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La Beauce en hiver

Marcher l’hiver apparaitra peut-être comme un plaisir de masochiste à certains de mes lecteurs à qui échapperait la poésie de ces paysages nus et secs, de ces campagnes désolées. Ce qui compte cependant, dans toute activité sportive, c’est de s’assurer de l’équipement adéquat. Avec une veste polaire de qualité, qui soit chaude et permette à la transpiration de s’échapper, de bonnes chaussures et un coupe-vent digne de ce nom, on peut affronter tous les temps.

Cet hiver, j’ai effectué deux marches vers Chartres. La première s’est déroulée dans la nuit du 16 au 17 décembre depuis Rambouillet. Avec 200 à 300 autres pèlerins, je me suis joint à une proposition de la paroisse de Rambouillet pour accomplir 45 kilomètres sous une nuit belle qu’éclairait une lune presque pleine. Dans la nuit, nos repères s’estompent et se brouillent, et j’ai aimé le silence cotonneux des paysages beaucerons traversés ce premier jour de vacances.

La seconde randonnée, je l’ai exécutée en quatre jours en partant de chez moi. J’apprécie les voyages qui débutent sur le perron de ma porte. Ils permettent de mieux s’approprier l’espace, de percevoir avec plus de justesse les distances parcourues. Aussi, en ce 11 février, par un temps très froid (proche de 0°C), je m’élance en direction sud-ouest.

Après trois quart d’heure de marche, je m’arrête un instant en lisière de forêt à la sortie de Fourqueux pour clarifier mon chemin sur l’application Géoportail de mon Smartphone. Je profite de cette pause pour tenter un des exercices de métaphysique de Roger Pol-Droit : boire et uriner en même temps pour avoir l’impression d’être un tube. L’eau froide glisse dans mon œsophage et ressort immédiatement sous forme d’une urine chaude dont une partie s’évapore en fumée tandis que l’essentiel vient abreuver l’humus glacé tapissé de feuilles mortes. Boire, pisser, consulter son téléphone, contempler la forêt, respirer l’air froid de la forêt : quelle joie de se sentir avec tant de force appartenir au monde !

Je rejoins quelques minutes plus tard le GR1, mais je ne m’y raccorde pas tout de suite car le tracé qu’il suit tortille trop. Je préfère suivre une longue ligne droite asphaltée qui coupe la forêt : cela m’évite d’avoir à trop me concentrer sur le chemin que je risque de perdre, et me permet en revanche de me perdre dans mes pensées sans me soucier de mes pieds.

Le corps ne tarde toutefois pas trop à me rappeler qu’il existe – c’est toujours ainsi les premiers jours : les cuisses tirent, les pieds brûlent, le dos s’écrase. Demain, ou apès-demain, je l’oublierai sans doute. Passé sous l’A13, je débouche sur Feucherolles, et continue vers Davron, Thiverval-Grignon, Saint-Germain-de-la-Grange, je devine à ma droite Crespières et Beynes, et à ma gauche Plaisir, Les Clayes-sous-Bois, Villepreux, autant de communes dont je sais qu’elles existent et que des gens y vivent mais que je ne parviens pas à imaginer. À quelques kilomètres de chez moi, il est des villes qui ne sont que des noms entendus parfois, des villes abstraites auquel je n’attache qu’un fait divers, un centre commercial ou le nom d’un collègue qui y habite.

En un lieu-dit « l’Osier », je décide de couper la boucle que forme le GR pour gagner quelques minutes. Hélas, le chemin que j’emprunte est finalement barré par un portail et un grillage avec la mention « propriété privée ». J’hésite à faire demi-tour, au risque de perdre le bénéfice de ce que je croyais être un raccourci. Finalement, je décide de longer le grillage à travers la broussaille. Une méchante ronce m’arrache la lèvre inférieure et je m’aperçois vite qu’elle saigne. Mon âme anarchiste refait surface et je maudis le concept de propriété privée qui m’oblige à ramper dans ces campagnes hostiles. Mais je me reprends vite : la blessure est bénigne, et je serai bien content, dans quatre jours, lorsque tout cela sera fini, de retrouver mon appartement.

Je longe parfois quelques chemins boueux, dont la terre lourde colle à mes chaussures, me fait glisser et manque de me faire chuter à plusieurs reprises. Je traverse le ru Gally, puis le ru Maldroit, je longe une voie de chemin de fer. Lorsqu’il s’agit de passer de l’autre côté, des travaux interdisent sa traversée, avec menace pénale pour les contrevenants. Cette fois-ci cependant, je décide de ne pas obéir à la loi : il fait 1°C, il me reste encore quelques kilomètres à effectuer, je n’ai pas envie de me payer le moindre détour.

