13 mois de soleil

Le calendrier éthiopien a cela de particulier qu’il comporte 13 mois, le dernier étant nettement plus court que les autres (5 ou 6 jours), ce qui permet à la propagande touristique d’affirmer qu’en Éthiopie on passe treize mois de l’année sous le soleil. C’est assez bien vu, mais ce slogan met de côté les saisons de pluies et de froid, dont j’ai eu l’occasion de goûter un échantillon. Cela me fait penser à ces Bretons qui prétendent qu’en Bretagne on voit le soleil tous les jours… au moins une fois par jour. Moi qui ai passé quelques étés en Bretagne, je peux affirmer que même sous cet angle, ce n’est pas vrai.

Toutefois, l’Ethiopie est un pays que je recommande mille fois. Car là-bas, il y en a pour tous les goûts et pour tous les budgets.

Harar, août 2013
Harar, août 2013

Si vous aimez l’histoire et la culture, vous avez de nombreux sites archéologiques, notamment celui où l’on a retrouvé Lucy. Vous avez également de vieilles cités antiques ou médiévales telles que Harar, ou Axoum et Gondar.

Si vous aimez la spiritualité, vous avez les églises troglodytes de Lalibela et les 99 mosquées de Harar, que je n’ai pas comptées. Vous rencontrerez une des communautés chrétiennes les plus anciennes : les Ethiopiens orthodoxes, chrétiens depuis les premiers siècles. Vous trouverez le souvenir des Falachas, les seuls juifs noirs de la planète, dont la plupart ont toutefois migré en Israël.

Hyènes à Harar, août 2013
Hyènes à Harar, août 2013

Si vous aimez la randonnée, la nature, l’observation de la faune et de la flore, vous avez le parc national des lacs Abijata et Shalla où fourmille une faune fantastique ; les Monts du Balé où vous trouverez des parcours de trek bien organisés ; les sources du Nil Bleu ; les déserts de sel du Danakil, lieu le plus hostile de la planète ; les sources chaudes de Sodéré ou de Garagadi : le parc national d’Awash; le parc du Simien, magnifique… Certes, si ce sont les « Big Five » qui vous intéressent, c’est plutôt le Kenya ou la Tanzanie qu’il vous faut, mais vous saurez peut-être vous contenter des hyènes, des hippopotames, des pélicans, des chameaux, tous très accessibles…

Si vous aimez l’authenticité des peuples encore peu soumis aux ravages de la mondialisation, vous avez les confins du Sud et de l’Ouest où vivent les les Arsi, les Woleyta, les Oromo, les Konso, les Erboré…

Si vous êtes Rastas, vous aimerez peut-être la communauté de Shashemene, composée essentiellement de noirs américains et caribéens venus retrouver la terre mère dès les années 1950.

Si vous goûtez peu à l’Afrique, ses misères, son foutoir, ses fournaises, ses routes harassantes, les grandes destinations sont desservies par les avions de la très sûre compagnie Ethiopian Airlines, en plein développement. Vous pourrez très facilement vous connecter sur Internet; le réseau de téléphonie mobile fonctionne parfaitement bien. Vous trouverez des hôtels aux standings internationaux. Le climat est dans beaucoup de régions très supportable car la tropicalité est nuancée par l’altitude.

Si vous n’êtes pas très riches, vous avalerez des plats locaux aussi bien que des pizzas, burgers, lasagnes, pour 3 à 6 euros (boisson comprise); vous serez logés très convenablement pour 10 euros; vous vous déplacerez très facilement en minibus, en tuk-tuk ou en taxi. Les routes sont de très bonne qualité dans l’ensemble.

Toutefois, vous ne couperez pas aux harangues incessantes; vous n’échapperez pas à ces indigents et ces estropiés qui se traînent par terre et qui puent; vous trouverez difficilement des petit-déjeuner de qualité, le service dans les restaurants et ailleurs sera parfois à désirer; vous arriverez à vous faire comprendre en anglais pour l’essentiel mais vous ne pourrez pas converser sur Schopenhauer ou sur la crise de la dette; vous aurez parfois le sentiment d’être une vache à lait, il faudra batailler dur pour ne pas vous faire arnaquer et vous vous ferez arnaquer quand même.

Quant aux femmes éthiopiennes, je me suis demandé sur quoi reposait leur réputation en rentrant de mon premier voyage dans l’Est et le Sud. Dans le Nord, j’ai compris! Mais ce n’est pas le plus important, la beauté de l’Ethiopie est ailleurs…

Pour plus d’informations, lire mes articles sur l’Ethiopie:
– Addis Abeba
– Harar et Dire Dawa (Est)
– La vallée du Rift et Awasa (Sud)
Lalibela, Axoum, Gondar, Bahar Dar, Parc du Simien (Nord)

Autour du Lac Langano, août 2013
Autour du Lac Langano, août 2013

La vallée du Rift

Du Mozambique à la Syrie, une immense faille béante creuse la surface de la Terre selon un axe Sud-Ouest / Nord-Est, sur 6000 kilomètres environ. Cette longue et vaste fracture ouverte il y a 35 millions d’années s’appelle la Vallée du Rift dans sa partie africaine. Elle sillonne le Mozambique, le Kenya, l’Ouganda, la Somalie et l’Ethiopie. En la remontant depuis le Sud, elle s’effondre un peu après Addis Abeba et s’élargit pour former le triangle Afar, avant de se laisser engloutir par la Mer Rouge. Au sud d’Addis, dans sa partie la plus étroite donc, la Vallée du Rift est un lieu de tous les mythes. C’est là par exemple qu’on y a découvert Lucy, ce qui laisse penser que cette région pourrait être celle des origines de l’humanité. Une route secondaire, que je n’ai pas prise, est saupoudrée de sites préhistoriques.

On raconte aussi que sur l’une des îles de l’un des sept lacs qui y sont ancrés – l’île Tullu-Gudu sur le lac Ziway – une église maintenant en ruine aurait contenu l’Arche d’Alliance. Celle-ci contenait les tables de la Loi que Dieu avait transmise à Moïse sur le mont Sinaï. La Bible, complétée par d’autres légendes, raconte que sous le règne de Salomon, une dénommée Makeda, reine de Saba, se rendit en Israël. Subjuguée par la sagesse et la splendeur de Salomon, elle lui remit quantité de cadeaux et se convertit au judaïsme. Salomon, tout sage qu’il était, n’en passa pas moins outre le refus et la virginité de la chaste reine, et la viola avec son consentement, si je puis oser ce vilain oxymore. Après la nuit qu’ils passèrent, Salomon remit à Makeda un anneau royal, pour le cas où elle enfanterait. Elle repartit dans son royaume que l’on situe dans l’Ethiopie actuelle, et effectivement elle enfanta. Non seulement cela légitima que certains chefs de guerre prissent le pouvoir en se déclarant héritier de Salomon et de la reine de Saba (c’est la dynastie salomonide du IIème siècle à 1974, avec plusieurs longues interruptions), mais en plus cela permit aux Éthiopiens de récupérer l’Arche d’Alliance. En effet, le royal fiston, Ménélik, à l’âge adulte, fut envoyé connaître son père. Celui-ci l’oignit de l’huile royale et le renvoya régner en son nom en Éthiopie avec un morceau de l’Arche, accompagné par les premiers-nés de tous ses conseillers. Les jeunes gens, allez savoir pourquoi, ne voulant pas se contenter d’un bout d’Arche, s’emparèrent de toute la sainte relique et partirent avec à Axoum, la capitale du royaume juif d’Afrique, pour suivre Menelik. Au XVIème siècle de notre ère, la chute d’Axoum incendiée par les musulmans poussa les prêtres à la fuir en emportant avec eux l’Arche et la cachèrent sur l’île Tullu-Gudu.

Remonter la vallée du Rift, c’est donc plonger dans un monde de légendes et d’hypothèses scientifiques qui nous mènent aux confins des mystères de l’humanité. C’est cette route que j’ai empruntée dans la troisième partie de mon voyage.

