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Le piège de l’humanitaire

Comment l’Afrique peut-elle se développer ? A cette question je réponds toujours : « d’abord, en renvoyant les ONG. » Cela peut sembler un peu abrupt et d’une mauvaise foi évidente, mais cette intuition que j’ai depuis des années a peu à peu trouvé ses arguments.

Dans La Captivante, un petit livre que j’ai publié pour témoigner de mon expérience centrafricaine, voici ce que j’écrivais :

« Soyons bien clairs tout de suite, pour anticiper tout éventuel malentendu : en Centrafrique, pendant deux ans, je n’étais pas en mission humanitaire. Je ne sais pas bien au juste ce qu’est l’humanitaire, je ne comprends pas tellement ce qu’on met comme définition derrière ce mot, mais je sais bien, en revanche, que ce n’est pas ce que je faisais.

Je vous avouerai même que ce mot a fini par me hérisser les poils, tellement je déteste presque tout ce que j’ai vu qui portait ce nom. Je voudrais évacuer le sujet de l’humanitaire dès les premières lignes du premier chapitre pour bien mettre à l’aise tout le monde. Car l’humanitaire est un « piège ».

Derrière de bonnes volontés (qui ne sont pas toujours bonnes, ceci dit), se cache souvent un moyen de soumissions des pays pauvres. Certaines organisations humanitaires ou internationales exercent sur les pays pauvres une influence extrêmement néfaste en imposant un modèle de développement, un modèle économique pas forcément adapté, en imposant une aide qui a été pensée dans des bureaux du monde occidental, qui est ensuite mise en place par des hommes qui ont de gros budgets et peu de temps pour les utiliser, des hommes qui passent en vitesse sur les lieux de réalisation de ces projets, qui rencontrent à peine les populations locales.

Souvent, les actions mises en place sont inutiles. Parfois même, elles nuisent au développement. Certains organismes, par exemple, distribuent de la nourriture gratuitement. Cette nourriture est souvent le trop-plein des productions occidentales, et ne provient presque jamais de l’agriculture locale. Ainsi, en voulant bien faire, en prétendant donner de la nourriture à ceux qui ont faim, non seulement on n’encourage pas les populations locales à produire (puisqu’on leur offre) mais, même, on les en empêche (comment le paysan pourra-t-il vendre sa production, puisque une ONG la donne ? Qui va la lui acheter, puisqu’on peut la trouver gratuitement ?). Encore ces organismes ne feraient-ils ces actions que ponctuellement, en cas de crise… mais non : ils les réalisent même là où il n’y a pas de famine (usant même, dans leur communication, de l’ambiguïté entre malnutrition et sous-nutrition). »

Pour être tout à fait honnête, je dois reconnaître que des efforts sont faits, aujourd’hui, pour repenser cette aide, par exemple en distribuant de la nourriture qui a été produite localement, ou à proximité. Les ONG et les organismes internationaux se remettent en question, essaient de travailler en synergie. Ils essaient, mais ils n’y parviennent que rarement.

« Il n’y a évidemment aucun mal à travailler dans l’humanitaire, il ne faudrait pas non plus se méprendre sur ce que j’écris. Seulement, j’ai pris conscience que l’humanitaire, comme tout secteur d’activité des sociétés capitalistes, enrichit avant tout ceux qui y travaillent : les expatriés à qui sont offertes de belles carrières, des métiers intéressants, variés et parfois extrêmement bien payés ; les employés locaux qui ont des salaires bien supérieurs à ceux de leurs compatriotes. Cela n’est pas mal, je ne me place pas ici d’un point de vue moral. Mais justement : ceux qui y travaillent ne sont ni moins ni plus vertueux que les banquiers, les experts-comptables, les ingénieurs, les commerciaux, les enseignants, les chefs de produits, les DRH (autant de métiers que l’on retrouve souvent, soit dit en passant, dans toutes les organisations humanitaires).

(J’ouvre une parenthèse. Il est assez difficile d’y voir clair dans la profusion d’organisations humanitaires. Comme le but de ce livre n’est pas d’être un guide pour choisir l’ONG qui bénéficiera de votre générosité pour Noël, générosité dont seront déduit 66%, voire 75% de vos impôts, je ne peux pas en dire trop, surtout que je n’ai pas analysé à la loupe chacune des organisations qui existent sur le marché. Toutefois, un conseil : renseignez-vous sur la part du budget de l’organisation consacrée aux frais de fonctionnement – frais qui comprennent notamment la communication et les salaires. S’ils excèdent 15%, vous devriez vous abstenir de leur donner quoi que ce soit. A mon sens, une bonne philosophie de l’humanitaire consiste au moins à engager plus de 85% de son argent dans les projets locaux. Je referme la parenthèse.) »

Après le séisme qui a mis à terre Port-au-Prince et sa banlieue le 12 janvier 2010, un formidable élan de générosité mondiale a permis, comme c’est souvent le cas en de pareilles circonstances, de récolter de nombreux fonds pour reconstruire Haïti. Mieux encore, un comité intérimaire pour la reconstruction d’Haïti (CIRH) s’est monté, regroupant les principaux bailleurs de fonds, les pouvoirs publics et des représentants des Etats donateurs. Ainsi, le CIRH avait pour ambition – cas inédit – de fédérer les acteurs de la reconstruction pour que celle-ci soit cohérente et non concurrentielle. Il comprenait autant d’Haïtiens que d’internationaux. On lui promettait des sommes très importantes. Il était composé de personnalités respectables, réputées efficaces et expérimentées. Or, un documentaire paru en 2013 – Assistance mortelle de Raoul Peck – démontre méthodiquement l’échec de cette si belle affiche. Il montre comment les ONG se sont acharnées à mener des projets identiques au même endroit, à vouloir construire des habitations dont les Haïtiens ne voulaient pas, à ne jamais faire confiance ni aux populations locales, ni aux pouvoirs publics locaux (sous prétexte que l’argent risquait d’être détourné, comme s’il ne l’était pas de toute façon). On voit dans ce film les salariés de ces ONG sur le terrain s’évertuant à défendre des projets dont ils voient très bien les failles. On voit des hauts responsables se mettre en quatre pour présenter au co-président de la CIRH, Bill Clinton, des avancées qui n’en sont pas.

Léogane, 2008
Enfants d’un orphelinat de Léogane qui s’est effondré après le séisme de 2010. Photographie prise en 2008.