Aux alentours de Feucherolles
Aux alentours de Feucherolles

Il n’est pas rare de voir apposés, à l’entrée des communes, de vieux panneaux de signalisation où l’ancien nom du département des Yvelines est encore gravé : la Seine-et-Oise. À Chatron, je contourne une colline que domine Neauphle-le-Château et parviens à Villers-Saint-Frédéric, où j’ai loué via Airbnb une chambre chez l’habitant. La chambre s’avère être une maisonnette bien aménagée au fond d’un jardin.

Montfort-l'Amaury
Montfort-l’Amaury

Je repars le lendemain matin alors que la nuit se dissipe tout juste. Peu avant Méré, une fine neige se met à tomber en virevoltant doucement. Mais, bien qu’il fasse froid, elle est trop légère pour laisser la moindre pellicule blanche sur la terre. À Montfort-l’Amaury, elle ne tombe plus. Montfort-l’Amaury, voilà encore une ville qui ne doit sa place dans ma géographie mentale qu’à un panneau sur l’autoroute ou des commentaires lors des informations sur le trafic routier. Il doit y avoir beaucoup d’embouteillages sur la Nationale 12 au niveau de la sortie de Montfort-l’Amaury (À moins que je ne confonde avec Maisons-Alfort ou Saint-Fort-sur-le-Né). Je ne tarde toutefois pas à regretter ma méprisante ignorance : Montfort-l’Amaury, dont un panneau m’apprend qu’elle est jumelée avec Nickenich en Allemagne, est une charmante commune d’où émerge une superbe église de style gothique, majestueuse comme une cathédrale. Sur une butte se dressent les ruines d’un château construit par Robert II au Xe siècle et détruit par les Anglais pendant la guerre de Cent Ans, laissant seulement quelques pointes dressées, restes de ce qu’on appelle la Tour d’Anne de Bretagne.

Peu après, je quitte définitivement le GR1 pour m’enfoncer dans la forêt domaniale de Rambouillet, que je foule pour la première fois de ma vie. Il faut deux bonnes heures pour la parcourir jusqu’au château de Rambouillet. Résidence présidentielle jusqu’en 2009 (Sarkozy l’a échangée avec le premier ministre contre la Lanterne à Versailles), cette vaste demeure est entourée d’un jardin à la française. Dans l’une de ses chambres, François Ier est mort jadis. Le fils de Louis XIV et de la Montespan en a hérité, et Louis XVI l’a racheté à son cousin en 1783 pour chasser dans la forêt environnante. La chambre où je loge, à proximité du domaine, se trouve sous les combles de la « maison du serrurier du roi ». Un panneau apposé sur la façade indique que l’achat du domaine par Louis XVI a entrainé « l’installation à Rambouillet de nombreux officiers royaux et artisans qualifiés », dont le maître serrurier Jacques Dablin, chez qui je loge donc cette nuit, ce qui n’est pas pour me déplaire…

Le soir, je me rends à la messe dans une chapelle à l’autre bout de la ville. À mon grand étonnement, elle est pleine. Lors de la prière universelle, le lecteur rappelle que nous commémorons la première apparition de Lourdes (11 février). À la sortie de la chapelle, une photo de la petite voyante est accrochée. Je songe qu’ils ont de la suite dans les idées dans cette paroisse, avant de comprendre que je viens de passer une heure dans la chapelle portant le nom de Sainte Bernadette. J’avais consacré un de mes premiers articles à cette gamine illettrée, cette insoumise à la force des rumeurs malfaisantes et des puissants. Elle aussi était une marcheuse – elle fut bergère. Je suis content de la retrouver ce soir.

À partir de Rambouillet, je raccorde le GR655, connu sous le nom de via turonensis : c’est la route pour Compostelle depuis Paris, en passant par Tours. La carte IGN au 1/25.000e la désigne d’ailleurs par des coquillages or sur fond bleu. Je contourne d’abord le château de Rambouillet par le sud, et mon chemin se poursuit entre champs et sous-bois.

Je m’étonne de constater que les champs sont déjà labourés, et même parfois semés (mes connaissances en agriculture étant proches de zéro, je ne suis pas sûr de l’exactitude de mes observations). Régulièrement, j’entends au loin ce qu’il me semble être des coups de fusil ; je suppose que la saison de la chasse est encore ouverte, ce qui ne me rassure que moyennement. Sur l’ensemble du parcours de la journée, je passe à proximité de châteaux de tailles inégales, parfois somptueux à l’instar du château de Voisins avec son bassin formé par les eaux de la Guéville. De nombreuses églises romanes ou gothiques jalonnent également la route ; elles sont comme des balises dans cet océan beauceron.