De Harar à Adama (Nazreth): des sardines en boîte

Il fait encore nuit et je suis réveillé depuis une dizaine de minutes lorsque mon téléphone sonne et qu’une voix au combiné m’ordonne: « wake up! » Je ne suis pas surpris parce que la veille, en réservant une place dans un minibus pour entamer mon voyage vers le Sud, le responsable du bureau m’a prévenu: « soyez prêt à cinq heures, je vous appellerai pour vous dire que le bus est devant votre hôtel ».

Sa ponctualité me frappe. Le bus dans lequel je m’installe est déjà presque complètement rempli. Le chauffeur est sur la fin de sa tournée de ramassage. On m’installe sur la banquette du fond, à une place qui me laisse les jambes à peu près dégagées (j’ai connu bien pire), et surtout à côté de personnes pas trop épaisses. Ma voisine de droite, en particulier, est une musulmane oblongue et maigrelette de douze ans environ. Elle porte une belle robe presque moulante en coton couleur carmin, et sa tête est recouverte par un voile rose aux broderies raffinées. Au bout de trente minutes, le type à ma gauche vomit, ce qui casse un peu l’ambiance extrêmement calme – pour ne pas dire endormie. Notre malade a tout de même eu la décence d’anticiper son vomis et de le déposer délicatement dans un sac en plastique qu’il jette ensuite par la fenêtre. À ce stade du voyage, il fait presque froid au dehors, une pluie dégueulasse rend la route de montagne un peu dangereuse, et le brouillard épais ne me permet pas, hélas, d’admirer le paysage. Ce n’est qu’un peu avant 8 heures que pluie et brouillard se dissipent, et le spectacle qui s’offre à nous est réjouissant: je peux observer le plateau du Haragué qui descend à perte de vue jusqu’à la vallée du Rift, tandis que des chameaux broutent ici et là, certains suivant en caravane une route qu’eux seuls connaissent. Ils me font prendre conscience que la température a monté et que je n’ai pas bu depuis la veille au soir.

Ce n’est qu’après la pause du petit-déjeuner que l’ambiance commence à se réchauffer dans le bus. La pause en elle-même nous a réveillé. Mes compagnons de voyage se sont amusés de la jeune serveuse extrêmement bavarde avec moi… en amharique… On me traduisait, je lui répondais en anglais, on lui traduisait. Une fois que le bus se remet en branle, je sors ma carte de l’Ethiopie pour comprendre où nous en sommes de notre trajet. Ma petite voisine semble fascinée par ma carte. Je lui montre Harar, je lui désigne le point où nous sommes maintenant, et la route qu’il nous reste à faire jusqu’à Addis. Là encore, elle parle amharique et moi anglais, mais nous nous comprenons. Motivé par son enthousiasme, je sors mon IPad et lui montre mon « Petit Futé » numérique et quelques photographies que j’ai prises, oubliant un instant que mon vomito de voisin, qui bien sûr s’intéresse lui aussi à mon exposé, pourrait nous refaire une crise à se concentrer comme ça sur un point fixe. Je décide d’écourter mon étalage de richesses.

Je signale au passage que le « Petit Futé », qui a le mérite d’être le seul guide disponible en français sur pas mal de destination, mais qui a l’inconvénient d’être souvent assez mauvais (notamment à cause de ses pitoyables cartes), s’avère ici assez précieux. Entre lui pour les questions pratiques (où manger, où dormir, etc.), le guide Olizanne pour les aspects culturels, et les conseils épars pris çà ou là, j’arrive à très bien planifier mon voyage. Pour l’instant, je n’ai jamais perdu mon temps à chercher une gare routière introuvable ou à me pointer devant un hôtel qui n’existait plus.

Après un peu moins de neuf heures de route passées assez vite tant la contemplation du paysage suffisait à m’occuper, malgré l’insupportable musique à fond que s’échinait à nous imposer le chauffeur et malgré le refus catégorique de la totalité des voyageurs à vouloir ouvrir les fenêtres – ne serait-ce qu’un peu – alors que la température est maintenant très élevée et qu’on étouffe franchement, nous arrivons à Adama (anciennement Nazreth), qui constitue pour moi la première étape – purement technique, pour couper la route – de ma remontée vers le Sud. Franchement épuisé, je ne résiste pas au plaisir de me payer l’étape dans un hôtel très confortable, avec des chambres fraîches, propres et bien aménagées, avec une piscine et une atmosphère très calme. Cette ville sans intérêt en gagne donc un pour moi: me reposer au bord de la piscine.

De Adama à Awasa, via le lac Langano: le roi de la route

Ces trois jours étaient bien partis pour être de tout repos: une courte étape jusqu’au lac Langano où je devais passer deux nuits, puis une autre étape plus courte encore pour Awasa. Si je voulais être concis, je pourrais effectivement m’en tenir à cette version.

Sauf que, pour commencer, la première étape Adama-Langano s’est avéré un calvaire. Déjà, à la gare routière d’Adama, des routiers rigolards me font aller d’une station à une autre, avant que je comprenne enfin d’où partent vraiment les bus pour Bulbula (le village où je dois m’arrêter). Il faut dire que le mot « Bulbula » me fait rigoler moi aussi, et je me sens un peu ridicule en le prononçant. Une fois installé dans mon bus commence le trajet le plus pénible de mon voyage. Pour une raison qui me dépasse en grande partie (je n’ai que des hypothèses à formuler, mais je vous les épargne), je vais prendre quatre bus différents, dont le dernier (qui couvre la minuscule portion de Bulbula jusqu’à l’intersection de la « main road » avec le chemin vers le lac) ne va même pas comprendre où je dois m’arrêter. Selon moi, le receveur me fait payer trop cher. Au bout de quelques kilomètres, je finis par m’étonner qu’il ne s’arrête toujours pas, étant donné que j’avais estimé l’embranchement avec mon chemin beaucoup plus proche. Je lui redonne donc ma destination, je dois répéter trois ou quatre fois en variant les prononciations avant qu’il comprenne enfin. Il fait arrêter net le chauffeur, me fait descendre en me montrant la route dans le sens opposé et me laisse en plan en pleine brousse. Là, à ce moment-là, avec mon paquetage sur le dos, au bord de cette route, au milieu de nulle part, je sens la colère qui monte en moi après une matinée de fatigue, et je regrette de ne pas avoir fait avaler ses dents pourries à ce crétin de receveur qui de toute façon ne parlait pas un mot d’anglais et à qui par conséquent je n’ai pas pu exprimer mon mépris total. Je pars donc en sens inverse, et me voici, crevant la dalle, en plein soleil, dans un paysage que je n’ai pas envie d’apprécier, marchant vers un lac que je ne vois pas, vers un hôtel dont – je m’en rendrais compte après une heure – j’avais sous-estimé l’éloignement de la « main road ».

Et quand j’arrive enfin à l’hôtel, les chambres sont moches et d’une salubrité douteuse malgré leur prix exorbitant (j’apprendrai plus tard que le prix est le double pour les étrangers, alors que les gros Éthiopiens qui y sont venus avec leur grosse femmes, leurs gros enfants et leur gros 4×4 sont sans doute plus riches que moi), et la carte du restaurant est d’une pauvreté d’autant plus pauvre que tous les plats proposés ne sont pas servis. Pour couronner le tout, l’eau du lac est d’une couleur saumâtre qui ne donne pas du tout envie de s’y baigner – et je ne m’y baignerai d’ailleurs pas. Bref, en me couchant ce soir-là, après une douche dont l’eau huileuse est visiblement pompée dans le lac, je déprime un peu, surtout que la pluie s’est mise à tomber en fin d’après-midi, ce qui a fini de m’achever. Bien sûr, Les Misérables, l’unique roman que j’ai emporté, ne me permet pas d’égayer ma soirée.