En fait, c’est dès le début de la reconstruction que les espoirs se sont éteints : avant de reconstruire, il fallait déblayer les gravats, mais très peu ont voulu financer cette mission. Pas assez sexy, pas assez vendeur. Une ONG préfère toujours présenter une école, un hôpital, des puits, des champs, de jolies bouilles d’enfants, et non des terrains déblayés ! Résultats : deux ans après la catastrophe, la capitale était encore partiellement sous les décombres.

L’humanitaire représente en quelque sorte « les aspects positifs de la colonisation ». On met en avant les ponts, les chemins de fer, les hôpitaux, pour bien masquer l’impérialisme économique, les humiliations, la violence. L’humanitaire est finalement devenu un business comme un autre : les ONG se disputent des marchés, se cherchent des investisseurs, elles communiquent à grand renfort d’insolentes, culpabilisantes et mensongères campagnes publicitaires, elles attirent les hauts potentiels avec des salaires faramineux, mais exploitent jusqu’au bout les possibilités d’user de stagiaires, de volontaires sous-payés, de CDD.

Je regrette aussi de constater dans l’humanitaire une absence de vision à long terme qui coexiste avec une absurde logique de résultats immédiats. Les ONG doivent faire du chiffre, à la fois pour justifier l’utilisation des fonds qui leur sont remis, et pour séduire le grand public. Plus dommageable encore : elles doivent boucler des budgets sur des temps limités. Ainsi, on constate parfois que l’argent est gaspillé, lorsque la somme allouée n’a pas été entièrement utilisée. Un prêtre centrafricain qui avait logé dans les chambres d’accueil de son presbytère les membres d’une mission humanitaire me raconta que le responsable du projet lui avait demandé de doubler sa facture car il lui restait de l’argent à dépenser et qu’il ne savait quoi en faire. L’équipe d’un organisme international, pour les mêmes raisons, a organisé un concours de dessin pour terminer le budget : des gosses de 10 ans se sont vus récompenser de 1000€ ou de voyages au Kenya, récompenses dont l’impact sur le développement du pays est, me semble-t-il, assez contestable…

Aussi, la logique de résultats est-elle perverse. Elles poussent les agents humanitaires à « faire du chiffre ». Or, selon moi – et c’est là le fond de mon propos – l’aide ne doit pas chercher l’efficacité immédiate, le résultat mesurable. L’objet de cet article n’est pas de critiquer l’altruisme d’individus qui de tout cœur veulent aider des populations en détresse. Bien au contraire. Je propose seulement quelques principes : la force du don réside dans sa gratuité ; la charité ne doit pas être au service d’une idéologie ; on ne peut aider quiconque contre son gré ; nul ne peut vraiment maîtriser ce qu’il a semé ; nous ne sommes pas supérieur à ceux que l’on aide, ils ont droit à la dignité ; le désir de rencontre doit être au cœur du processus humanitaire ; cette rencontre engendre de la joie.

Le pape François, dans sa récente exhortation apostolique justement nommé La Joie de l’Évangile, parvient en quelques phrases à exprimer avec profondeur tout ce dont j’avais l’intuition depuis longtemps sans pouvoir le formuler :

« Il y a une tension bipolaire entre la plénitude et la limite. La plénitude provoque la volonté de tout posséder, et la limite est le mur qui se met devant nous. Le « temps », considéré au sens large, fait référence à la plénitude comme expression de l’horizon qui s’ouvre devant nous, et le moment est une expression de la limite qui se vit dans un espace délimité. Les citoyens vivent en tension entre la conjoncture du moment et la lumière du temps, d’un horizon plus grand, de l’utopie qui nous ouvre sur l’avenir comme cause finale qui attire. De là surgit un premier principe pour avancer dans la construction d’un peuple : le temps est supérieur à l’espace.

Ce principe permet de travailler à long terme, sans être obsédé par les résultats immédiats. Il aide à supporter avec patience les situations difficiles et adverses, ou les changements des plans qu’impose le dynamisme de la réalité. Il est une invitation à assumer la tension entre plénitude et limite, en accordant la priorité au temps. Un des péchés qui parfois se rencontre dans l’activité sociopolitique consiste à privilégier les espaces de pouvoir plutôt que les temps des processus. Donner la priorité à l’espace conduit à devenir fou pour tout résoudre dans le moment présent, pour tenter de prendre possession de tous les espaces de pouvoir et d’auto-affirmation. C’est cristalliser les processus et prétendre les détenir. Donner la priorité au temps, c’est s’occuper d’initier des processus plutôt que de posséder les espaces. Le temps ordonne les espaces, les éclaire et les transforme en maillons d’une chaîne en constante croissance, sans chemin de retour. Il s’agit de privilégier les actions qui génèrent les dynamismes nouveaux dans la société et impliquent d’autres personnes et groupes qui les développeront, jusqu’à ce qu’ils fructifient en événements historiques importants. Sans inquiétude, mais avec des convictions claires et de la ténacité. »

Il y a maintenant dix ans, j’ai participé à la création d’une très belle association qui s’appelle Ti Chans pou Haïti. Ce nom fait référence au refrain d’une chanson en créole qui signifie : « une petite chance pour Haïti ». Cette association soutient des programmes d’aide à l’enfance. Je ne prétends pas que nous sommes les meilleurs, que nous avons tout compris et que les ONG sont nécessairement des grosses machineries inefficaces. Mais je crois sincèrement que depuis dix ans nous nous sommes fixés une ligne de conduite assez saine :
L’intégralité des dons et des subventions qui nous sont remis est injectée dans l’aide sur place. Il n’y a pas un seul centime de nos donateurs qui soit utilisé pour financer le fonctionnement de l’association ou les missions des bénévoles. Ces derniers les financent eux-mêmes, en s’impliquant au moins un an à l’avance dans des activités génératrices de revenus (AGR). Les frais de fonctionnement sont de toute façon réduits à leur strict minimum.
– Tous les projets mis en œuvre sont impulsés localement. Nous ne sommes pas à l’initiative de ces projets, nous réfléchissons seulement avec ceux qui viennent à notre rencontre à la meilleure façon de les réaliser. Nous n’imposons pas notre point de vue, nous faisons confiance aux compétences locales, nous évitons l’arrogance de ceux qui possèdent face à ceux qui expriment leur détresse.
– Nous connaissons personnellement les enfants que nous aidons, parce qu’avant d’être des pourvoyeurs de fonds nous sommes des éducateurs et des formateurs ; entrer en relation avec les enfants et les adultes qui les encadrent est une priorité. C’est pourquoi nous travaillons sur le très long terme, nous privilégions le temps sur l’espace