Pendant une bonne partie de la journée je vais descendre la vallée de la Drouette : je traverse Droue-sur-Drouette (le nom me fait rire), Épernon (où j’avale vite fait quelques chips et morceaux de fromage en guise de déjeuner, à proximité de la confluence Drouette-Guéville), Hanches, Saint-Martin-de-Nigelle, puis Maintenon après 35 kilomètres de marche. Je suis épuisé ! Heureusement, l’appartement que j’ai loué est très confortable. Il a par ailleurs l’avantage d’être très bien situé, à proximité du château acquis par la marquise du même nom, le long du canal Louis XIV (latéral à l’Eure). Ce canal, inachevé, devait initialement détourner l’eau de l’Eure pour alimenter les bassins de Versailles.

Château de Maintenon
Château de Maintenon

C’est dans une frénésie méprisant les douleurs de mon corps que je termine cette marche le quatrième jour. Je démarre au quart de tour à 8h30, fourbu mais motivé. Bien qu’étant encore dans la sphère d’influence de Paris, on sent qu’on est maintenant dans la vraie campagne : je croise pas mal d’animaux, des poneys, des poules, des canards sauvages, des biches. Je ne suis pas un grand amoureux des animaux, mais je trouve tout de même émouvant d’en rencontrer tant.

Je ne retrouve le chemin emprunté de nuit quelques semaines plus tôt qu’à Soulaires, car le GR faisant un coude par Maintenon, nous l’avions très largement coupé en novembre dernier. Les derniers kilomètres se font sur une longue piste cyclable qui longe l’Eure depuis Saint-Prest jusqu’à l’entrée de Chartres.

La cathédrale ne se laisse découvrir qu’au dernier moment. Pourtant, dans ce plat pays de Beauce avec la cathédrale comme unique montagne, nous pourrions la voir de loin. Mais c’est toute la subtile espièglerie des paysages que de forcer les randonneurs à jouer le jeu de piste jusqu’au bout.

Pour finir, j’entre dans la cathédrale, m’assoit sur un des bancs, et je prie pour tous les pèlerins qui viennent ici depuis 1000 ans. Mes contemporains n’ont rien inventé en la matière, ils n’ont fait que moderniser le pèlerinage : Airbnb a remplacé les hôtelleries des abbayes ; la polaire Quechua et le bonnet Lafuma la houppelande et le chapeau ; l’introspection et le lâcher-prise la spiritualité chrétienne ; le Vieux Campeur les colporteurs et les marchands de foire ; le tracé des GR celui des routes d’antan.

Chartres
Chartres

À la différence de mes prédécesseurs médiévaux qui, eux, devaient reprendre la route en sens inverse – à pied – pour retrouver leurs pénates, je m’engouffre dans les transports en commun pour rentrer chez moi. Un train, un bus et deux heures plus tard, je suis au fond de mon lit, avec un bon bol de chocolat chaud et un livre de Bakounine.

Habiter le monde

Pour expérimenter l’étendue de la mondialisation, il suffit de boire un Coca bien frais dans un village banda du cœur de la Centrafrique, tout en pianotant sur son Smartphone pour envoyer des mails, et se voir interrompu par un vendeur tchadien qui vous propose des contrefaçons de Nike fabriquées en Chine et arrivées par container au port de Douala, au Cameroun, avant d’être envoyées à Bangui par camion, puis dans ce village banda par taxi-brousse qui s’est ravitaillé en essence dans une station Total, tandis que non loin des femmes préparent un café produit au Brésil et torréfié aux Etats-Unis, en y ajoutant du lait en poudre produit et transformé en Europe.

La mondialisation contemporaine a créé un monde de hiérarchies et d’interdépendances. Les lieux moteurs de cette mondialisation peuvent s’analyser à plusieurs échelles. A petite échelle, on constate que les espaces intégrés sont les aires de puissances : Europe de l’Ouest, Amérique du Nord, Asie du Sud-Est (Chine, Japon, Inde). En y regardant de plus près, c’est essentiellement dans les grandes aires urbaines que se concentrent les dynamiques mondiales, et l’on voit se former un « archipel métropolitain » : les principaux flux – de marchandises, de personnes, d’informations, de capitaux – traversent avant tout quelques métropoles mondiales, du Nord comme du Sud. Enfin, à grande échelle, on constate qu’au sein de ces métropoles, quelques lieux en particulier dominent la mondialisation : ce sont les espaces d’échanges internationaux : les aéroports, les ports, les sites industrialo-portuaires, les zones commerciales, etc.