Heureusement, le lendemain il fait beau. J’endosse mon petit sac, et je pars à l’assaut de ce lac. Pendant toute ma balade, des gamins accourent de je ne sais où et me proposent du maïs grillé que j’accepte pour leur faire plaisir, me demandent de les prendre en photos, ce que je fais bien volontiers, m’invitent dans leurs maisons, ce que je refuse. Je finis par croiser un type qui parle un peu anglais. Il m’emmène dans une sorte de café que je pourrais qualifier d’ethnique: un acacia ombrageux, une baraque en bois et en chaume, quelques Oromos qui picolent et mâchent du khat, une serveuse de quinze ans qui en paraît quarante. Un type un peu plus éduqué que les autres, parlant assez convenablement anglais, ayant fait des études de géologie et cherchant du travail dans la géothermie (une des spécialités de la région, me dit-il), prend le lead de la conversation avec moi, traduisant de temps à autres mes propos et les questions auxquelles ses compagnons me soumettent.

La matinée, puis l’après-midi, s’étalent ainsi; je saute un repas; je me couche; je me réveille à sept heures; je prends un petit-déjeuner rapide; je quitte l’hôtel à huit heures; je marche pendant cinquante minutes jusqu’à la route principale, et de là je m’abrite sous un arbre pour me protéger de la pluie fine qui s’est mise à tomber, attendant qu’un bus passe pour l’intercepter. Un petit garçon m’apporte un tabouret sur lequel je m’assois plus par gratitude pour sa délicate attention que par besoin, et il se met en charge d’arrêter pour moi toutes les voitures qui passent. Après moins de dix minutes, un camion s’arrête et me prend en stop. En montant dans la cabine, je me sens comme un gosse de quatre ans dans un manège: c’est la première fois que je monte dans un camion, et je constate que bien posé là-dedans, dominant les autres véhicules, on se sent vraiment le roi de la route. Je m’ébahis du boîtier à huit vitesses, je tremble quand nous doublons d’autres Négus, je frissonne quand nous prenons de l’élan… Mon chauffeur transporte derrière lui deux remorques de fuel depuis Djibouti jusqu’à Dila, ce qui lui prend cinq jours. Il fait l’aller-retour en permanence. Nous faisons une pause à Shashemene, la ville où se sont installés dans les années 1950 des idolâtres du Ras Tafari proclamé Négus Négast (roi des rois) en 1930 sous le nom d’Hailé Selassié et destitué par un coup d’Etat communiste en 1974 alors qu’il est âgé de 85 ans. Nous sommes rejoints par deux types dont un s’avère être le frère de mon chauffeur: je comprends que nous sommes dans sa ville. Nous allons déjeuner ensemble, et à la fin du repas c’est mon chauffeur qui paye, après que lui et les deux autres se sont disputés pour savoir qui règlerait la facture.

Il ne reste maintenant plus qu’une grosse demi-heure pour rejoindre Awasa. Le chauffeur me dépose presque au pied de l’hôtel que je lui ai mentionné. Pour deux fois moins cher que le précédent, j’ai une chambre propre, agréable, dans un hôtel bien situé, bénéficiant d’une bonne connexion Internet. Je passe donc mon après-midi à prendre des nouvelles du monde et de mes proches, à lire, et à travailler sur le présent article.

Awasa: ultime destination

Je décide de commencer tôt mon premier jour à Awasa. Peu après huit heures, je suis en route vers le lac, situé à quelques centaines de mètres de mon hôtel. Sur le front de lac, une longue promenade permet aux piétons de marcher au calme, loin du tumulte de la circulation. Je croise un papa avec qui je discute un moment. Celui-ci me propose de me montrer le chemin pour gravir le mont qui domine la ville. J’accepte sa proposition. Il s’appelle Isaac, il est jardinier, sa femme fait des lessives. Il a trois enfants: une fille de 15 ans, deux garçons de 12 et 10 ans. Le sommet de la colline est un lieu de calme et de prière un peu spécial: ici et là, des groupes épars de confessions diverses chantonnent, crient, montrent leur cul au ciel et tournent leur front vers la Mecque ou Jérusalem, proclament des incantations… L’ambiance est un peu New Age, c’est très curieux. À vrai dire, ça me déplaît assez.

En redescendant la colline, Isaac me propose de prendre le café chez lui, ce que j’accepte bien volontiers. Et le voilà qui s’engage dans la cérémonie du café que j’ai déjà décrite dans un précédent article: les braises, la torréfaction, l’encens, etc. Ça m’ennuie un peu d’assister encore à ça, je sais que je suis parti pour plus d’une heure!

La maison de mon hôte est petite et sale. Je me rappelle alors cette phrase haïtienne: « on ne peut pas vivre ici, et pourtant on y vit. » Ça pourrait être désespérant de voir tant de pauvreté, ça pourrait être triste, et pourtant ça ne l’est pas vraiment. L’homme d’ailleurs me le dit, à sa façon: « Ce qui est difficile, c’est de payer la scolarité des enfants et de payer le loyer. Mais nous avons à manger. Nous avons du travail. Nous sommes heureux. »

C’est assez tard dans l’après-midi que je rentre à mon hôtel, bien décidé à siester un peu. Je rentre à Addis dimanche, puis à Paris lundi. D’ici là, je reste à Awasa. Je dois rendre visite à un Éthiopien qui tient un orphelinat dans la ville et qu’un ami en France m’a recommandé. Ce sera pour moi l’occasion de voir une autre réalité du pays. Je ne sais pas si beaucoup d’enfants sont orphelins ou abandonnés en Éthiopie, mais ce qui est certain, c’est que je vois beaucoup de gamins trainer dans les rues, faisant la manche, vendant des petites choses (chewing gum), cirant les chaussures, ou proposant aux passants de se peser. Pendant ces deux semaines, j’ai perdu un peu de poids… Et ça m’a coûté 1birr de le savoir!

Quatre fillettes du Lac Langano
Le camion qui m’a pris en stop
Pélicans au bord du lac d’Awasa

Vue sur Awasa

20130821-192408.jpg

« Ça c’est l’Afrique » – Dire Dawa et Harar

« Ça c’est l’Afrique! », voilà ce que je me suis dit en sortant de l’avion qui venait d’atterrir à Dire Dawa, dans l’est de l’Ethiopie. Un vent chaud et sec venait tout juste de me cueillir et me caressait gentiment la nuque, et après cinq jours dans l’austérité froide et arrosée de la « Nouvelle Fleur » (traduction littérale du nom de la capitale de l’Ethiopie), je me sentais d’une humeur exaltée à l’extrême à l’idée que j’allais passer quelques jours sous ces cieux cléments à transpirer joyeusement, à me prélasser sous la douce violence du soleil africain, à me faire déjeuner le sang par des anophèles femelles gorgées de malaria.

Joies et déconvenues

Quelques taxis attendaient devant l’aéroport. Le premier qui vient à moi me fait entrer dans une vieille Lada (pléonasme) bleue et blanche dont l’odeur et l’aspect de l’habitacle me replongent d’un seul coup dans mes souvenirs d’enfance, lorsque ma grand-mère paternelle, qui habitait dans l’Ariège, venait nous chercher à la gare dans sa 2CV. En quelques minutes le chauffeur me dépose à l’hôtel que je lui ai indiqué: « African Village ». Le décor est charmant mais je suis vite décontenancé par la liste des interdits exposée sur la table de nuit de ma chambre: pas le droit de nettoyer et de repasser son linge dans les chambres (je vais me gêner, tiens…), interdiction aux personnes non mariées de sexes opposés de « stay in the same room » (au moins ils ne sont pas homophobes, mais je comprends donc que je ne peux pas ramener de putes), prohibition absolue de consommer de l’alcool dans l’enceinte de l’établissement, et autres « streng verboten » du même genre. Me revient alors à l’esprit ce qui m’avait semblé un détail que m’avait indiqué Liza (ma logeuse à Addis, qui m’a conseillé cet hôtel) : l’hôtel est tenu par des protestants.