En définitive, ce que je critique, ce sont les dérives de l’humanitaire, et non pas l’humanitaire en tant que tel. Je reproche les mensonges de certaines ONG, leur discours tantôt mièvres, tantôt méprisants, leurs actions inefficaces voire nuisibles. Aussi, parce que je ne veux pas laisser croire que je suis contre l’urgence qu’il y a à apporter son aide à ceux qui la réclament, je voudrais conclure en citant un autre pape, Benoît XVI, qui dans son encyclique Deus caritas est écrivait :

« Les pauvres, dit-on, n’auraient pas besoin d’œuvres de charité, mais plutôt de justice. Les œuvres de charité – les aumônes – seraient en réalité, pour les riches, une manière de se soustraire à l’instauration de la justice et d’avoir leur conscience en paix, maintenant leurs positions et privant les pauvres de leurs droits. Au lieu de contribuer, à travers diverses œuvres de charité, au maintien des conditions existantes, il faudrait créer un ordre juste, dans lequel tous recevraient leur part des biens du monde et n’auraient donc plus besoin des œuvres de charité. Dans cette argumentation, il faut le reconnaître, il y a du vrai, mais aussi beaucoup d’erreurs. […] Le marxisme avait présenté la révolution mondiale et sa préparation comme étant la panacée à la problématique sociale : avec la révolution et la collectivisation des moyens de production qui s’ensuivit – affirmait-on dans cette doctrine – tout devrait immédiatement aller de manière différente et meilleure. Ce rêve s’est évanoui. […] Pour définir plus précisément la relation entre l’engagement nécessaire pour la justice et le service de la charité, il faut prendre en compte deux situations de fait fondamentales :
a) L’ordre juste de la société et de l’Etat est le devoir essentiel du politique. […]
b) L’amour – caritas – sera toujours nécessaire, même dans la société la plus juste. Il n’y a aucun ordre juste de l’Etat qui puisse rendre superflu le service de l’amour. Celui qui veut s’affranchir de l’amour se prépare à s’affranchir de l’homme en tant qu’homme. Il y aura toujours de la souffrance, qui réclame consolation et aide. Il y aura toujours de la solitude. De même, il y aura toujours des situations de nécessité matérielle, pour lesquelles une aide est indispensable, dans le sens d’un amour concret pour le prochain. […]

Les personnes qui ont faim doivent être rassasiées, celles qui sont sans vêtements doivent être vêtues, celles qui sont malades doivent être soignées en vue de leur guérison, celles qui sont en prison doivent être visitées, etc. […] Une partie de la stratégie marxiste est la théorie de l’appauvrissement : celui qui, dans une situation de pouvoir injuste – soutient-elle – aide l’homme par des initiatives de charité, se met de fait au service de ce système d’injustice, le faisant paraître supportable, au moins jusqu’à un certain point. Le potentiel révolutionnaire est ainsi freiné et donc le retour vers un monde meilleur est bloqué. […] C’est là une philosophie inhumaine. […] Nous ne contribuons à un monde meilleur qu’en faisant le bien, maintenant et personnellement, passionnément, partout où cela est possible, indépendamment de stratégies et de programmes de partis. »

Voilà ce que, selon moi, devrait être l’humanitaire, s’il ne veut pas s’enfoncer plus encore dans ce piège qui le menace ou le saisit depuis quelques décennies.

Bibliographie

Je dois le titre de cet article à un livre que je n’ai pas lu, mais qui, paraît-il, fait référence :
– RUFIN Jean-Christophe, Le piège humanitaire, 1986

En revanche, j’ai lu les deux papes que j’ai cités :
– Benoît XVI, Deus caritas est, 2006 (paragraphes 26 à 31)
– Pape FRANÇOIS, La joie de l’Évangile, 2014 (paragraphes 222 et 223)

La Captivante, le livre que j’évoquais ci-dessus, n’est plus en vente, mais mon premier roman, qui évoque largement la question humanitaire, l’est encore:
FÉRAL Louis, La saison du confort, 2018

Filmographie

Assistance mortelle, de Raoul Peck, 2013

Webographie

Un excellent dossier traite de ce sujet dans La documentation française:
L’aide humanitaire en question

Sur le chemin de l’école

La scène se passe dans un petit village de brousse, dans le centre de la République Centrafricaine. Nous sommes en 2010, je suis assis à l’ombre d’un manguier avec à mes côtés le directeur de l’internat où je travaille à une quinzaine de kilomètres. Nous sommes partis deux heures auparavant pour acheter ce qu’on nomme justement de la viande de brousse. Ce sont en fait deux religieuses de passage chez nous et bientôt de retour à la capitale qui nous ont envoyés : la viande coûte cher à Bangui. J’ai accompagné mon directeur parce que je n’avais pas de programme particulier cet après-midi-là ; c’était une occasion de partir en brousse, de sortir un peu de chez moi. Mais maintenant que je suis là, dans une chaleur étouffante de saison sèche finissante, sous ce maigre manguier, je regrette un peu : je m’ennuie. Cela fait deux heures que nous roulons, nous arrêtant à chaque village pour négocier l’achat d’un porc-épic ou d’un singe boucané. Sous ce manguier, nous attendons le retour d’un potentiel vendeur.

Un garçon vient nous saluer et échange quelques mots avec le directeur. Puis il repart.
– Tu le connais ? me demande le directeur.
– Non.
– C’est un élève du collège. Il est en 6ème.

Cette année-là, on ne m’a confié les 6ème qu’au dernier trimestre, pour remplacer un professeur qui avait été renvoyé. Hormis les internes (avec qui je vis), je n’ai donc pas encore repéré tous les élèves de cette classe.

Le garçon revient, avec de l’eau fraîche qu’il vient de puiser et qu’il nous tend. Ce geste me fait apprécier le moment. C’est dans ces situations simples que j’ai aimé la Centrafrique : un village isolé, un manguier ombrageux, un garçon qui va nous chercher de l’eau. Il y a comme un parfum de temps immobilisé qui me séduit. J’interroge le garçon :
– Tu habites ici ?
– Oui, monsieur.
– Tu viens au collège tous les matins depuis ce village ?
– Non, monsieur. Je viens tous les lundis matins, et je repars le vendredi après midi. Je loge chez des parents.
– Tu viens comment ? A pied ?
– Oui, monsieur.
– Tu mets combien de temps ?
– Trois heures, monsieur.