Pour un urbain privilégié des régions industrialisées, habiter le monde est devenu une évidence. Je l’ai constaté récemment en consultant le numéro 8100 de la Documentation photographique. Cette revue décortique chaque trimestre un sujet d’histoire ou de géographie, documents à l’appui. Dans ce numéro, intitulé « Habiter le monde », un schéma en particulier m’a interpelé : celui de l’habiter d’Alexandre. Pour ouvrir l’année 2015, je me suis amusé à reproduire ce schéma pour moi-même, m’essayant ainsi à un exercice d’égo-géographie

Le schéma ci-dessous cartographie les territoires que j’ai habités ces trois dernières années (de janvier 2012 à décembre 2014), la taille des disques correspondant au nombre de demi-journées passées dans chaque lieu. Evidemment, je n’ai indiqué que les lieux dans lesquels j’ai passé au moins 24 heures cumulées en trois ans. Sur le schéma, ces territoires sont éloignés les uns des autres en fonction du temps qu’il faut pour aller de l’un à l’autre, et non en fonction de la distance. J’indique également le mode et la fréquence des déplacements d’un lieu à l’autre, ainsi que l’utilisation que je fais de ces différents lieux (travail, gestion du ménage, loisir, sport, repos…).

Habiter le monde 2012-2014
Habiter le monde 2012-2014

Se dessine ainsi, à travers moi, un modèle-type du métropolitain contemporain. Je vis et travaille dans une commune des Yvelines (j’ai déménagé en janvier 2013 dans la même commune) ; je me rends régulièrement à Paris pour des sorties culturelles, des rencontres avec des amis, ou des courses diverses ; pendant mes vacances, parfois pendant mes week-ends, ou même dans le cadre de mes activités professionnelles (je suis enseignant et emmène mes élèves en voyages scolaires), je me rends en divers lieux de France ou à l’étranger. Avec mes spécificités, mon cas ne constitue pas une originalité : je suis ancré sur un territoire « de proximité » – ma commune de résidence et de travail – que j’identifie, et m’en échappe régulièrement à la faveur des facilités de mon lieu de vie (bien connecté), de mes revenus relativement confortables de jeune homme de la classe moyenne, et des conditions de transports modernes auxquels j’ai accès.

Habiter le monde est pour moi facile, mais il ne l’est évidemment pas pour des populations ou des territoires en périphérie de la mondialisation, dans les pays pauvres mais aussi dans les pays riches. Cet article n’est pas un plaidoyer pour la mondialisation ; il veut seulement poser un constat. Je ne crois d’ailleurs pas en un discours sans-frontiériste : les frontières ont toujours existé, d’une façon ou d’une autre, et elles sont à mon avis indispensables. On les dit souvent enjeux de conflits ; elles sont pour moi au contraire garanties de paix et de sécurité, car sans frontière, il n’y a pas de possibilité de fuir. Allez expliquer à un exilé politique qu’il faut supprimer les frontières ! Je crois qu’il ne sera pas ravi, car il est sans doute bien heureux d’avoir franchi les frontières du pays – qui est le sien, certes – où il était persécuté. Mais bien sûr, nous pouvons toujours nous plaire à croire en l’illusion d’un monde en paix perpétuelle… De même, les frontières permettent – lorsqu’elles sont respectées – de préserver la culture d’un peuple, sa langue, son histoire, son destin. La diversité des peuples et des modes de faire est une richesse pour l’humanité ; pouvoir les approcher est une chance ; parvenir à les comprendre – au moins un peu – aide à vivre. Je crois n’avoir cessé d’exprimer ce point de vue dans les articles de ce blog. Mais même si je me plais à habiter ce monde, je ne désire en aucun cas voir supprimées les frontières.

NB: L’image à la Une est une photographie prise par Anne-Laure, coopérante en RCA de 2009 à 2010.

Descendre la Seine

Du lycée où j’enseigne, et où je fus élève autrefois, nous dominons la Seine. Cela fait vingt-cinq ans que je regarde, depuis ces salles de classe forcément un peu austères, le fleuve majestueux qui s’écoule lentement. L’horizon est barré par les tours de la Défense, le Mont Valérien, les forêts domaniales derrière lesquelles s’étendent les jardins du château de Versailles.

