Quiconque est retourné un jour sur un lieu oublié de son enfance sait le trouble spatio-temporel que provoque une telle expérience. Il y a quelques mois, par une douce et ensoleillée journée de février, au détour d’une randonnée que j’effectuais de chez moi à Paris, je me suis rendu compte que j’allais passer à proximité de la résidence où j’ai passé les premières années de mon existence. Retrouver les lieux de mon enfance m’obligeait à opérer un léger détour, mais la nostalgie dont je suis habituellement peu friand fut plus forte que la crainte d’arriver à la nuit tombée aux pieds de la Tour Eiffel. J’exécutais donc le crochet par le 118 Elysée II de La-Celle-Saint-Cloud.

Je ne saurais décrire cette impression étrange d’une extrême familiarité dans un lieu dont je croyais avoir tout oublié.
Les pas me guident automatiquement d’un lieu à un autre, chaque virage annonce un inconnu qui jaillit immédiatement à ma mémoire dès qu’il se découvre. Tout paraît absolument intact, dans son jus. Seuls quelques détails montrent que plus de vingt ans ont passé : les digicodes à l’entrée des halls d’immeuble, les bacs à sable remplacés par un revêtement vaguement mou, des véhicules du XXIème siècle (adieu BX, 205 et antiques Fiat 500), un centre commercial refait à neuf (mais neuf depuis quand ?). Sans même m’en rendre compte, je me retrouve devant l’école où je fus scolarisé en CP et en CE1 (presque trente ans en arrière, déjà… Mon Dieu, c’est passé si vite…). Un peu plus loin, le local scout où je ne me rendis qu’une seule fois pour assister à un spectacle auquel participait ma sœur aînée (mais est-ce bien sûr ?). Je poursuis ma marche vers Paris. Sans le savoir, je n’ai pas terminé mon retour dans le passé : je retrouve aussi le bois où mon père m’emmenait courir avec mon petit frère, la place du marché où nous faisions parfois nos courses le dimanche matin, le quartier où travaillait notre pédiatre.

Penser l’espace, c’est se l’approprier. Cela nécessite du temps et de l’expérience. Je me rappelle par exemple que je m’étais mis en tête, à sept ou huit ans, de dessiner un plan de la résidence. Dès les premiers essais, j’avais compris que seul un professionnel pouvait réaliser cela, muni d’appareils appropriés. Avoir parcouru des centaines de fois un territoire ne me permettait pas de me le représenter mentalement. Les angles des rues, les distances, le fourmillement de détails : il faut des outils très précis pour mesurer cela, et, par ailleurs, toute représentation nécessite de faire des choix : vais-je identifier chaque arbre ? les places de parking ? la balançoire du sac à sable ? Vais-je préciser le type de paysage figuré : forêt, route en bitume, chemin de terre, gazon…
Il est un exercice que je demande parfois à mes élèves : dessiner mentalement (sans support, donc), la carte d’un lieu qu’a priori ils connaissent bien : leur commune, les contours de la France ou de l’Europe… Les résultats sont stupéfiants : ils négligent des quartiers entiers de leur ville, indiquent certaines voies mineures (leur rue, celle de l’école) et oublient les grands axes, ne perçoivent pas les fractures urbaines, hypertrophient en abondant de détails les zones qu’ils connaissent bien, où ils passent leurs vacances (la Bretagne, par exemple) mais ignorent la Manche, la mer Adriatique, la Grèce et sont incapables de tracer certaines frontière (en ce qui me concerne, je ne parviens jamais à marquer les contours de l’est de la France).
Il y a toujours un décalage entre l’espace tel qu’on le pense (projectif) et l’espace tel qu’on le voit ou tel qu’il est (topologique). Avec la distance des années, ce décalage peut s’accroitre, évidemment, mais mon expérience de retour à La Celle Saint Cloud me fait ressentir que l’espace « mathématique » (euclidien) varie peu. J’ai trouvé dans un roman la bonne formulation pour décrire le changement opéré dans le regard entre l’enfance et l’âge adulte : « Les enfants voient la vie à travers une focale courte qui déforme l’espace, lui donne une profondeur exagérée » (Marc Dugain, L’emprise). Aussi, à La Celle Saint Cloud, je m’étonne de parcourir en très peu de temps des distances qui me semblaient importantes, tout en n’ayant pas l’impression, à le regarder, que l’espace soit plus vaste que dans mon souvenir. Et cette sensation paradoxale n’est pas seulement la conséquence d’un pas plus rapide…
À la fin de cet été, je me suis rendu en Allemagne, à Leverkusen. J’ai déjà eu l’occasion d’expliquer ici ou là que les voyages linguistiques de mon adolescence ont été des expériences fondatrices qui ont très largement formé mon goût pour les cultures de l’Autre. J’avais quatorze ans la première fois que je me suis rendu à Leverkusen. Je n’y étais jamais retourné depuis, et je n’avais de ce séjour que des souvenirs impressionnistes et fugaces : une vague vision de la rue où je logeais, chez mon correspondant ; des images très floues du Gymnasium où celui-ci était scolarisé (que je confondais toutefois avec celui d’Aschaffenburg, l’année suivante) – ce qui m’avait alors frappé, c’était l’ouverture de cette école, moi qui étais habitué aux hauts murs de mon collège, hyper contrôlé, avec des barreaux aux fenêtres et des surveillants à l’entrée ; le Musée du Chocolat de Cologne (ou plus exactement la fontaine de chocolat devant une baie vitrée donnant sur le Rhin) ; la visite des usines Bayer ; la maison de Beethoven (que je confondais avec celle de Goethe à Francfort, elle aussi visitée l’année suivante)…