Il est poli. Il me parle avec déférence, presque avec crainte. J’ai repensé à lui, récemment, et à tous ses camarades qui vivaient une situation similaire : un qui marchait une heure chaque matin et une heure chaque après-midi ; un autre qui faisait le trajet à vélo pendant une heure et demi ; et tant d’autres qui prenaient la peine de longuement marcher, chaque jour ou chaque semaine, pour recueillir des connaissances. Ces élèves-là, ceux qui venaient de loin, étaient souvent de bons élèves. Je savais que je les mettais dans l’embarras lorsque je les retenais en fin de matinée, que je faisais traîner mon cours ou que je leur confiais une tâche pour les punir : cela retardait d’autant leur retour chez eux.

Centrafique, Sibut, 2010: un élève transporte une table de classe
Centrafique, Sibut, 2010: un élève transporte une table de classe

Si j’ai repensé à eux, c’est parce que j’ai visionné un adorable documentaire que l’on m’avait conseillé depuis longtemps : Sur le chemin de l’école. Pendant plus d’une heure, le film accompagne quatre enfants et leurs amis, frères et sœurs sur le chemin de l’école, comme le titre l’indique.

Jackson et Salomé, au Kenya, font chaque jour 15 kilomètres en deux heures à l’aller, puis de nouveau au retour. Le chemin est difficile, semé d’embûches telles que des troupeaux d’éléphants. Ce sont les premiers de leur classe quant aux résultats scolaires.

Zahira quitte son village du Haut-Atlas marocain chaque semaine et marche pendant quatre heures dans les montagnes avec ses deux copines qui partagent sa chambre à l’internat où elles ont été admises.

Carlos cavale dans la steppe de Patagonie pendant plus d’une heure. Sa petite sœur se tient fermement agrippée derrière lui, balancée de haut en bas sur la croupe du rugueux cheval. Elle est mignonne quand elle demande à Carlito de la laisser prendre les rênes et que celui-ci cède après avoir refusé au prétexte que maman ne veut pas.

Le dernier, Samuel, le plus touchant selon moi, est un jeune indien handicapé qui est traîné dans une chaise roulante un peu pourave, sur plusieurs kilomètres par ses deux petits frères, Emmanuel et Gabriel. Le trio de garçons est extraordinaire : ils chantent, se chamaillent, jouent, se rêvent en chauffeurs de train. Lorsque Samuel arrive enfin à l’école, une envolée de garçons court vers lui pour prendre le relai des deux frères ; une fois devant la classe, ils sont nombreux à vouloir le porter jusqu’à sa place.

C’est vraiment émouvant de voir ces enfants parcourir ainsi ces longues distances, parfois en courant, craignant de n’être pas à l’heure à l’école. A la fin du film, le professeur kenyan rend grâce à Dieu qu’il n’y ait pas d’élèves absents ce jour-ci ; il remercie et félicite tous ses élèves d’être là. Je ne pense pas assez à me réjouir moi aussi de la présence de mes élèves. Même si, en France, ceux-ci ne se rendent pas toujours bien compte de leur chance, même si leur parcours est souvent plus simple, leur présence ne va pas de soi non plus : ils se sont réveillés tôt, ils se sont préparés, ils se sont mis en marche, ils sont venus, ils ont pris cette peine. J’espère que cette peine leur est rendue et que mon travail et celui de mes collègues porte déjà ses fruits.

Filmographie
Sur le chemin de l’école, de Pascal Plisson, 2013. Le film est sorti en DVD le 4 avril 2014. Je ne l’ai trouvé sur aucune plate-forme de téléchargement légal, et je ne suis pas parvenu non plus à le télécharger illégalement! Le DVD m’a coûté 9,99€ à la FNAC; il contient quelques bonus intéressants. Mise à jour le 30/06/14: le film est maintenant disponible en téléchargement légal.

Centrafrique, Sibut, 2009: la salle d'étude du Petit Séminaire Saint-Marcel
Centrafrique, Sibut, 2009: la salle d’étude du Petit Séminaire Saint-Marcel

Dos au mur

Je ne sais pas pourquoi j’aime tant photographier les gens lorsqu’ils sont adossés contre un mur. Quand j’en vois, il me prend l’envie de les saisir, de les faire poser dans le soleil déclinant de la fin de l’après-midi, lorsque les couleurs peu à peu virent à l’orange, éblouis qu’ils sont, les yeux mi-clos, les paupières brillantes, comme si la vie avait toujours été ainsi, heureuse, belle, apaisante. J’aime figer cet instant de sérénité, de calme assurance, où la personne photographiée sait que derrière elle une masse forte et sûre la retient, la protège, l’illumine de sa lumière réfléchie.

Dans mon précédent article, j’énonçais mes projets de voyage pour les dix années à venir. Cette fois-ci, je vais proposer une rétrospective non exhaustive des voyages entrepris ces dix dernières années. 2004-2014 : cela doit faire dix ans que je voyage – que je voyage vraiment, je veux dire, de mon gré, de ma propre initiative, avec la volonté de rencontrer des inconnus et de sentir la Terre.

En juillet 2004, je m’étais rendu en Roumanie avec un groupe d’adolescents. Nous étions d’abord partis de Grenoble à vélo pour rejoindre Genève. Après quatre jours à pédaler dans les Alpes, nous avions pris un bus qui nous avait emmenés à Timisoara, dans l’ouest de la Roumanie, ce qui nous avait pris une bonne trentaine d’heures. De là, nous avions loué des minibus pour nous rendre à Oradea. Après une nuit dans cette ville dont j’ai le souvenir d’un charmant centre historique encerclé de faubourgs sordides, nous étions partis en train jusqu’à un minuscule village des Carpates – un hameau, en habitat dispersé, faudrait-il dire. Puis nous avions marché une petite heure avant d’arriver à un barrage sur les rives du lac Dragan. Nous étions alors montés sur une grande barque et les plus forts et les plus téméraires d’entre nous avaient ramé jusque la rive opposée, terminus de notre destination. Nous restâmes une dizaine de jours dans cette campagne où nous nous occupâmes à construire des terrains de sport et des saunas pour les utiliser ensuite, à nous baigner, à marcher, à nous dépenser… Dix jours plus tard, nous refaisions le même trajet, avec les mêmes modes de transport, en sens inverse.