Dans la nuit, une pluie abondante et interminable dérange mon sommeil en me faisant croire que je me suis peut-être réjoui trop vite quant aux jours heureux que j’allais couler à Dire Dawa. Mais au petit matin, plus aucune preuve des excès hydriques des ténèbres passées ne macule la terre ni l’air. Sans carte, muni seulement de quelques informations topographiques glanées ici ou là, je me lance dans l’exploration de la ville. Contrairement à Addis, Dire Dawa est une ville propre et cohérente. De larges allés sont bordées de grands et vastes arbres qui offrent aux piétons leur ombre rafraîchissante. Les rues secondaires sont soigneusement pavées. Je comprends que la ville est en deux parties séparées par un oued qui, curieusement, est totalement asséché. En pleine saison des pluies, j’en suis surpris. À l’est de ce « cours d’eau », c’est la vielle ville, faite de maison basse aux murs colorés (rose, vert et bleu semblent être les couleurs dominantes). À proximité du pont, une intense activité commerciale anime les rues. À l’ouest, la ville moderne datant du début du siècle est construite à partir de la gare (les fameux chemins de fer Djibouto-Éthiopien). À peu près au centre de la ville (d’après mes estimations), une immense et magnifique demeure (un château?) surplombe. Je tente de m’en approcher, en vain: un mur d’enceinte entoure le beau jardin que je n’aperçois que par intermittence.

Sur le chemin du retour de cette première escapade, je m’arrête dans une pharmacie pour acquérir une pommade antimoustique, et je réserve pour le lendemain une chambre dans un ancien hôtel gouvernemental qui dispose d’une piscine. Je déjeune tardivement à mon hôtel protestant, et en fin d’après-midi, je repars à l’assaut de quartiers non encore explorés. Le lumière est superbe, et cette balade dans la fraîcheur du soir qui tombe peu à peu est très agréable. Une pensée qui tourne en boucle dans ma tête la gâche cependant. Tandis que je marche dans les rues, je suis sans cesse dévisagé, interpellé, alpagué. Et cela m’agace. Je voudrais être un touriste discret, invisible, j’ose à peine sortir mon appareil photo de crainte de paraître vulgaire. Et au lieu de cela, je dois subir ces regards, ces « hey, you! » permanents, je dois serrer les paluches des mômes en souriant, je dois regarder droit devant moi quand des couillonauds rigolent, je dois faire mine de ne pas entendre les « money, money, money » insistants… En définitive, je ne supporte plus ces peuples crétins qui ne savent interpeler l’étranger autrement qu’en le nommant toubab, blanc, munju, färendj. J’ai trop entendu ces mots depuis que je voyage. Mon expérience de touriste et même d’immigré ne m’a pas permis de m’y habituer. Certains guides prétendent que les habitants de la région sont les plus accueillants de l’Ethiopie; je crois qu’ils confondent accueillant et pot-de-colle.

Je constate une chose étonnante dans ces rues pleines du jour déclinant: ce sont ces hommes, un peu partout, étalés par terre, complètement hagards, mâchouillant du khat, cette feuille aux vertus hédoniques. Les meilleurs plants de cette drogue (car c’en est une) sont cultivés près d’Harar, et j’avais lu que tous les matins il en arrivait des tonnes sur lesquelles les hommes de Dire Dawa se jetaient dès leur arrivée. Aussi, je m’attendais à voir ces scènes de désolation l’après-midi. Ça fait quand même pitié de voir tous ces types à la ramasse, totalement inefficaces pour quoi que ce soit…

Le lendemain, je rejoins mon nouvel hôtel et profite de la piscine toute la matinée. Peu après midi, il me vient une idée que je m’étonne de n’avoir eu avant: chercher un plan de Dire Dawa sur Internet. Mes intuitions de la veille sur la géographie de la ville sont en grande partie confirmées. Je peux donc repartir explorer la ville, avec cette fois-ci la structure urbaine bien en tête. Je dois notamment repérer la gare routière.

Le soir, deux tables à côté de la mienne, deux prostituées me font de l’œil. C’est tellement facile d’être désirable quand on a de l’argent! L’une est franchement vulgaire; l’autre est assez mignonne. Mais je rentre me coucher seul, je préfère garder mon argent pour d’autres plaisirs. Et puis, il faut dire que la serveuse qui s’est occupée de moi était d’une beauté à couper le souffle. Après l’avoir contemplée pendant toute la soirée, je n’aurais même pas pu me contenter de Scarlett Johansson.

Porte de l’islam en pays chrétien

C’est vers 10 heures le lendemain que je quitte mon hôtel pour me rendre à Harar. Sur le chemin de la gare routière, je crois un minibus dont le contrôleur me demande:
– « Harar?
– Oui.
– Vous pouvez monter!

Chance! Je suis le premier à monter, j’ai donc la meilleure place, devant, à côté du chauffeur. Le chauffeur continue son tour de chauffe en ville avant de se rendre à la gare routière. Entre temps, le bus s’est un peu rempli. Au bout d’une vingtaine de minutes, il comporte suffisamment de passagers pour s’en aller. Je rappelle le concept pour ceux qui ne le connaîtraient pas: les bus ne partent pas à une heure prédéterminée, mais au moment où toutes les places sont occupées.

Le trajet pour Harar dure environ une heure. Il nous fait pénétrer dans les hauts plateaux du Hararghé. La température se rafraîchit légèrement. C’est un peu avant midi que je m’installe dans une chambre un peu sordide d’un hôtel qui a l’avantage d’être bon marché (7€ la nuit) et bien placé: proche de la gare routière, et proche de la porte Choa, à l’ouest de la vieille ville. Immédiatement, je pars me perdre entre ces murailles, dans un dédale de rues minuscules. L’intérieur des murailles ne fait pas plus d’un kilomètre carré, mais cela est suffisant pour s’y perdre. Une adolescente musulmane me demande, dans un anglais assez correct, si je souhaite qu’elle me serve de guide. Je refuse d’abord, mais en la recroisant, quelques minutes plus tard (j’étais revenu sur mes pas je ne sais trop comment), elle réitère sa demande. Habituellement, je n’aime pas trop les guides, parce qu’ils nous montrent ce qu’ils veulent nous montrer et non ce qu’on aimerait voir, mais celle-ci me plait bien, et comme elle a quinze ans je me dis que je pourrais facilement la manipuler. En plus, elle me dit savoir parler « a poti peu » français. Nous convenons donc d’un rendez-vous à 14 heures à la porte Harar. À l’heure dite, elle n’est pas au lieu dit. Je la croise un peu plus loin et un peu plus tard, elle s’est changée et porte maintenant un long foulard rose qui lui sied à merveille, et des chaussures à talon plus efficaces pour séduire que pour marcher. Elle me fait visiter la ville pendant presque quatre heures, sous un cagnard pas possible, et je ris sous cape en la voyant souffrir dans ses chaussures de demoiselle. Aïcha – c’est ainsi qu’elle se nomme – s’avère une excellente guide: débrouillarde, autoritaire, chassant les importuns et les quémandeurs, son anglais est très bon (meilleur que le mien), elle répond à toutes mes questions et se soumet à toutes mes requêtes, et au final, je pense avoir repéré les différents points que je voudrais revoir le lendemain, notamment la maison de Rimbaud qui était fermée à cause de ce que Aïcha me désigne comme étant « the muslim christmas ».

En effet, la ville est en fête: toutes les femmes sont superbement habillées, et je comprends que si Aïcha s’est faite belle, ce n’est pas pour moi! Je n’ose pas sortir mon appareil pour photographier toutes ces étoffes magnifiques. Du moins, je suis refroidi par les quelques essais que j’entreprends et qui font fuir ces dames. Dommage! Je rappelle à ce propos que Harar est une ville un peu à part en Éthiopie. Tandis que le pays s’est construit très tôt autour du christianisme, dès les premiers siècles de celui-ci, Harar est une ville à forte dominante musulmane. C’est même une des principales destinations de pèlerinage de l’islam. On y compte soi-disant 99 mosquées, et 4 églises (dont une catholique). Pour moi, cette ville évoque deux choses:
– Rimbaud, bien sûr. Même si je ne suis pas un grand adepte de ce poète, j’ai toujours été intrigué par ces deux vies en une: poète d’abord, puis aventurier. La maison que l’on présente comme étant la sienne a en fait été construite bien après sa mort. Mais le musée qu’il abrite lui est en partie consacré, et il est vraiment très bien fait. On ne sait toujours pas où Rimbaud a vécu précisément.
– Lorsque j’étais en RCA, j’avais dû enseigner l’histoire de l’Afrique. J’ai en partie oublié les cours que je dispensais alors, mais je me souviens très bien de cet épisode de l’histoire de la Somalie et de l’Ethiopie au cours duquel, au XVIème siècle, un dénommé Ahmed « Gragn » (le gaucher) avait réussi, depuis Harar, à mener le jihad contre les chrétiens du royaume d’Abyssinie. Finalement, après une quinzaine d’année de violente oppression, Gragn avait été tué et son armée repoussée, jusqu’à ce que Harar même soit libérée du sultanat d’Aoussa et devienne indépendante.

