois la résurrection de Lazare. Au commencement de sa captivité, il s’attendait à être persécuté par elle avec sa religion. Il croyait qu’elle allait lui jeter sans cesse l’Evangile à la tête et lui proposer des livres pieux. Mais, à son grand étonnement, il n’en avait rien été ; elle ne lui avait pas offert une seule fois de lui prêter le Livre Sacré. Lui-même le lui avait demandé quelque temps avant sa maladie et elle le lui avait apporté sans rien dire. Il ne l’avait pas encore ouvert. Maintenant même, il ne l’ouvrait pas, mais une pensée traversa rapidement son esprit : « Sa foi peut-elle n’être point la mienne à présent, ou, tout au moins, ses sentiments, ses tendances, ne nous seront-ils pas communs ? « … Sonia, elle aussi, avait été fort agitée ce jour-là et le soir elle retomba malade. Mais elle était si heureuse, d’un bonheur si inattendu, qu’elle s’en trouvait presque effrayée. Sept ans ! Seulement sept ans ! Dans l’ivresse des premières heures, peu s’en fallait que tous deux ne considérassent ces sept années comme sept jours. Raskolnikov ne soupçonnait pas que cette vie nouvelle ne lui serait point donnée pour rien et qu’il devrait l’acquérir au prix de longs efforts héroïques… Mais ici commence une autre histoire, celle de la lente rénovation d’un homme, de sa régénération progressive, de son passage graduel d’un monde à un autre, de sa connaissance progressive d’une réalité totalement ignorée jusque-là. »

Le concept primordial à l’origine de la doctrine orthodoxe, qui est sous-entendu dans l’extrait que vous venez de lire, est la recherche de l’hésychia, c’est-à-dire de la quiétude. Derrière ce terme grec qui peut impressionner se cachent plusieurs idées : l’hésychia désigne à la fois le calme, le silence, la solitude de l’environnement extérieur propice à la prière, et en même temps le calme intérieur, celui de l’âme et du corps. Pour l’atteindre, il faut parvenir à la sobriété (heureuse), au rejet des pensées stériles et bavardes, à l’exclusion de la domination des passions. Aussi, le rapport entre l’âme et le corps occupe-t-il une place fondamentale dans la pensée orthodoxe. La prière orthodoxe est une méditation simple, dénuée de blabla théologique. A partir du XVIIIème siècle, les écrits de quelques pères spirituels ont été regroupés en une sorte d’anthologie appelée La Philocalie. Littéralement, ce mot signifie « amour de la beauté ». Plusieurs éditions, plusieurs variantes de cette Philocalie existent. En voici un extrait :

« Place à la porte de ton cœur des gardes sévères et vigilants. Maintiens ton esprit immobile dans un corps tiraillé. Pratique intérieurement l’hésychia dans des membres qui se meuvent et s’agitent. Et ce qui est le plus paradoxal, garde une âme impavide dans le tumulte, jugule ta langue furieusement portée aux disputes. Lutte contre ce despote soixante-dix fois par jour. Fixe ton esprit à ton âme comme au bois d’une croix, de telle manière qu’il puisse être frappé comme une enclume par les coups redoublés du marteau, moqué, injurié, bafoué, maltraité, sans être le moins du monde écrasé ou brisé, mais, à travers tout cela, toujours paisible et immobile. Dépouille-toi de ta volonté comme d’un vêtement d’ignominie, et entre nu sur le terrain d’entraînement, ce qui ne se rencontre que rarement et difficilement. »

Ce texte est tiré de L’Echelle Sainte, écrit par Saint Jean Climaque sur le Mont Sinaï au tournant du VIIème siècle. On peut dire que c’est à une ascèse ardue et exigente que nous invite l’auteur… Mais Saint Maxime le Confesseur, à peu près à la même époque en Lybie, a donné une clé pour parvenir à cet état, rappelant au passage que l’hésychasme est fondamentalement chrétien :

« La foi est ce qui donne à celui qui croit la capacité d’entrer en rapport avec le Dieu en qui il croit, ou elle est ce rapport lui-même capable de réaliser efficacement l’union surnaturelle, sans intermédiaire et parfaite avec lui. » (Chapitre théologique).