Je n’ai aucune photo de ce périple. Pour compenser, je vous soumets – dans l’ordre chronologique – une sélection de photographies prises ces dix dernières années. Des photos « dos au mur » (sur lesquelles vous pouvez cliquer pour les agrandir).

Haïti, juillet 2006

Haïti, juillet 2006 (2)

Après la Roumanie, c’est en Haïti que j’ai effectué un grand voyage. C’était ma première confrontation avec l’Amérique d’une part, et avec un pays sous-développé d’autre part. Je suis tombé amoureux de ce pays et je m’y suis rendu plusieurs fois par la suite. Cette première photo est la seule de cette série qui n’a pas été prise par moi, et c’est logique vu que c’est moi le blanc que l’on voit au milieu de tous ces enfants noirs. C’est une photo que j’adore malgré son caractère banal, très stéréotypé, car je trouve que j’y rayonne de joie et de sérénité. Pourtant, ce premier voyage n’a pas été facile : ces enfants, autour de moi, vivent dans des conditions alimentaires et sanitaires assez pitoyables, et comme j’habite avec eux, dans leur orphelinat, je subis moi aussi leur précarité. J’attrape la malaria pour la première fois de ma vie, je mange mal et insuffisamment, et je me prends d’affection pour ces enfants. Il me faudra plusieurs semaines à mon retour pour me remettre de ce séjour.

Autre photo prise dans le même orphelinat, à Léogane :

Haïti, juillet 2006

Il me reste de ce séjour en Haïti toute une série d’images, de sensations diffuses, d’enfants qui dansent en sautillant, de peaux poisseuses et sales, de trombes d’eau froide sur des coups de soleil insupportables, de longs trajets poussiéreux à l’arrière de pick-up désarticulés, et de mangues filandreuses qui se coincent entre les dents. Ce sont ces mangues filandreuses que les fillettes assises ici sont en train de dévorer.

Mauritanie, janvier 2007

Mauritanie, janvier 2007

Cette photo a été prise à Chinguetti, dans le Sahara mauritanien, où mon père nous avait invités, mes frères et moi, à marcher une semaine. C’est le premier jour de notre randonnée, le vent balaye le sable qui s’incruste partout et qui finit, quelques minutes après cette photographie, par bousiller mon appareil. Cette semaine était ma première expérience de désert. J’en garde un excellent souvenir. Mon père, qui est lui aussi un blogueur-voyageur, nous a transmis le goût de la mer, et mes frères sont des navigateurs chevronnés. C’est une banalité que de dire que le désert a beaucoup de points communs avec la mer : l’immensité, l’horizon circulaire, les dunes comme des vagues, la perte des repères spatio-temporels… J’ai cherché en vain dans cette photo un lien avec le thème de mon article (« dos au mur ») : difficile de trouver des murs dans le désert, cet espace de liberté par excellence !

Inde, février 2007

Inde, février 2007

Ce qui me plait dans cette photo, c’est surtout le contexte dans lequel je l’ai prise. En février 2007, j’ai effectué un voyage itinérant dans le Rajasthan avec mon ami Antoine, compagnon de route en plusieurs occasions. Nous avions loué une voiture avec un chauffeur. Mais au bout de quelques jours, nous étions un peu frustrés de toujours passer en trombe au milieu de ces paysages. Aussi, nous avons proposé à notre chauffeur de nous laisser marcher un peu, et lui avons donc donné rendez-vous quatre kilomètres plus loin sur la route. Pendant ces quatre kilomètres, nous avons pu converser, échanger quelques mots avec des Indiens à la discussion moins formatée que les habitants des villes ou des lieux touristiques. Ce monsieur, au premier plan, regarde vers une école située juste derrière moi où nous avons été conviés quelques instants.

Inde, février 2007 (2)

Cette autre photo a été prise sur le vif ; j’ai eu le sentiment, en la prenant, de voler cet instant de récréation à ces collégiennes. A Udaipur, ces deux jeunes filles nous regardaient, Antoine et moi, nous balader dans le quartier. Elles souriaient et semblaient un peu moqueuses. J’ai été frappé par la beauté, l’élégance et le raffinement des Indiennes, qui contrastaient fortement avec la  négligence de leurs rustres d’hommes (frères, pères et maris).

Sibérie, août 2007

Sibérie, août 2007

Mon ami Jean-Martin (avec qui je suis parti en Bosnie en 2012) avait déjà effectué un séjour en Sibérie avec son ami Frédéric, qui lui avait même séjourné plusieurs mois à Irkoutsk pendant ses études. En 2007, ils m’ont proposé de les accompagner pour un nouveau voyage, ce que j’ai accepté bien volontiers. A pied, en bus et en bateau, nous avons fait un rocambolesque tour du lac Baïkal. Cette photo a été prise à Irkoutsk, une des principales villes de Sibérie, située au sud du lac ; des jeunes plongent dans l’eau de l’Angara, l’unique rivière recevant  les eaux du lac (tandis que celui-ci est alimenté par plus de 300 rivières).

Sénégal, février 2008

Sénégal, février 2008

C’est dans cette maison aux couleurs ocre, au dernier-plan, qu’est né mon grand-père paternel en 1907. A l’époque, ses parents vivaient à Dakar et cette maternité était située sur l’île de Gorée. Cette maison est aujourd’hui un musée, symbole mondialement connu du commerce triangulaire et de la traite négrière. En effet, avant de devenir une maternité, elle fut une prison où étaient enfermés les esclaves avant leur départ pour les Amériques. Ainsi, cette porte sur la mer que nous apercevons était la « porte du voyage sans retour ». Dos au mur, les captifs embarquaient pour une destination inconnue ; ils ignoraient peut-être qu’ils ne reviendraient jamais sur la terre qui les avait vu naître.

Tunisie, avril 2008

Tunisie, avril 2008

Il y a un charme fou, je trouve, dans cette photographie prise à Kairouan. Cette ville est l’un des hauts-lieux de l’islam. Non loin, à El Jem, on peut encore contempler les ruines d’un cirque romain d’où est parti, en 238, une révolte qui a fait trembler l’empire : le proconsul d’Afrique Gordien, poussé par le peuple, se proclame empereur, ce que le Sénat à Rome confirme immédiatement. Une guerre civile s’en suit, pendant laquelle Gordien se suicide après la mort au combat de son fils Gordien II qu’il avait associé à son pouvoir. C’est finalement son petit-fils, Gordien III, qui devient empereur jusqu’à sa mort en 244.