Un jour du mois d’octobre 2014, je suis sorti de chez moi, j’ai longé les rues peuplées en cette somptueuse après-midi dominicale des vacances de la Toussaint, j’ai descendu les vieux escaliers qui mènent à la Seine – ultimes restes du château neuf, détruit pendant la Révolution – et j’ai marché, pendant plusieurs jours, quasiment jusqu’à la mer. A vrai dire, cela faisait déjà un moment que j’y pensais, à ce périple, je l’avais quelque peu prémédité. Depuis toutes ces années que je contemplais le fleuve s’enfuir indéfiniment, je savais qu’un jour je partirais à sa rencontre, faire un bout de chemin avec lui. Au mois de février dernier, j’ai pris la décision d’accomplir ce voyage quand les beaux jours et mes congés le permettraient. La fin du mois d’août aurait été idéale, mais des contraintes familiales m’ont retenu, et c’est pourquoi j’ai repoussé le projet au mois d’octobre.

A la fin de cet article, vous trouverez un diaporama de photographies prises pendant ma randonnée.

De Saint-Germain-en-Laye à Conflans-Sainte-Honorine : préparatifs et rodage

La tentation la plus ardente à laquelle j’ai d’abord pensé résister fut de couper les méandres – nombreux – qui tournoient dans la vaste plaine. Et puis je me suis souvenu de ma tentative de tour du Golfe du Morbihan, en 2009 : au bout de cinq jours, je n’avais plus supporté de tortiller indéfiniment, de faire de longues boucles de plusieurs heures avec le sentiment d’avoir avancé de 100 mètres tout en ayant marché 10 kilomètres. Finalement, j’avais mis le cap au Sud, vers la Vendée, ne pouvant plus voir en peinture ce littoral pourtant magnifique.

Je me suis souvenu aussi (mais l’avais-oublié ?) que le territoire français était quadrillé par de nombreux chemins extrêmement bien balisés qu’on appelle les GR, les PR (Grande Randonnée, Petite Randonnée), ou les chemins de pays. En général, ces chemins nous font passer par des endroits préservés, beaux, intéressants. Or, l’un d’eux, le GR2, a un tracé qui suit la Seine. Certes, bien des fois il coupe les méandres ; bien des fois, nous perdons de vue la Seine ; parfois même nous remontons le fleuve pour garder le cap à l’ouest. Mais cela ne fait que rendre la route plus agréable, plus riche, moins ennuyeuse. Et surtout, cela évite de s’encombrer de cartes et de se retrouver dans de vilaines zones industrielles.

Inscription GR2, Duclair
Inscription GR2, Duclair

J’ai donc opté pour suivre le GR2, en mettant de côté mon petit orgueil qui me fait aimer les routes qu’on ouvre soi-même au risque de s’y perdre (même si, en l’occurrence, perdre la Seine – quand on la descend – est impossible). Et j’ai tout de même, la veille de mon départ, acheté une carte, ou plutôt deux recouvrant toute la zone à parcourir. J’évoquais déjà dans un article précédent mon amour des cartes. Je le réaffirme ici : les cartes de l’IGN sont d’une telle beauté et d’une telle précision qu’elles valent bien des discours ; elles m’aident à observer le paysage, à en repérer les détails, les contours, les substrats.

Et puis, j’ai innové en utilisant l’application Géoportail sur mon téléphone. Géoportail, c’est un site officiel, gouvernemental, qui permet d’accéder à toutes les cartes de l’IGN, à toutes les échelles. Elle permet bien sûr de se localiser (se « géolocaliser », comme disent les pléonastes) sur ces cartes. Ainsi, impossible de se perdre ! Enfin, en théorie… Car l’inconvénient de ce procédé, c’est qu’il est dépendant de la longévité de votre batterie de téléphone… Si Géoportail m’a bien aidé, il m’a obligé à une gestion rigoureuse de ma batterie ; c’était, à vrai dire, une excellente occasion de me déconnecter.

Le premier jour a été plus dur que je ne l’avais prévu. Je suis parti vers 13h30, il faisait beau, et les premiers kilomètres furent joyeux : je découvrais un chemin de halage bien entretenu, une petite beauté inconnue et pourtant si près de chez moi. Après Sartrouville, le chemin quitte les bords de Seine pour se perdre dans des ruelles et des portions de bois que je trouve un peu glauques, à Cormeille-en-Parisis et à la Frette-sur-Seine. A Herblay, au détour d’un virage, je tombe soudain sur une charmante église de style roman. J’arrive à Conflans-Sainte-Honorine vers 17 heures, puis à mon hôtel trois-quart d’heures plus tard. Je suis éreinté : 23 kilomètres en quatre heures, j’ai été rapide ! J’ai pourtant mal évalué la distance : je pensais n’avoir que de 10 ou 15 kilomètres à parcourir.