Les exigences des auteurs de la Philocalie sont aussi des invitations à la joie et à l’amour. Saint Isaac le Syrien, vers 700, nous suggère de ne pas nous comporter en « zélotes », prompts à juger autrui : « Un zélote ne parviendra jamais à la paix de l’intellect. Et celui qui ne connaît pas la paix ne connaît pas non plus la joie. […] Le zèle à corriger les autres est le contraire de la paix. » (Homélies). Les auteurs de la Philocalie vont jusqu’à proposer une méthode pour la prière : « D’abord que ta vie soit paisible, nette de tout souci, en paix avec tous. Alors entre dans ta chambre, enferme-toi et [assied toi dans un coin.] […] Recueille ton esprit, introduis-le dans les narines. C’est le chemin qu’emprunte le souffle pour aller au cœur. […] Si dès le début tu pénètres par l’esprit dans le lieu du cœur que je t’ai montré, grâces à Dieu ! Glorifie-le, exulte et attache-toi uniquement à cet exercice. […] Sache ensuite que, tandis que ton esprit se trouve là, tu ne dois ni te taire ni demeurer oisif. Mais n’aie d’autre occupation ni méditation que le cri de : « Seigneur Jésus, Fils de Dieu, aie pitié de moi !  » » (Nicéphore le Solitaire, Traité de la Sobriété et de la garde du cœur, vers 1250)

Le Christ et l'abbé Ména
Le Christ et l’abbé Ména

Cette phrase appelée prière de Jésus : « Seigneur Jésus, fils de Dieu, aie pitié de moi ! » à elle seule résume assez bien l’esprit de pénitence, d’humilité, de componction qui habite les hésychastes. C’est cette prière que récite en permanence et en boucle le pèlerin russe qui nous conte ses pérégrinations dans Les récits d’un pèlerin russe. Ce roman d’un auteur anonyme rédigé au XIXème siècle est peut-être le meilleur pour entrer dans la spiritualité orthodoxe : le narrateur de ces récits est un homme priant dans ses errances à travers les campagnes de Russie, portant sur lui la Bible et… la Philocalie. Avec ces deux ouvrages, poussé par l’enthousiasme de sa longue marche, et après avoir pris conseils auprès de startsi (ces vieux moines dont la sagesse en faisait des hommes respectés et influents, surtout dans la Russie du XIXème siècle) apprend progressivement à atteindre le calme intérieur, la joie parfaite de Dieu, la prière perpétuelle.

Je n’ai de la religion orthodoxe qu’une approche littéraire. Les brefs séjours que j’ai effectués en Roumanie, en Russie ou en Ethiopie ne m’ont hélas pas vraiment permis de ressentir quoi que ce soit de cette spiritualité. En revanche, j’ai eu deux fois l’occasion de me rendre à Taizé où vit une communauté œcuménique de religieux depuis un demi-siècle. C’est chez eux que j’ai découvert l’icône que j’ai utilisée pour illustrer cet article. Celle-ci a été retrouvée au VIème siècle, en Egypte d’où est parti le mouvement de l’hésychasme avec les Pères du désert. Les frères de Taizé, plusieurs siècles plus tard, ne sont sans doute pas indifférents à l’expérience vécue par ces ermites dans les premiers temps du christianisme. Leurs prières et leurs rites sont très fortement imprégnés de ce souffle, de cet amour de la beauté. La lumière douce qui inonde leur église, les chants répétant la même phrase tels des mantras, la simplicité joyeuse de la liturgie, tout porte à la médiation, à la quiétude, à l’abandon du corps et de l’âme dans l’hésychia.

Bibliographie

L’essentiel de l’apport historique et dogmatique de cet article provient de
– DESEILLE Placide, La spiritualité orthodoxe et la Philocalie, Bayard Editions, 1997, réédité en poche chez Albin Michel, 2003

J’ai également cité les romans suivants de Dostoïevski, tous très facilement disponibles :
Crimes et châtiments
Les frères Karamazov
L’Idiot

ainsi que :
Les récits d’un pèlerin russe, Albin Michel, collection « Spiritualités vivantes », 2013

Vous qui résidez ou êtes de passage à Paris, heureux êtes-vous! L’icône copte ci-dessus (Le Christ et l’abbé Ména) se trouve au Louvre.