Aïcha n’est pas peu fière de me présenter sa ville; elle n’est pas peu fière non plus de ses 200 birr bien gagnés (8€). Je la vois qui fanfaronne avec auprès de ses amis. C’est donc cette ville chargée d’histoire que je contemple, le crépuscule venu, depuis la terrasse de l’hôtel. J’en profite pour prendre quelques clichés. À cette heure-ci, la lumière est très belle.

Le lendemain, j’entreprends de longer les murailles extérieures. La route pavée qui la longe est charmante. Je constate qu’en dehors des cinq portes d’entrée, la muraille est percée ici ou là de nombreuses ouvertures. À la porte Fallana, au nord, je rentre dans ce qu’on appelle ici le « Jugal » (c’est-à-dire l’intérieur des enceintes) pour me rendre à la Maison de Rimbaud, enfin ouverte. C’est une grande et belle maison, à l’intérieur de laquelle sont exposées de nombreuses photographies de Harar datant de la fin du XIXe ou du début du XXe; certaines sont de Rimbaud, certaines autres de Monfreid.

Je vous écris maintenant du « Fresh touch » où je me régale d’une excellente bière pression locale et d’une vraie pizza « quatre saisons » (les ingrédients de chaque saison occupent un quart différent de la pizza). Ce soir, j’ai de nouveau rendez-vous avec Aïcha pour aller observer les hyènes qui rôdent la nuit autour des murailles de Harar. On m’a garanti des frissons… Ce sera parfait pour terminer cette étape de mon séjour.

(PS: les photos sont de très mauvaise qualité pour des raisons techniques qui me dépassent.)

20130816-134232.jpg
Une rue de Dire Dawa
20130816-134254.jpg
La porte Sud d’Harar
20130816-134305.jpg
Une rue du « jugal » d’Harar
20130816-134314.jpg
La (fausse) Maison de Rimbaud
20130816-134341.jpg
Trouée dans la muraille, à Harar
20130816-134407.jpg
Porte Est d’Harar
20130816-134415.jpg
Vue sur les toits d’Harar
20130816-134658.jpg
Aïcha, ma guide, me montre un chameau

Cinq jours à Addis Abeba

Jour 1

Pourtant, c’était mal parti. Dans l’avion, mes boules Quiès, mon casque antibruit et mon somnifère n’ont pas eu raison des trois gamines de 18 mois à 4 ans et demi qui étaient assises dans la rangée d’à côté et qui ont passé la nuit à pleurer ou à couiner, sans que leurs parents soient capables de les calmer un peu, parents qui – en plus – m’avaient obligé à changer de place pour cause de regroupement familial. Les célibataires responsables (qui s’organisent et qui, dans le cas présent, réservent leur place à l’avance) payent toujours pour les parents irresponsables (qui doivent savoir qu’ils seront de toute façon prioritaires). Donc: nuits blanches et petits agacements.

Arrivé à Addis, les formalités administratives sont très rapides. Mais le numéro du taxi dont je dispose est erroné. Des Éthiopiens m’expliquent que ce n’est pas un numéro éthiopien. Me voilà bien, tiens, à errer dans le hall de l’aéroport en me demandant comment je vais retrouver la maison où je suis censé loger. Je pense bien sûr à prendre un taxi lambda, mais une adresse précise, je n’ai jamais vu ça en Afrique, et je n’en ai donc pas.

Mais c’est ici que la première impression des Éthiopiens se forge. Comme je dois avoir l’air un peu paumé, plusieurs d’entre eux viennent vers moi, très simplement et visiblement sans arrière-pensée, pour tenter de m’aider. En vain, à vrai dire, car ils ne peuvent ni trouver le numéro qu’il me manque, ni connaître l’adresse de ma logeuse. J’entrevois alors une solution: il faut que je trouve une connexion internet dans cette fichue aérogare. Apercevant ce qui semble être un bureau de tourisme, je m’en approche et pose ma requête. Les types me font entrer, me font asseoir à l’un de leurs bureaux, et me voici, devant l’ordinateur à envoyer un mail à Liza (la logeuse) pour lui expliquer mon problème. Je termine en écrivant que j’attends Salomon (le chauffeur) et en lui indiquant mon numéro français. Environ quinze minutes plus tard, elle m’appelle pour me dire que Salomon m’attend dehors.

La conclusion de ce premier incident, c’est que d’emblée je me suis fait une opinion très positive des Éthiopiens: courtois et affables. On dit pourtant le contraire: hautains et arrogants. Pour l’instant, je n’en ai pas fait l’expérience. J’avais l’habitude de la gentillesse intéressée des Centrafricains; ici, personne ne m’a encore rien demandé en retour du service rendu, même si je me suis probablement déjà fait arnaquer en payant un taxi ou d’autres choses.

La maison où je loge est mignonne et Liza fort sympathique. C’est une anthropologue slovène qui travaille dans une ONG après avoir été enseignante et chercheuse à l’université d’Addis.

Une fois qu’elle m’ait présenté la maison, le quartier et le plan de la ville, elle part travailler, et moi explorer les lieux. Selon moi, la découverte d’une ville doit d’abord se faire avec les pieds. Le paysage passant forcément plus lentement, on peut prendre le temps de mesurer les distances, de repérer les rues, de s’approprier la structure de la ville, de contempler les jardins, les routes, les bâtiments.

C’est pourquoi je m’engage d’une extrémité de la ville à l’autre, tantôt à l’instinct, tantôt en jetant un œil sur le plan très précis dont je dispose. Je me retrouve au bout de deux heures dans le quartier de « la gare » (en français dans le texte), point de départ du « Chemin de fer Djibouto-Ethiopien » (en français dans le texte, hors-service depuis quelques années). Dans ce quartier vit une femme à qui je dois remettre un colis. Celle-ci m’accueille avec sa fille dans une minuscule maison située dans un genre de bidonville, avec latrines publiques en extérieur que j’ai la joie de tester à deux reprises. Elle me sert à manger du wat (sauce pimentée, servie ici avec de la viande) que l’on prend avec l’injera (genre de pain sans levain, galette de mil). C’est vraiment très bon, mais très épicé, et surtout les deux femmes insistent pour que je mange, que je mange, que je mange… Elles me resservent sans cesse, passant outre mes objections… À la fin je n’en peux vraiment plus. Je ne peux pas terminer mon assiette… Je vous jure, c’est physiquement impossible. Je reste finalement quatre heures chez elles, à parler en français de choses et d’autres, avec la télé allumée qui passe des films américains de qualité inégale. Puis le neveu arrive. Il me fait faire un tour du quartier (le club des cheminots, l’église…) et me raccompagne chez moi en taxi, vers 18 heures, avant que la nuit ne tombe.

Jour 2

Je me lève vers 8h30, fait ma lessive, prépare mon petit-déjeuner, bouquine un peu, écrit quelques lignes, et pars faire des courses. Dans un pays dont on ne connait rien, acheter trois tomates et un pain relève de l’exploit, car cela oblige à s’exprimer, à échanger avec les habitants, il faut compter ses sous, trouver les bonnes boutiques… Et puis, petit exploit après petit exploit, on peut commencer à être à l’aise.