Conflans tire son nom du fait qu’elle se situe à la confluence de la Seine et de l’Oise. Mon hôtel se situe à quelques mètres du point où la rivière se jette dans le fleuve, et de ma fenêtre, je peux les apercevoir tous les deux qui se rejoignent en silence. Dis comme cela, c’est poétique et enchanteur, mais en vérité, c’est dans un hôtel merdique et à peine propre que je loge, et pour apercevoir le confluent, mon œil doit passer au-dessus des rails du RER : la gare est juste là, devant moi.

La belle France

Le lendemain, départ à 8 heures 30. Je suis rejoint en fin de matinée par mon ami Jean-Martin, à Vaux-sur-Seine. Nous marchons vite, mais les coins que nous parcourons sont pauvres en commerce, et au bout d’un moment, affamés, nous commençons à craindre de ne pas trouver de quoi nous restaurer. A Tressancourt-sur-Aubette, un homme nous indique un Simply Market à 1,5 kilomètre, et un autre nous y emmène en voiture. Celui-ci nous explique la triste réalité de villages comme le sien : les commerces ont disparu, la voiture est devenue indispensable ne serait-ce que pour acheter son pain. Il nous raconte que la supérette du village a dû fermer à la suite d’un changement de propriétaire : entre les deux, une discothèque s’est ouverte sur la commune et a obtenu l’unique licence délivrable sur le village pour vendre de l’alcool, empêchant du même coup un éventuel repreneur de la supérette d’en vendre, vouant son entreprise à l’échec. Voilà pourquoi il n’y a plus de commerce à Tressancourt : à cause d’une boite de nuit.

La Collégiale de Mantes-la-Jolie
La Collégiale de Mantes-la-Jolie

Après ce détour dans ce qui est en fait la « banlieue » de Meulan et des Mureaux, un deuxième problème se pose à nous: où allons-nous dormir ce soir ? Nous découvrons qu’aucun hôtel n’est installé sur notre parcours, et même si nous sommes prêts à quelques détours, nous tombons sur des hôtels déjà complets. Nous quittons donc le GR, escortés par deux dames rencontrées là – professeurs de sport habitant dans le coin – pour rejoindre la gare de Juziers, puis, en train, Mantes-la-Jolie. Les trois hôtels de la place de la Gare sont complets. Nous devons prendre un bus qui nous emmène à l’Ibis du Val Fourré ! Pour nous qui étions partis parcourir la campagne normande, le voyage commence mal !

Le lendemain toutefois, nous décidons de rejoindre le GR à pied, en traversant toute la ville de Mantes. C’est le début d’un parcours dans une belle France. Hormis ces banlieues un peu tristes, nous traversons quatre départements qui me semblent loin de la diagonale du vide, ou de ce que le journaliste Jean-Paul Kauffmann appelle la France des conjurateurs, ou le géographe Christophe Guilluy la France périphérique. Ces expressions désignent ces régions de France relativement pauvres, rurales ou périurbaines, abandonnées, d’où sont partis les services publics, oubliées des politiques qui se sont plutôt intéressées aux banlieues des grandes agglomérations.

Les Yvelines, le Val d’Oise, l’Eure et la Seine-Maritime, durant ce périple, me font l’effet de départements riches : les paysages sont bien entretenus, proprets, soignés. Chaque village vibre dans la rambleur de l’Histoire : des châteaux médiévaux, des églises ou des collégiales du XIIIème siècle, des masures du XVIIème, des clochers du XVIIIème, des bords de Seine peints par les impressionnistes au XIXème, un hôtel occupé par Balzac, la maison de Léopoldine Hugo, de vétustes lavoirs, puits, hangars. Ensemble, ces villages forment ainsi comme un immense chapelet chronologique : Herblay, Conflans, Triel, Vaux, Vétheuil, Mantes, La Roche-Guyon, Giverny, Vernon, Les Andelys, Rouen, Caudebec-en-Caux, Villequier, Harfleur, Le Havre… On croirait voir cette France recouverte « d’un blanc manteaux d’églises » chère à Raoul Glaber, ce moine du XIème siècle. Ces églises et ces bâtiments sont les traces d’un passé glorieux, mais leur préservation actuelle est le signe d’une richesse du présent.