Pour ces hommes assis ici dans l’attente de se faire coiffer, rien ne subsiste de cette agitation passée et de cette effervescence touristique et spirituelle contemporaine : c’est seulement le calme d’une chaude après-midi de printemps qui se dégage.

Haïti, août 2008

Haïti, août 2008

Haïti, août 2008 (2)

Retour à Léogane, deux ans après. Plus de cent gamins vivent dans des conditions déplorables. Ils traînent en permanence, hagards, rompus par l’ennui et la malnutrition. Ces quatre semaines dans cet orphelinat ont été affectivement très dures. Le tremblement de terre de janvier 2010 a fait s’effondrer le bâtiment que l’on voit derrière ces fillettes (Paola, Johanna et Dieulfina). Pendant un an, les enfants qui n’avaient pas été remis à leur famille ont vécu sous tentes, avant que le foyer ne ferme définitivement ses portes. Les enfants restants ont été répartis dans quelques-uns des quarante-deux orphelinats de la ville. Quarante-deux ! Pour une ville de moins de deux cent mille habitants ! Ces chiffres en disent long sur la situation des enfants en Haïti.

New-York, février 2009

New York, février 2009

Dans New York que j’ai arpentés dans tous les sens pendant une semaine glaciale de février 2009, je me suis demandé s’il était possible de photographier la ville autrement qu’en contre-plongée, au risque de ne pas mettre en valeur l’écrasante impression que nous donnent ces tours immenses. Je crois que la réponse est non. Antoine (de dos au premier plan) et moi nous sommes amusés de ce restaurant où les clients mangeaient face à la rue, donnant l’impression étrange d’être en vitrine.

Centrafrique, septembre 2009-juillet 2011

J’ai vécu deux ans en République Centrafricaine, pays dont j’ai déjà parlé ici et pour commenter son actualité. J’y étais le directeur adjoint d’un internat dans une petite ville de brousse : Sibut.

Centrafrique 2009

Cette première photo a été prise à Mbaïki, en décembre 2009, à une centaine de kilomètres de Bangui. Ces deux garçons sont en train de jouer devant la cathédrale Sainte Jeanne d’Arc. Nous sommes peu après Noël, et je suppose que le pistolet avec lequel joue l’enfant du premier plan est un jouet qu’on vient de lui offrir. En ce moment, en Centrafrique, des enfants du même âge sont munis de vraies armes et je ne crois pas que le jeu occupe une part importante de leur vie.

Centrafrique 2011

Ces jeunes filles posant devant l’Eglise Sainte-Famille de Sibut sont des danseuses liturgiques de la paroisse. A l’occasion des solennités, elles dansent en procession ou devant l’autel. Méliana, la troisième en partant de la gauche (portant un collier vert-rouge-jaune), était une de mes élèves. Je n’ai plus aucune nouvelle d’elle. J’aimais bien son caractère affirmé, son énergie, son intelligence.

Centrafrique 2010

Cette troisième photo a été prise dans l’extrême sud de la Centrafrique, à Bayanga, au bord de la Sangha dans la forêt équatoriale. Sous la tente se déroule le banquet d’un mariage auquel nous avons été invités. Cette région de la Centrafrique est un peu à part dans le pays : peuplée de Pygmées, elle est isolée et bénéficie d’un développement particulier grâce aux ressources forestières et grâce au tourisme « vert » qu’offrent sa faune et sa flore.

Haïti, août 2012

Haïti, août 2012

Je ne peux pas terminer la revue de mes voyages en Haïti sans évoquer le projet le plus important que j’y mène avec l’association « Ti Chans pou Haïti ». En 2006, nous avons commencé la construction d’une maison d’accueil pour orphelins dans l’Artibonite, une région d’Haïti, en s’alliant avec deux autres associations françaises. Voici les 19 enfants que nous avons accueillis et que nous suivons donc depuis presque dix ans. Derrière eux, la maison qu’ils habitent depuis 2010.

Ethiopie, août 2013

Ethiopie, août 2013

Ethiopie, août 2013 (2)

J’ai longuement narré, dans des articles précédents, mon voyage en Ethiopie, à Addis Abeba, à Dire Dawa et Harar, dans la vallée du Rift… Je n’y reviens pas. Je vous laisse seulement avec ces deux photos. La première de trois garçons qui souhaitaient poser pour moi, à Harar. Ils n’ont pas manqué de me demander de l’argent ensuite ; j’ai dû être un peu sec et désagréable pour m’en débarrasser. La deuxième et dernière photo a été prise à Awasa, dans un charmant parc au bord du lac. Les époux qui se retrouvent sous cette arche sont bel et bien dos au mur, ils ne peuvent plus reculer : ils doivent se dire oui pour la vie.

L’histoire qui fait déborder la pensée

Les images de Centrafrique qui nous assaillent depuis quelques semaines me font paradoxalement désirer de retourner dans ce pays. De mon canapé où je suis vautré, je regarde impuissant ces reportages qui montrent la violence et la bêtise; de mon lit où les informations de la radio me cueillent au petit jour, j’écoute ces voix et ces histoires qui me font mal; de mon bureau où j’écris ces lignes, je repense à ces deux années formidables, ces années remplies de joies, de bonheurs simples, d’amitiés; je repense à ces amis et ces enfants qui sont actuellement dans l’enfer de la guerre civile, et je m’en veux d’être ici et non là-bas; et tous ces souvenirs font déborder ma pensée.

L’histoire qui fait déborder la pensée, c’est celle de la Centrafrique: coups d’Etat, couronnements napoléoniens à l’Africaine, diamants et or, coupeurs de route, braconnages, massacres à répétition, travail forcé et colonisation… on ne peut calmement songer aux cent dernières années de cette région du monde…

« L’histoire qui fait déborder la pensée », c’est aussi le titre d’un bel ouvrage saisissant de Monseigneur François-Xavier Yombandje. Je ne connais pas cet homme, je sais seulement qu’il fut l’évêque centrafricain du diocèse de Kaga-Bandoro puis de celui de Bossangoa. J’ai entendu beaucoup de bien de lui, et c’est avec plaisir que je vous livre quelques magnifiques lignes de ce livre, d’une ardente actualité :

« Avec le soleil levant, on sort de la nuit et les contours des choses se présentent mieux. Une étape est passée, commence une nouvelle, où il ne faut pas se permettre d’avancer en tâtonnant et en commettant les mêmes erreurs. Il ne faut pas se voiler la face. Les réalités sont là et il faut les assumer comme elles sont. Une société qui veut sortir des ténèbres doit prendre la mesure des choses et assumer sa responsabilité.