Bien sûr, de multiples souvenirs m’ont sauté à la gorge en revenant : soudain, le Gymnasium m’était familier ; le Kölner Dom m’apparaissait dans toute sa splendeur à la sortie de la gare, comme je l’avais laissé vingt ans plus tôt ; je me rappelais parfaitement de la Maison de l’Histoire à Bonn ; je savais apprécier le style si particulier de ces villes au bâti récent, car entièrement détruites à la fin de la deuxième guerre mondiale.
Un paysage ou un lieu peuvent parfois être identifiés, dans sa géographie personnelle, à une époque ou à un événement particulier. Lorsque je reviens à Saint-Jean-de-Luz, de plus en plus rarement, je retrouve toujours mon enfance, époque où je m’y rendais plusieurs semaines par an, généralement aux vacances de Pâques et en été, parfois à la Toussaint. La maison de ma grand-mère paternelle, dans un village près de Toulouse, au bord de l’Ariège, est exclusivement associée, dans mon esprit, soit à l’été (la rivière scintillante, les champs de maïs, les fleurs champêtres bourdonnant, le lait de vache directement acheté à la ferme, les sirops de menthe homemade) soit à l’hiver (Noël dans le salon), absolument pas aux intersaisons. Étonnamment, la ville rose n’évoque d’ailleurs presque rien pour moi : nous n’y allions presque jamais. Aussi, je ne la réduis qu’à une seule chose : la gare Toulouse-Matabiau. Pourtant, j’en parle souvent d’une ville dont je suis originaire, car ma famille paternelle y a vécu, et nombre de mes cousins y habitent encore.
Je ne suis pas à proprement parler un nostalgique. Je crois avoir une bonne capacité de résilience ; mon passé ne me hante pas. Aussi, je ne me retrouve pas dans ces quelques phrases de Barbara, extraites de la chanson « Mon enfance » mais je vous les partage car je les trouve belles :
Il ne faut jamais revenir
aux temps cachés des souvenirs
du temps béni de son enfance.
Car parmi tous les souvenirs
ceux de l’enfance sont les pires,
ceux de l’enfance nous déchirent. […]
Pourquoi suis-je donc revenue
et seule au détour de ces rues?
J’ai froid, j’ai peur, le soir se penche.
Pourquoi suis-je venue ici,
où mon passe me crucifie?
Elle dort à jamais mon enfance.