Pourtant, nous n’avons pas croisé beaucoup d’humains. Les usines me semblaient parfois désaffectés, les rues étaient souvent vides, certaines gares ne voyaient plus que quelques trains s’arrêter. Trompeuses apparences ! A bien y regarder, les paysans sont aux champs et les bêtes dans leurs prés ; les cheminées des usines fument ; le fleuve est parcouru de péniches et parsemé de sites industrialo-portuaires pour la plupart spécialisés dans la pétrochimie ; les jardins sont tondus, fleuris, les maisons en bon état, preuve d’une occupation permanente ou régulière. Et à bien y écouter, on peut entendre les machines agricoles ou industrielles qui fonctionnent dans la vallée, les chiens qui aboient ici et là, les hommes qui crient aux chantiers, les trains de la ligne Paris – Le Havre qui passent en soufflant. La vallée de la Seine est visiblement un bassin de plein emploi.

Depuis une petite ville du nom de Saint-Pierre-du-Vauvray, nous avons été emmenés en voiture à la gare Val-de-Reuil, assez laide mais bien fréquentée, à en croire les travaux d’agrandissement. Et de là, nous avons rejoint en train Rouen, où vit mon frère et sa famille. Pour un randonneur, faire du stop, prendre le bus ou le train est toujours un peu honteux. Comme il a l’impression de tricher, le marcheur se cherche des excuses, tient absolument à s’autojustifier… L’excuse, ici, c’est que nous ne nous sommes pas équipés de tentes et qu’il a été souvent compliqué de trouver des hébergements. Parfois aussi, nous avions mal évalué le temps de marche d’un lieu à un autre et nous nous trouvions en pleine campagne à la nuit tombante, harassés et fourbus… Mais c’est stupide de se chercher des explications : nous pouvons bien faire ce qui nous chante, nous n’avons de compte à rendre à personne ! L’auto-stop, le train, les bus ont bien eux aussi leurs charmes, ils peuvent être l’occasion de rencontres improbables.

Aussi, après la nuit passée à Rouen, je laisse là mon ami Jean-Martin qui doit rentrer à Paris, et je poursuis seul le périple. Je récupère le GR212 à Barentin que j’ai rejoint en train. Le GR212 fait la jonction avec le GR2 à Duclair, où je déjeune, mal abrité de la pluie dans un sous-bois. Cette journée sera la seule pluvieuse. J’ai été chanceux : les autres jours ont varié du grand bleu au gris normand ; hormis une averse de dix minutes, jamais de pluie.

Mairie de Caudebec en Caux
Mairie de Caudebec en Caux

A Caudebec-en-Caux, l’intercommunalité Caux Vallée de la Seine est en train de construire un musée de la Seine dont l’ouverture est prévue pour 2015. S’il est bien fait, il peut valoir le coup. Car la Seine a tant d’histoires à raconter. Tout en bas de cette page, après le diaporama et la bibliographie, je vous ai recopié un texte inscrit sur un panneau explicatif dans la boucle de Caudebec.

A Villequier, j’ai été ému de passer devant la maison de la famille Vacquerie, amie de celle de Victor Hugo et alliée à elle par le mariage de Léopoldine et Charles. C’est dans ce village que les jeunes mariés sont tragiquement décédés dans un accident de canot par temps venteux. Ce drame a inspiré au poète ce texte célèbre que je vous livre ici, car il me remue profondément :

Demain, dès l’aube, à l’heure où blanchit la campagne,
Je partirai. Vois-tu, je sais que tu m’attends.
J’irai par la forêt, j’irai par la montagne.
Je ne puis demeurer loin de toi plus longtemps.

Je marcherai les yeux fixés sur mes pensées,
Sans rien voir au dehors, sans entendre aucun bruit,
Seul, inconnu, le dos courbé, les mains croisées,
Triste, et le jour pour moi sera comme la nuit.

Je ne regarderai ni l’or du soir qui tombe,
Ni les voiles au loin descendant vers Harfleur,
Et, quand j’arriverai, je mettrai sur ta tombe
Un bouquet de houx vert et de bruyère en fleur.

Eloge de la lenteur

Une semaine de randonnée, c’est insuffisant pour pouvoir fanfaronner. C’est somme toute assez modeste, même si j’ai eu le sentiment de me faire vivre une expérience originale en partant de chez moi à pied pour une destination lointaine. Une semaine à 5 km/h. Pour prendre le temps d’observer les paysages, de taper des brins de causette avec quelques personnes, pour sentir le roulis des muscles qui se mettent en branle et qui s’usent, pour mesurer la beauté du chemin, pour remarquer des détails que l’on néglige habituellement, pour explorer l’au-delà des villes, pour voir ce qu’il y a derrière l’horizon que nous offrent le rail ou la route.