« Nous ne sommes pas moins bien lotis que les autres s’il faut que nous nous comparions à eux pour justifier notre non développement, mais il faut viser haut et voir loin. Ce n’est pas pour les autres que nous devons organiser notre société et assumer notre histoire mais pour que chacun de nous se sente heureux et fier de vivre dans ce pays. Si cette perspective inspire nos voisins, tant mieux, sinon, c’est pour nous-mêmes, pour chacun de nous et surtout pour les plus petits et les plus fragiles parmi nous.

[…]

« Il nous faut des hommes de parole, des hommes avisés, des hommes courageux et des hommes forts, des hommes tout court, pour retrouver le filon de notre originalité historique responsable et positive. Les ancêtres ont su traverser la nuit des temps pour arriver jusqu’à la lisière du nôtre avec des moyens de fortune. Face à notre histoire contemporaine, malgré tous les avantages que nous avons actuellement de la modernité, nous ne devons pas donner l’impression d’être plus primitifs que nos ancêtres, des hommes et des femmes incapables de dompter la nature et qui la subissent comme premier bourreau naturel. Nous sommes à la fois les victimes consentantes et les bourreaux de cette époque de tous les malheurs et de tous les cauchemars que nous traversons.

« Avant les ancêtres, c’est la nuit des temps, on n’en sait rien. Mais avec eux, nous avons commencé à emprunter cette route de l’histoire.  Où en sommes-nous ? C’est une mauvaise question qui mérite d’être posée. Avons-nous avancé ? Une autre fausse question qui mérite aussi d’être posée. Allez dans l’arrière-pays, là où nos concitoyens se contentent de racines pour se soigner et qui n’ont que l’initiation traditionnelle comme proposition de formation humaine aux jeunes et vous répondrez vous-mêmes à ces fausses questions. Quand vous irez dans les coins les plus reculés de notre République et que vous rencontrerez un autre centrafricain de couleur blanchâtre, habillé de guenilles et atteint de la maladie du sommeil ou qui a les yeux rougis de conjonctivite, dites-moi mesdames et messieurs, si vous êtes encore fiers de votre centrafricanité. Fort heureusement, nous avons quelques réussites pour nous consoler, mais pour faire la part des choses, nous avons encore plus de zones d’ombres que de zones de lumière dans notre si beau et si riche pays. Il y a encore beaucoup à faire pour que le centrafricain soit en paix chez lui, fier de participer à la construction de son pays et heureux de cueillir les fruits des efforts conjugués de tous les fils et filles de ce pays en vue de la prospérité pour tous.

[…]

« Nous sommes certainement mal représentés, mal protégés et mal gouvernés. Notre malheur commence avec ces hommes et ces femmes qui ne sont pas à la hauteur de leur fonction et qui grouillent dans l’administration de notre pays en cautionnant l’arbitraire et la médiocrité dans nos places fortes. Être député dans notre pays est loin d’être la meilleure façon de participer à la construction du pays. Je les comparerai aux croque-morts qui accompagnent la dépouille mortelle de notre pays à sa dernière misère.

S’il fallait éliminer des fonctions pour alléger l’Etat dans la gestion des choses publiques, je commencerais volontiers par l’assemblée nationale, ensuite j’en arriverais à l’armée pour finir avec le ministère des travaux publics particulièrement, sans oublier les plantons de tous les ministères qui sont en fait les garçons de course de tous ceux qui se donnent des airs.

[…]

« Le plus grand malheur qui puisse arriver à un peuple, c’est le grand nombre toujours croissant de bouches inutiles et bruyantes à nourrir. »

Oui, l’armée française est utile en Centrafrique!

Que se passe-t-il en République Centrafricaine ? C’est la question à laquelle je vais tenter de répondre brièvement, tandis que des centaines de militaires français sont en train de se déployer sur le territoire de ce pays mal connu d’Afrique Centrale. Depuis qu’une coalition rebelle a chassé le président de la République – François Bozizé – pour le remplacer par leur chef – Michel Djotodia – le pays sombre progressivement dans la violence. Les journalistes eux-mêmes semblent un peu désarçonnés par la situation d’un pays dont ils sont incapables de comprendre les enjeux et les défis, pour la simple et bonne raison qu’ils ont découvert son existence en décembre 2012 lorsque quelques clampins ont eu la curieuse idée de jeter des cailloux sur la clôture de l’ambassade de France à Bangui.

Quel message ces clampins voulaient-ils passer ? Et à qui ? Qui les manipulait ? Je n’en sais rien, et ce n’est pas très important. Le plus grave, c’est que quelques jours plus tard, une alliance de groupes armés, appelée la Seleka, prenait la ville de Sibut, ville de brousse que je connais bien pour y avoir vécu de 2009 à 2011, à moins de 200 kilomètres de la capitale, Bangui. Il ne restait plus qu’à ces rebelles de foncer tout droit sur l’un des meilleurs tronçons de route du pays ; et c’est ce qu’ils firent le 24 mars 2013, avant que la saison des pluies ne vienne empêcher toute offensive. Le président Bozizé s’enfuyait donc, et Djotodia devenait président de transition. Ses mercenaires – si efficaces et si disciplinés dans la conquête de Bangui – sont alors devenus incontrôlables, et se sont dispersés dans le pays pour y semer le désordre.

Djotodia impuissant, l’Etat déjà faible disparaît. Dans le courant de l’été, la plupart des journalistes oublient la République Centrafricaine pourtant en situation de quasi guerre civile, victime de massacres de masse, voyant s’affronter les mercenaires livrés à eux-mêmes et des milices citoyennes qui se défendent. La crise s’aggrave d’autant plus que vient s’y greffer une composante religieuse. Les rebelles qui ont pris le pouvoir sont en majorité des musulmans (pas des islamistes, mais des musulmans) et s’en prennent le plus souvent aux chrétiens. Aussi, ces derniers, menacés, répondent aux massacres et aux églises incendiées par des massacres de musulmans et des incendies de mosquées.