Webographie

Si vous souhaitez connaître les frères de la communauté de Taizé, et éventuellement leur rendre visite pour expérimenter vous aussi l’hésychia, c’est ici.

L’archipel de Guadeloupe, d’autres Antilles

J’imagine que pour la plupart des Français, l’évocation des Antilles emmène dans les départements et régions d’outre-mer : Guadeloupe, Martinique, Saint-Martin, Marie-Galante, et la suite. Pour moi, les autres Antilles sont, au contraire, précisément celles que je viens de nommer. Jusqu’à maintenant, je ne connaissais des Antilles qu’Haïti, la grande île, la perle. « Les autres », pour moi, sont donc les petites, fussent-elles françaises.

Barque abandonnée, îlet de Gosier
Barque abandonnée, îlet de Gosier

En ce mois de février 2014, je me suis rendu en Guadeloupe, profitant qu’un couple d’amis (rencontré en RCA) venait de s’y installer, pour couper mon hiver parisien en deux, comme j’aime à le faire en jouissant du soleil des pays chauds. C’est toujours une sensation assez étrange de partir si loin de chez soi, de subir plusieurs heures de vol, d’atterrir, en plein hiver, dans la moiteur des Tropiques, et d’être, pourtant, toujours en France, et donc toujours chez soi en un sens. Je retrouve les mêmes senteurs qu’en Haïti, l’accent chantant du créole, la nonchalance africaine, les libertés prises avec les règles officielles, le mélange des bruits de la ville et de la campagne, les mornes luxuriantes, ce climat que j’aime tant, le goût du rhum et des fruits exotiques ; mais nous sommes en France, et j’ai du mal à le croire. C’est comme si j’étais en Haïti, la richesse en plus, ou plutôt la pauvreté en moins, car ce serait très exagéré de dire que la Guadeloupe est riche.

Anse du Souffleur, Port-Louis
Anse du Souffleur, Port-Louis

Mon programme de vacances fut des plus classiques, pour ne pas dire des plus pathétiques : j’avais besoin d’un intense repos, sur une plage, au soleil, dans l’eau. J’ai toujours aimé l’eau. Enfant, à cause d’otites à répétition, je m’étais habitué à ne jamais mettre la tête sous l’eau, même sous la douche, et j’étais capable de me laver les cheveux sans mouiller mes oreilles. Ces contraintes ont provoqué une frustration que j’ai comblée une fois mes problèmes de santé résolus ; depuis, j’aime plonger allègrement et intégralement mon corps dans l’eau, me laissant parfois flotter, de longues minutes, le nez au soleil, les bras en croix. En Guadeloupe, j’ai écumé un maximum de plages, tantôt à l’ombre des raisiniers et des cocotiers, tantôt arpentant le bord de mer, tantôt rafraîchissant mon corps dans l’eau des Caraïbes. A Deshaie, j’ai pris mes premiers coups de soleil de l’année 2014. Depuis la plage Sainte-Félix au Gosier, j’ai nagé jusqu’à l’îlet du même nom, pendant une vingtaine de minutes, en appréciant les 28°C de l’eau, et surtout en me réjouissant d’échapper quelques temps au froid de l’hiver parisien. A Sainte-Anne, je me suis longuement reposé sur la magnifique plage de la Caravelle : sable blond, eau turquoise, et transats gratuits grâce au Club Med qui les met à disposition de ses clients mais n’est pas capable de les distinguer des autres touristes ! A Port-Louis, j’ai paressé dans mon hamac sur ce que d’aucuns considèrent comme la plus belle plage du monde (l’Anse du Souffleur), ce que je ne veux pas forcément contredire, même si les guides ont tendance à qualifier de belles des plages qui sont seulement grandes.