Et justement, deuxième exploit à accomplir dans ma journée: prendre un bus pour me rendre à « Piazza », le quartier vaguement central, où est situé notamment l’hôtel de ville. Le réseau de bus est assez bien fichu, mais les directions indiquées au-dessus des véhicules sont écrites en lettres amhariques, donc incompréhensibles pour moi. Mais Liza m’a expliqué la logique du réseau, et ma marche de la veille m’a permis de repérer quelques lieux. Je me retrouve donc à Piazza assez vite, sans avoir à effectuer de changements. Le bus est en fait un minibus dans lequel on peut s’entasser à presque 20. Comme il ne fait pas chaud, ce n’est pas aussi gênant que dans la plupart des pays d’Afrique noire auxquels je suis habitué. Le contrôleur me parle de Jésus-Christ qui est le sauveur du monde dans un anglais approximatif que je lui rends bien volontiers, en roulant les r et en détachant chaque syllabe comme lui.

Je reste environ une heure à Piazza avec la ferme intention d’y retourner le lendemain. Puis je me rends à quatre kilomètres de là, dans un quartier bien nommé « Harat kilo », ce qui signifie « quatre kilomètres » (le kilomètre zéro étant Piazza). De là je marche jusqu’à « Amist kilo » (cinq kilomètres) où je visite le musée national d’Ethiopie. Celui-ci est un peu délabré, mal organisé, manquant d’explications, mais on y trouve son compte tout de même (41 centimes d’euros), notamment parce que s’y contemple la très célèbre et merveilleuse (comme l’appellent les Éthiopiens) Lucy, ou du moins une réplique de son squelette où apparaissent de couleurs différentes les pièces retrouvées et celles reconstituées.

Après cela, je reprends ma route jusqu’à « Sidis kilo » (six kilomètres) dans le but de me taper un autre musée, celui d’Ethnologie, sis dans la magnifique université d’Addis Abeba. Mais il est fermé. Je rebrousse chemin jusqu’à Harat kilo puis jusque chez moi. Je refais quelques courses pour mon dîner et mon petit-déjeuner, et je termine ma journée à lire, vous écrire et préparer la suite de mon voyage. Je songe un instant à sortir boire une bière dans le quartier, mais mes paupières s’abattent sur mes globes oculaires. Je ne peux rien faire d’autre que me coucher, après m’être assuré que le radiateur est bien allumé.

Jour 3

Mimi, la bonne de Liza, arrive vers 10 heures. Nous avons convenu la veille qu’elle me préparerait le café aujourd’hui avec tout le cérémonial traditionnel. Car ici, il existe une cérémonie du café. En voici les étapes, telles que je les ai observées (il se peut que certains gestes importants m’aient échappé et qu’au contraire d’autres insignifiants prennent ici une importance qu’ils n’ont pas) :
– Tout d’abord, faire des braises;
– Ensuite, une fois les braises chaudes, faire griller dans une mini poêle les fèves de café en ne cessant pas de les remuer (c’est ce qu’on appelle, je crois, la torréfaction);
– Au bout d’une demi heure environ, quand les fèves sont parfaitement grillées, il faut les moudre, à l’aide d’un pilon (éventuellement avec un mixeur électrique);
– Pendant ce temps-là, on commence à faire brûler de l’encens sur un autre brasero plus petit; on fait également chauffer de l’eau;
– Lorsque le café est moulu, on le transvase dans la cafetière remplie d’eau et on attend que le mélange atteigne la quasi ébullition.
– C’est prêt! On boit, en n’oubliant pas de remettre régulièrement de l’encens sur les braises.

Je ne sais pas bien à quoi correspond tout ce cérémonial, je ne l’ai lu nulle part. Pour l’instant, je regarde encore cela avec la même idée que je peux me faire des gens qui aiment faire la vaisselle, qui dorment dans des draps (plutôt que dans une couette), qui aiment passer le balai, ou qui font des recherches dans des encyclopédies papier: bref, des gens qui, selon moi, s’enquiquinent l’existence au nom de la tradition, des habitudes ou de je ne sais quoi d’autre. (Inutile de vouloir répondre à ce paragraphe: il est de pure mauvaise foi.) J’ai lu plus tard qu’il y avait encore une série de traditions autour de ce café, que ce sont toujours les femmes qui le préparent, qu’il faut en accepter au moins trois tasses sous peine de malédiction, que son nom provient probablement de Kaffa – le lieu où il fut créé…

C’est à une heure déjà bien avancée de l’après-midi que je me mets en tête de retourner à Piazza pour manger, et surtout pour acheter mon billet d’avion pour Dire Dawa. Arrivé à Harat Kilo, il m’est impossible de monter dans un autre bus car nous sommes trop nombreux à avoir le même souhait: à chaque minibus qui arrive, c’est une ruée qui se forme, et je ne peux pas faire le poids; j’en suis à peine à demander où se rend ce bus que déjà il est plein. Une seule solution, donc: la marche. À cause de ma crainte de passer pour un touriste, et donc mon refus de trop sortir ma carte, je me paume. C’est un peu exténué que je parviens à trouver l’agence d’Ethiopian Airlines.

Après un repas qui se termine à 16 heures, j’erre dans le quartier avec l’idée de trouver un sac un peu plus grand que ma « banane » qui, en plus d’être craignos, est trop petite pour y fourrer mon iPad. Vaine recherche: je ne retrouve indéfiniment que les mêmes modèles, dans tous les magasins, aux mêmes prix… Comment vivent toutes ces boutiques, à vendre exactement la même chose, les unes à côté des autres? Je me posais déjà la même question en Centrafrique, et j’ai une bribe de réponse: l’original ou l’hurluberlu qui voudrait lancer une nouvelle mode ne prendrait pas seulement le risque de rater son coup, c’est sa vie et celle de sa famille qu’il mettrait en danger. Les pays de précarité ne donnent pas la possibilité de prendre des risques, les enjeux en sont trop importants. Du coup, je me rabats sur le modèle le plus petit que je trouve, sans parvenir à négocier un centime de Birr.

C’est avec moins de difficultés qu’à l’aller que je rentre chez moi.

Jours 4 et 5

C’est de l’hôtel Jupiter que j’envoie cet article, car la connexion Internet est fournie avec les consommations. Un bon Coca (servie dans un magnifique verre à vin, s’il vous plait!) suffit à surfer pendant des heures… C’est le quatrième jour de mon séjour, et la suite est maintenant établie: cet après-midi et demain, je continue à explorer Addis, et lundi je m’envole pour Dire Dawa, deuxième plus grande ville d’Ethiopie où a vécu l’aventurier Henry de Monfreid, dans l’Est. J’y resterai quelques jours, puis je partirai à Harar, ville passionnante dit-on, où a vécu Rimbaud.

Quelles conclusions tirer de ces premiers jours? D’abord, je suis éreinté: marcher, rester souriant, être à l’écoute, discuter en anglais, tenter de prendre quelques rudiments d’amharique, comprendre les choses, tout cela, à 2500 mètres d’altitude, m’épuise… Addis est une ville assez étonnante. Très élevée, elle est aussi composée de nombreuses collines; on passe ainsi son temps à monter et à descendre. Comme beaucoup de villes africaines je pense, elle est moche et polluée. L’architecture et l’urbanisme sont désordonnés, vilains, sans cohérence. Mais on s’y sent assez vite bien, c’est une ville dynamique et joyeuse, avec de vrais musées, une vie culturelle intense entre théâtres, concerts, cinémas et expositions.

J’en aurai plus ou moins fait le tour demain, au terme de ces cinq jours.

Bibliographie:
Exploration guide for Addis Abeba City & the surrounding areas, Office du tourisme et de la culture d’Addis Abeba, 2009. C’est un guide qui traînait chez Liza; il fournit des renseignements intéressants sur la ville et il est bien illustré.
Addis Ababa, City Map, publiée par l’ambassade de l’Allemagne en Ethiopie, 1ère édition 2008. Cette carte à l’échelle 1/20000e est mon outil le plus cher, je ne la quitte pas!

20130810-110346.jpg

20130810-110437.jpg

20130810-110447.jpg

Demain, l’Ethiopie

Ce soir, je m’engouffrerai dans un Boeing 747 de la compagnie Ethiopian Airlines en direction d’Addis Abeba. C’est au petit matin, demain peu après 6 heures, que l’avion atterrira sur le tarmac de l’aéroport de la capitale de l’Ethiopie.