Le GR2 est très agréable. Dans l’ensemble, il est bien balisé. Une carte au 1/25000ème est indispensable car par moment le marquage fait défaut : effacé, caché derrière des feuilles, inexistant… Le GR2 m’a tout de même semblé peu adapté à une marche de plusieurs jours : les lieux d’hébergement ou de restauration sont rares ou alors obligent à des détours importants ; il emprunte certes des chemins charmants, mais on voudrait parfois moins tortiller ; il perd souvent la Seine de vue, et c’est un peu dommage.

En définitive, je me suis arrêté à Notre-Dame-de-Gravenchon, peu avant Lillebonne, à quelques kilomètres du Havre, là où la Seine n’est plus que le théâtre d’un interminable réseau de raffineries, de pipeline et d’usines à gaz. J’étais prêt à terminer en une journée la dernière longue portion du trajet qu’il me restait à effectuer, mais mon corps a refusé : une semaine à marche forcée a fini par l’endommager ! C’est mon pied gauche qui le premier a dit stop : il a enflé l’avant-dernier jour, probablement à cause d’une glissade sur un escalier mouillé. Toute la journée, j’ai marché avec cette cheville qui me lançait. Du coup, c’est la jambe droite qui supportait l’essentiel de l’effort, et elle a fini, elle aussi, par me faire souffrir !

Tant pis : à Gravenchon, j’ai pris un bus pour le Havre, puis du Havre un train pour Paris, avant le métro et le RER jusqu’à la case départ. Mais, pour citer une phrase lue sur le pare-brise arrière d’une voiture garée dans un des villages parcourus, «  dans le voyage, ce qui compte n’est pas la destination, mais le chemin. » Cela fait une excellente conclusion.

 

Cartographie :

– Top 100, numéro 108, Paris – Rouen, IGN 2013
– Top 100, numéro 107, Rouen – Le Havre, IGN 2013

Bibliographie :

– KAUFMANN Jean-Paul, Remonter la Marne, Fayard, 2013
C’est le livre qui a inspiré mon propre voyage. Le journaliste remonte la Marne pendant sept semaines et 500 kilomètres, remontant ainsi l’histoire et évoquant ses rencontres.

– GUILLUY Christophe, La France périphérique, comment on a sacrifié les classes populaires, Flammarion, 2014
Je ne l’ai pas lu, mais il a fait grand bruit…

Annexe : Histoire du méandre de Brotonne

Malgré sa nonchalance apparente, la Seine fut un fleuve particulièrement tumultueux pendant ces deux derniers millions d’années. Pendant les glaciations, elle a effectué un travail de sape qu’on a du mal à imaginer. Son cours a subi des transformations que seul l’examen du paysage peut encore révéler à des esprits curieux.

L'histoire de la boucle de Caudebec en Caux
L’histoire de la boucle de Caudebec en Caux

Il y a deux millions d’années (1), la Seine coulait au milieu de l’actuelle forêt de Brotonne. La boucle ainsi formée s’est élargie progressivement (2) jusqu’à ce que, il y a 500.000 ans, la Seine finisse par recouper le méandre à sa base, au niveau de la commune actuelle de La Mailleraye (3).Le creusement du plateau se poursuit et le méandre, au bord duquel s’est construit Caudebec, continue de s’ébaucher. Le soulèvement progressif de la région a peu à peu mis l’ancien méandre hors d’eau (4), sauf à la base des deux branches du méandre aux lieux-dits « le Val Rebours » et le « Val du Torps ». La présence de ruisseaux et de terrains marécageux y perpétue la mémoire du fleuve. Quand on traverse la forêt en plusieurs endroits et notamment pour rejoindre Pont-Audemer, on descend au fond d’un vallon et on en ressort presque aussi vite : on vient tout bonnement de franchir un méandre fossile de la Seine.

Rives et endiguement

Jusqu’au 19ème siècle, la navigation commerciale doit composer avec un fleuve sauvage. Son cours divaguant forme des bancs, des chenaux et des îles (île de Belcinac). Les bateaux devaient attendre des vents favorables et la marée haute. Peu à peu, des îles ont été rattachées, et des bras comblés. Au 19ème siècle, la question de l’accessibilité du port de Rouen aux gros navires était posée. Les riverains demandent la protection de leurs biens fonciers grignotés par la Seine. En 1846 débute l’ère des endiguements et des grands travaux. Ceux-ci consistent à creuser un chenal au profit inégal et à édifier une digue sur chaque rive, renforcée par des enrochements puis par des pavés et du béton. Le lit, large d’1 km, est réduit à 300 mètres et sa pofondeur navigable passe de 3 m à 10,50 m.