Îlet du Gosier
Îlet du Gosier

Quand on découvre une nouvelle région, on déterre parfois quelques vieux savoirs enfouis, quelques connaissances vagues et superficielles tapies dans des recoins perdus de notre cerveau. Par exemple, j’ai réappris que la Guadeloupe était la terre d’enfance de Saint-John Perse. Je n’avais de ce poète que trois images :
– le prix Nobel qu’il a obtenu en 1960, preuve que cette institution n’est pas garante d’une notoriété traversant les époques (car, sauf erreur de ma part, Saint-John Perse n’est guère lu aujourd’hui, comme à l’époque d’ailleurs) ;
« Azur ! Nos bêtes sont bondées d’un cri. Je m’éveille, songeant au fruit noir de l’Anibe dans sa cupule verruqueuse et tronquée… » débité par un Christian Clavier à poil dans Les Bronzés ;
– une phrase de Léo Ferré dans son poème « Je suis un chien » : « Je n’écris pas comme de Gaulle, ou comme Perse ; je crie et je gueule, comme un chien. Je suis un chien ! » Phrase, soit dit en passant, d’une assez mauvaise foi.
A Pointe-à-Pitre, un musée est consacré au poète. Situé dans une étonnante maison coloniale dont on attribue la construction, sans doute à tort, à Gustave Eiffel, il présente une gentille collection de vêtements et de mobiliers ; l’exposition d’art, au premier étage, ne m’a pas convaincu, mises à part quelques toiles, dont deux d’un peintre haïtien.

A Pointe- à-Pitre, je me suis recueilli un temps face à un lieu qui m’intriguait en apprenant son existence dans les guides : une réplique de la grotte de Massabielle. Je suis amoureux de Lourdes – j’en parlais dans un article précédent – et c’était pour moi impensable de ne pas faire un saut à cette bizarrerie locale. En fait d’une réplique, c’était plutôt une tentative de reproduction de l’esprit de Massabielle : la grotte de Pointe-à-Pitre ne ressemble en rien à celle de Lourdes : beaucoup plus petite, visiblement artificielle, en ciment, blanche, elle est surplombée d’une statue de la Vierge dont la posture est à peu près identique à celle qui domine le Gave de Pau. Comme à Lourdes, un groupe de chrétiens y était pieusement recueilli, et j’ai uni ma prière à la leur, quelques minutes durant.

Dans ma vie, j’ai eu la chance de fouler quelques îles paradisiaques : l’île aux Cerfs à Maurice, Port-Cros dans le Var… Je crois bien que les Saintes, au large de Trois-Rivières sur Basse-Terre, rentre dans cette catégorie des lieux où, comme le chanta jadis Jacques Brel à propos des Marquises, « le temps s’immobilise ».  La différence avec les deux exemples précités, c’est que les Saintes sont habitées, toute l’année, par une communauté d’environ 3000 personnes. Ceux-ci vivent sur deux magnifiques îles, bien entretenues, aux charmantes petites maisons, bordées de plages de carte postale. J’y ai passé deux jours en compagnie des amis qui m’accueillaient en Guadeloupe, deux jours hors du temps. Ce n’est pas tellement l’objet de ce blog de fournir des bonnes adresses, mais comme c’est mon blog, je fais ce que veux, et je mentionne l’hôtel où j’ai logé : le Lô Bleu Hôtel. Outre qu’il est adorable et très bien placé (juste au bord d’une petite plage à l’eau calme et turquoise), son personnel est extrêmement sympathique. D’ailleurs, je dois faire remarquer que, contrairement à ce que j’avais toujours entendu, je n’ai rencontré que des Guadeloupéens agréables, courtois, attentionnés, pas du tout racistes ou méprisants envers les touristes, blancs de surcroît.

Les Saintes, Terre de Haut
Les Saintes, Terre de Haut

Par ailleurs, la Guadeloupe semble avoir misé sur un tourisme « développement durable ». Les plages sont propres, loin d’être bondées, et les fronts de mer n’ont pas été dégueulassés par des complexes touristiques imposants (comme c’est le cas en République dominicaine). Les îles de Guadeloupe sont très bien préservées, plutôt haut de gamme sans être inaccessibles : pas besoin d’être très riche pour s’y rendre (surtout quand on a la chance, comme moi, d’être très bien reçu chez des amis).