Après cela, le vide, ou presque. Je suis censé appeler un dénommé Salomon qui viendra me chercher et m’accompagnera chez Liza, une Slovène qui loue quelques-unes des chambres de sa belle maison du quartier des ambassades. Je dois y rester cinq jours.

Je doute que cinq jours soient vraiment utiles pour faire le tour d’Addis, mais c’est le temps qu’il me faudra pour prendre mes marques, repérer la (les) gare(s) routière(s), m’approprier la ville, comprendre sa structure urbaine, visiter les quelques hauts lieux historiques et culturels, et surtout préparer la suite du voyage.

Il faut dire que mon blog risque de bien mal porter son nom pendant trois semaines, car actuellement c’est la saison des pluies en Ethiopie, et cette pluie conjuguée à l’altitude (Addis est la capitale la plus haute d’Afrique, à 2500 mètres) provoquent des températures assez basses… C’est pourquoi je suis face à un dilemme : me farcir un temps dégueulasse dans le Nord du pays qui présente le plus d’intérêt historique (ma sensibilité et mon métier me portent dans cette direction), ou supporter un temps plus acceptable dans un Sud moins fascinant et moins exceptionnel – mais intéressant quand même – (ma haine de la pluie et mon amour de l’ombre m’y poussent). En réalité, j’ai déjà fait mon choix, mais pour l’instant je le garde pour moi – il demeure susceptible de changer dans la confrontation avec des paramètres que je n’identifierais qu’une fois sur place.

Je ne suis pas de ceux qui planifient leur voyage à la minute près. J’aime me perdre, me retrouver dans des endroits a priori sans intérêt, j’aime improviser au gré des rencontres et des circonstances, voyager le cœur léger et le nez au vent, explorer les contre-allées plutôt que les grandes avenues.

Je me suis constitué un paquetage minuscule, de quelques kilos seulement. En voici la liste exhaustive :
– un peu de technologie : un iPad, un iPod shuffle, un casque, un téléphone 2 SIM (!), un appareil photo, les câbles qui vont avec (un seul transfo), une lampe frontale ;
– quelques sous-vêtements de rechange, de quoi tenir trois jours (en se changeant tous les jours), un maillot de bain ;
– une veste de pluie, un pull, un khādī, un chapeau ;
– dans ma pharmacie : quelques pansements, deux compresses, trois dosettes de collyre et deux d’antiseptique, un antipaludéen et de la crème solaire (seront utiles si je vais à Harar, la ville de Rimbaud), du Zovirax, des antidiarrhéiques, du paracétamol, de l’ibuprofène, des somnifères (pour l’avion), des boules Quiès, trois paquets de mouchoirs en papier ;
– quelques nécessaires de toilette : une serviette de bain de 40 grammes, un reste de dentifrice, une brosse à dent, un savon de Marseille (qui servira autant pour mon corps que pour mes vêtements), un petit tube de shampoing, un coupe-ongles ;
– trois livres : un guide touristique, une méthode d’Amharique (la langue nationale) et Les Misérables de Victor Hugo ;
– mes papiers : passeport, argent, carte des vaccins, carte du groupe sanguin, carte Visa ;
– des lunettes de soleil (on ne sait jamais, entre deux averses) ;
– un sac poubelle ;
– un stylo ;
– un duvet ultraléger (j’ai hésité, car je suis sûr qu’il ne me servira pas) ;
– une poche ventrale (ce qu’on appelle vulgairement une banane) ;
– un colis d’1,5 kg environ que l’on m’a transmis pour une Ethiopienne qui vit à Addis, dont je me débarrasserai dans les premiers jours ;
– à tout cela il faut ajouter, évidemment, les vêtements que je porte sur moi.

Je suis prêt sans l’être vraiment. Demain, je serai en Ethiopie ; je suis excité et anxieux à l’idée de ce bond dans l’inconnu. Mais quand on se retrouve au bout de la planche, bien harnaché, face au vide, il serait dommage de ne pas sauter.

Bibliographie :
CANTAMESSA Luigi, avec la collaboration de AUBERT Marc, Découverte Ethiopie, Guides Olizane, 2005
GUETACHEW K., KAITERIS C., Amharique express, guide de conversation pour voyager en Ethiopie, Dauphin, 2ème édition 2013
HUGO Victor, Les Misérables, 1862, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1951 : ce sera mon livre de chevet et de trajet pendant ces trois semaines.

Webographie :
Pour voyager léger, le site de la randonnée légère et de la MUL (marche ultralégère)  fournit pas mal de techniques et de renseignements.

Une insoumise

Il y a quelques jours, j’ai fait la connaissance d’une jeune fille extraordinaire.

Son histoire commence lorsqu’elle a quatorze ans,  le 11 février 1858. Elle vit dans le Bigourdan qu’elle n’a jamais quitté, elle est analphabète, et ses parents sont extrêmement pauvres. Toute la famille habite dans le cachot d’une ancienne prison, un bouge infect, sale, humide et minuscule. Un matin, l’adolescente part de chez elle avec sa petite sœur et sa voisine pour chercher des fagots. Une série de circonstances pousse les fillettes vers un lieu qu’elles ne connaissent pas, une grotte au bord de la confluence d’un petit canal et d’une rivière, le Gave de Pau. Le lieu sert habituellement de « pâturage » pour les cochons. Apercevant du bois sous la grotte, de l’autre côté du canal, la petite sœur et la voisine se déchaussent pour traverser le ru, et se mettent au travail. Ma nouvelle amie, elle, asthmatique et chétive, hésite d’abord, puis s’assoit et retire son premier sabot. Elle sent un petit coup de vent qui l’étonne, elle se retourne, puis commence à retirer son deuxième sabot. Un autre souffle vient l’interrompre. De nouveau elle lève la tête, et aperçoit alors, dans le creux d’une niche au-dessus de la grotte, une jeune fille très belle qui la regarde. Tétanisée par cette apparition, elle met la main à la poche pour saisir son chapelet. De l’autre main, elle veut effectuer le signe de croix, mais n’y parvient pas, jusqu’à ce que l’apparition elle-même se signe.

Les deux fillettes de l’autre côté du cours d’eau s’impatientent et pestent de voir leur camarade prier pendant qu’elles sont en train de travailler. Elles remarquent toutefois son air étrange et extasiée. L’adolescente finit par sortir de sa torpeur, termine de se déchausser, traverse le canal, et se met au travail. Elle demande simplement :
– Vous n’avez rien vu ?
– Non, lui répondent les deux autres. Qu’est-ce que nous aurions dû voir ?
– Rien, rien…

Sur le chemin du retour, la plus petite remarque l’attitude bizarre de son aînée. Celle-ci finit par lui révéler ce qu’elle a vu : une jeune fille très belle, au-dessus de la grotte. La petite sœur, qui s’appelle Toinette, ne tardera pas à répéter dans toute la ville de Lourdes ce que Bernadette a vu.

Dès le lendemain, lorsque Bernadette retourne à la grotte de Massabielle, quelques personnes l’accompagnent. Le surlendemain, une dizaine, puis une centaine… Quinze jours après, ce sont des milliers de personnes qui sont assemblées pour prier et se recueillir avec Bernadette. Entre temps, Bernadette Soubirous, qui ne voulait rien dire, qui n’a jamais rien demandé à personne, est traitée de folle, de menteuse, elle est convoquée plusieurs fois par le commissaire, puis par le procureur impérial, puis par le curé lorsque l’Apparition demandera d’organiser une procession et de construire une église. Elle est soumise à des examens psychologiques car le préfet, craignant le désordre et l’agitation provoqués par l’enfant, souhaite la faire interner.

Mais Bernadette, cette petite pauvresse sans instruction, fragile, ne s’exprimant qu’en patois, s’avère d’une intelligence et d’une simplicité désarmantes. Elle répond à toutes les questions avec précision, ne se perd pas en commentaires et conjectures. Elle tient tête à tous ces messieurs qui veulent l’impressionner. L’Apparition, dès le troisième jour, délivre des messages que Bernadette relaie sans jamais ajouter ni retirer aucun élément, elle ne les commente pas.

Lorsque l’Apparition demande à Bernadette de creuser dans la terre, une source en jaillit. Les premières guérisons inexpliquées ne se font pas attendre : des paralytiques retrouvent l’utilisation de leurs membres handicapés, des aveugles voient, des enfants au bord de l’agonie sont éclatants de santé…

L’affaire monte jusqu’à l’évêque, jusqu’à l’empereur Napoléon III, et même jusqu’au pape. Aujourd’hui, la grotte de Massabielle est un des plus grands sanctuaires du monde, tant par sa superficie (plus de 50 hectares) que par le nombre de pèlerins qui s’y rendent (environ 7 millions par an).

La grotte de Massabielle, juillet 2013
La grotte de Massabielle, juillet 2013

J’avais déjà eu l’occasion de m’y rendre, dès 1997 lorsque j’étais lycéen, mais je n’avais jamais perçu la puissance spirituelle des lieux, probablement comparable à celle de la Ka’aba à la Mecque en Arabie Saoudite, de Lhassa au Tibet, ou de Bénarès sur les bords du Gange en Inde, ou encore de Rome et de Jérusalem. Du monde entier on s’y rend pour prier, pour boire l’eau de la source et s’y laver, ou tout simplement pour contempler ce site magnifique, jadis un sous-bois tout juste bon pour les cochons, aujourd’hui chargé d’une force extraordinaire. La jeune fille a fini par se présenter à Bernadette, à la 16ème apparition (sur 18), comme étant « l’Immaculée Conception » (Immaculada Concepciou).

Je suis revenu à Lourdes du 14 au 21 juillet dernier, avec ma marraine. Nous y avons passé une semaine, avec des pèlerins de toutes les nations dans un esprit de fraternité au service des handicapés, des malades mentaux, des pauvres et des oubliés. C’est fabuleux de voir ces milliers d’éclopés (aux sens propre et figuré) rayonner de joie, de voir ces adolescents courir partout pour proposer de l’eau aux mamies, ces trisomiques qui portent les brancards des paralytiques, ces dépressifs et ces épileptiques qui sont autant des porteurs que des portés. Ma marraine était bénévole comme hospitalière aux « piscines », pour accompagner les pèlerins dans leur plongée dans l’eau de la source de la grotte. Quant à moi, j’étais chargé de guider et d’informer les pèlerins et les touristes sur les sanctuaires. « Où sont les toilettes ? », « à quelle heure est la prochaine messe en italien ? », « comment peut-on se baigner dans l’eau de la source », « quand a été construite cette basilique ? », « où se trouve la salle Jean XXIII ? », « d’où partira la prochaine procession eucharistique ? », « peut-on trouver un distributeur de billets sur les sanctuaires ? » : devoir répondre à toutes ces questions m’a poussé à découvrir en profondeur l’histoire de Lourdes et de Bernadette, à comprendre la spiritualité des lieux. Et cela m’a passionné.

Je me suis pris de passion pour cette indigente d’une bourgade des Pyrénées, cette gamine qui a suscité tant de mépris à son encontre dans une société déjà gangrénée par le laïcisme et l’illusion des Lumières, cette insoumise qui a fait preuve d’une grande intelligence – une intelligence pleine de bon sens populaire et paysan – face aux autorités, aux élites locales, aux médecins à la botte du pouvoir, aux journalistes parisiens… C’est cette intelligence et cette force qui ont donné aux événements de Lourdes leur retentissement mondial, qui ont converti même les plus incrédules. Car Bernadette – toutes les sources l’attestent – en faisant l’économie de paroles, en répondant toujours droit et simple, a désarmé les puissants et les assis.

Moi aussi, elle m’a désarmé. Jusqu’à cette semaine de juillet, je ne croyais pas aux apparitions. Sans penser que Bernadette pût être folle, je me disais que ses visions devaient être dans sa tête. Mes deux années en Centrafrique m’avaient aidé à comprendre le surnaturel, car ce pays en regorge et l’on ne peut pas en comprendre les modes de vie sans s’intéresser à la sorcellerie, aux métamorphoses, à la crainte des morts, aux fétiches. Avec Bernadette, j’ai accepté que le surnaturel dépassait la superstition, qu’on pouvait y croire pourvu qu’on admette ne pas en être le maître.

On peut continuer à se moquer de la paysanne de Lourdes, comme je l’ai vu le faire certains touristes, notamment des protestants néerlandais observant d’un air hautain la grotte et la statue de la Vierge qui la surplombe. Mais dès que l’on rencontre Bernadette – dès que l’on prend la peine de la rencontrer vraiment – on ne peut être que charmé et conquis, si ce n’est par la foi, au moins par le message transmis qui nous appelle à bousculer nos vies, à davantage nous soucier de l’autre – surtout de celui que la société rejette – à rester droits dans nos bottes, et, en définitive, à être des insoumis.

Les Sanctuaires vus du château de Lourdes, juillet 2013
Les Sanctuaires vus du château de Lourdes, juillet 2013

Bibliographie :

Le livre de référence pour connaître Bernadette, c’est celui-ci :
LAURENTIN René, Vie de Bernadette, Desclée de Brouwer, 1979
ou sa version courte :
LAURENTIN René, Petite vie de Bernadette, Desclée de Brouwer, 1984
ou sa version longue:
LAURENTIN René, Bernadette vous parle, 1972, réédition Mediaspaul / Lethielleux, 2011

Récemment a été publié un petit livre très abordable qui pourra aider ceux qui le souhaitent à prier avec Bernadette :
DE LA TEYSSONIÈRE Régis-Marie, La spiritualité de Bernadette, Artège, 2013

Le hors-série n°2 du Lourdes Magazine, la revue du Pèlerin publié en 2008, intitulé « Le journal d’un siècle » retrace toute l’histoire du site de Lourdes : les étapes de la construction des différents bâtiments et monuments du sanctuaire, les hommes qui ont joué un rôle majeur dans cette histoire…

Filmographie :

Le film le plus récent, Je m’appelle Bernadette de Jean Sagols, date de 2008. C’est une fiction retraçant l’adolescence de Bernadette, plus particulièrement la période des apparitions (février-juillet 1858). Katia Miran interprète très justement (et très joliment) Bernadette, avec une fraîcheur et une joie qui passent très bien à l’écran. Le film est plutôt bien réalisé et bien joué, mais passe trop vite à mon goût sur des points essentiels. Le film s’attache plutôt à raconter les faits bruts, sans leur donner de contenance spirituelle, et tente de décrire la personnalité de Bernadette. Le film, initialement, devait s’appeler L’insoumise, et c’est ce qui m’a donné l’idée du titre de cet article.

Plus ancien, un peu vieilli, mais à mon sens plus intéressant : Bernadette, réalisé en 1988 par Jean Delannoy. C’est Sidney Penny qui interprète Bernadette, et son jeu me semble mieux correspondre à la personnalité paradoxale de Bernadette : forte et fragile, sûre d’elle et timide, espiègle et obéissante (Katia Miran, dans Je m’appelle Bernadette, me paraît trop insolente). Le film prend le temps de dérouler toutes les étapes de la période des apparitions, puis de la vie à l’hospice chez les Sœurs de la Charité de Nevers (à Lourdes). La scène de la première apparition est vraiment très belle, et elle n’est gâchée que par une bande originale mal choisie. Delannoy a réalisé un deuxième film en 1989, avec les mêmes acteurs, La passion de Bernadette, qui est en fait le récit de ses 13 années à Nevers, avant sa mort. Ce film m’a semblé être une succession de petites anecdotes, et au final il me parait un peu cucu. Mais si vous n’avez pas le courage de lire des biographies, vous aurez l’essentiel. Et puis, Sidney Penny est vraiment une jeune fille bien jolie, même déguisée en bonne soeur.

Webographie :

Vous trouverez de nombreux renseignements et actualités en allant sur le site des sanctuaires de Lourdes.