Le voyage passe aussi par la bouche : acras de morue, poissons grillés, cristophines, crabes, gratins d’ignames et de plantains, fruits sucrés, avocats, bokits, colombos de cabri ou de poulets, boudins créoles, épices… les Antilles sont un paradis pour les papilles ! Sans oublier le rhum ! Le Barbancourt reste pour moi le meilleur – on ne se défait jamais de ses premières amours – mais j’ai goûté en Guadeloupe d’excellents planteurs, de remarquables ti punch, ou de savoureux digestifs.

Faille de la Soufrière (1)
Faille de la Soufrière (1)

J’ai bien sûr parcouru quelques-uns des sentiers forestiers dont la Guadeloupe proprement dite (Basse-Terre) regorge : le jardin botanique de Deshaie, mignon et sympathique ; le sentier dans la mangrove de Saint-Louis, calme et ombragé ; l’accrobranche du parc des Mamelles, sportif et vertigineux ;  le sommet de la Soufrière, franchement plus physique, et surtout mythique. C’était la première fois que je m’asseyais sur les bords de cratères d’un volcan encore en activité. Au sommet du massif de la Soufrière, un vent violent, une pluie fine et froide et de la brume donnaient au volcan toute sa splendeur. La vue qu’il peut offrir quand le ciel est dégagé n’était donc pas de mise (ce qui, de toute façon, est paraît-il assez rare). Je n’ai pas regretté d’avoir emprunté à mon père, au dernier moment, un coupe-vent léger. Les différentes failles répandaient dans l’air un mélange de soufre et d’ammoniac de fumerolles odorantes et toxiques, piquant les yeux par moments.

Faille de la Soufrière (2)
Faille de la Soufrière (2)

Lors de ces marches, en me promenant au milieu d’une flore tantôt luxuriante, tantôt dénudée, je me suis rappelé un lieu qui me fascinait dans mon enfance et qui a sans doute contribué à forger en moi le goût du voyage et des mondes lointains. A Caen, à la fin des années 1980, nous habitions non loin du jardin des plantes au milieu duquel avait été construite une immense serre divisée en plusieurs espaces qui, chacun, reproduisaient des ambiances climatiques différentes. Je me souviens assez nettement de l’impression qu’opéraient sur moi ces reproductions artificielles de paysages tropicaux ou équatoriaux. Passer ainsi d’une salle à l’autre, passer brutalement d’un climat à l’autre, d’une flore à l’autre, c’était pour moi une découverte fantastique de la complexité du monde, de sa richesse, de sa fragilité. Plus tard, en Centrafrique, j’ai repensé à cette serre immense : un jour que je marchais dans la forêt équatoriale, humide et silencieuse, j’ai jubilé à l’idée qu’enfin je pouvais confronter un souvenir d’enfance à la réalité. Là-bas, dans cette forêt, tandis que je foulais l’humus chaud et tendre, me laissant bercer par le chant de quelques oiseaux, le bourdonnement de quelques insectes, à l’affût du moindre bruit, du moindre écoulement d’eau, dans ce silence apaisant et langoureux, là-bas, à la jointure des deux hémisphères, me revenaient en mémoire ces quelques années que j’avais passées en Normandie, entre 9 et 11 ans. Cette vie qui avait été si différente de celle qui était alors la mienne, ces épisodes lointains et presque oubliés se trouvaient soudain étrangement liés à cette forêt équatoriale, comme si toute mon enfance – toute entière – avait été tendue vers ce moment, si calmement heureux, de cette promenade en Afrique. Et en gravissant les pentes de la Soufrière en Guadeloupe ou en longeant quelque sentier bordé de bougainvilliers, j’ai compris que ce n’était pas seulement l’Afrique, mais la totalité du monde qui m’attirait, j’ai saisi que le jardin des plantes de Caen avait été une des premières expériences sensorielles d’appropriation de ce monde. Je l’ignorais alors, mais un jour je tenterais de parcourir la planète dès que l’occasion s’en présenterait.

Je suis loin, très loin, extrêmement loin, d’avoir tout parcouru, et cette immensité d’inconnu qui s’étend devant moi m’exalte par le vertige qu’elle me procure.

Aérodrome en bord de mer aux Saintes
Aérodrome en bord de mer aux Saintes

La mangrove de Port-Louis (1)
La mangrove de Port-Louis (1)

La mangrove de Port-Louis (2)
La mangrove de Port-Louis (2)