Donc, à la question « mais que vient faire l’armée française dans ce bourbier ? », je réponds : aider l’Etat centrafricain à rétablir l’ordre, à enrayer l’escalade de violence, à pacifier les populations, et peut-être à permettre à l’Etat de retrouver sa souveraineté sur tous les territoires. Il faut ajouter que la France n’agit pas seule : sous mandat de l’ONU, elle travaille avec des forces panafricaines.

Depuis une semaine environ, les journaux nous abreuvent d’informations concernant ce pays et l’évolution des opérations de l’armée française. Mes élèves centrafricains, mes anciens collègues, mes amis, sont à peu près unanimes dans leurs jugements : ils se réjouissent de la présence de l’armée française, ils exultent à l’idée que la Seleka puisse être désarmée, ils rêvent du départ rapide de Djotodia, ils dénoncent leurs voisins possédant des armes. La hiérarchie de l’Eglise centrafricaine, depuis des mois, tient des positions audacieuses et subtiles contre le nouveau pouvoir, et tente d’apaiser les tensions entre les communautés religieuses.

Je ne suis pas un spécialiste de géopolitique, mais je crois sincèrement que François Hollande dit vrai quand il prétend que cette opération n’a pas d’autre but que d’empêcher les massacres. La République Centrafricaine est un pays depuis longtemps délaissé. Pays enclavé, peu dense, aux perspectives d’avenir guère encourageantes, elle ne constitue vraiment pas un enjeu hautement stratégique, ni pour la France, ni pour aucun autre pays : même ses voisins – Cameroun, Tchad, les deux Soudan, les deux Congo – ne semblent pas particulièrement perturbés par son effondrement.

La France, alors, n’aurait aucun intérêt dans cette affaire ? Elle viendrait seulement défendre les droits de l’Homme, comme ça, gratuitement ? Je ne sais pas, mais je ne crois pas. Outre que la RCA présente quelques ressources (or, diamant, bois, pétrole, uranium), une telle intervention redore l’image de la France en Afrique, elle assoit son influence, sa popularité, et en touchant la RCA, la France atteint peut-être l’ensemble du continent.

Pour des analyses beaucoup plus pertinentes que la mienne :
– Un excellent article dans Diploweb vous prendra une petite heure mais vous expliquera tout ;
– Le journal « La Croix », depuis des mois, publie d’excellents articles sur le sujet ;
– RFI-Afrique est la radio sur laquelle il faut se brancher.

(PS: la photo n’est pas de moi. Je l’ai piqué sur Facebook à un de mes anciens élèves qui vit maintenant en France; je ne sais d’où il la sort.)

Théorie et pratique de la géographie

L’Atlas du 21ème siècle est l’un des seuls livres de ma bibliothèque dans lequel je me replonge souvent avec ravissement et abandon. Je ne sais plus au juste à quand remonte mon amour des cartes. Je me souviens toutefois du plaisir immense que j’ai éprouvé la première année de mes études pendant les cours de géographie physique : ces cours consistaient généralement à étudier des cartes à l’échelle 1/25000ème (mes préférées) ou au 1/50000ème. En France, nous avons la chance d’avoir une culture géographique profonde et développée. L’IGN est une institution de géographie parmi les plus prestigieuses, et les cartes qu’il conçoit sont des bijoux de précision et de beauté devant lesquelles mon âme philocale ne peut que se pâmer. Il m’arrive de passer des heures à y observer les sinuosités d’un cours d’eau, les aspérités d’un relief, les détails d’une flore, les méandres d’un chemin. Ces cartes sont d’une telle qualité que les disséquer suffit à contempler  les paysages qu’elles décrivent.

Un exercice technique que j’ai appris lors de ces leçons à l’université consistait à établir une coupe orographique d’une ligne droite à partir d’une carte. En gros, il s’agissait de tracer une droite sur une carte, et de reproduire en coupe transversale – en respectant l’échelle – les reliefs qu’elle parcourait. A l’époque, je pratiquais beaucoup la randonnée en montagne, et je m’étais amusé à tracer sur du papier millimétré tout le trajet que je prévoyais de parcourir pendant une semaine : je pouvais ainsi me faire une idée très précise des dénivelés que j’allais monter et descendre, presque mètre par mètre.

J’avais alors exercé pour la première fois la pratique de la géographie. Être randonneur, ce n’était plus pour moi seulement effectuer un acte physique – sportif – ou spirituel, c’était aussi être géographe. Les paysages, les reliefs, l’organisation des territoires que je traversais prenaient un sens nouveau ; sous un talus, je pouvais deviner les couches géologiques ; une vallée ne parvenait plus à me cacher son talweg ; la revanche de l’ubac m’apparaissait avec splendeur ; j’étais en mesure d’identifier un habitat dispersé, un openfield, une cuesta ou une butte-témoin dans un bassin sédimentaire. Et surtout : sentir la terre qui défilait sous mes pieds, apprécier chaque kilomètre, découvrir les vallées les unes après les autres, m’abandonner aux vertiges de la lenteur, tout cela me faisait appréhender l’espace avec une joie nouvelle ; je posais sur le territoire le regard du géographe, je voyais les paysages avec les mêmes yeux que ceux qui avaient étudié les cartes.

Aujourd’hui, je suis professeur de géographie. Très tôt, j’ai eu l’intuition que mon goût du voyage allait m’être utile dans mon métier, car avant d’enseigner la géographie, je l’ai pratiquée, je l’ai ressentie dans mon corps. Mes pieds ont foulé la terre, mes mains se sont accrochées à la nature, mes yeux ont vu les paysages que les hommes ont façonnés, aménagés, soumis et occupés.

Bien sûr, on peut enseigner la géographie en collège et en lycée sans être un randonneur ni un voyageur. Seulement, la randonnée, le voyage, ce sont mes valeurs ajoutées, les miennes, et libre à chacun de mes collègues d’avoir les leurs (une agrégation ; une connaissance encyclopédique ; une expérience professionnelle comme urbaniste ou fonctionnaire dans l’aménagement du territoire ; une passion pour les volcans, les chemins de fer, les phytoplanctons ou la pédofaune ; une formation pointue en paléoclimatologie; une famille d’agriculteurs ; une enfance à Lagos ou à Provins ; moi, c’est le voyage).

Quand je dois travailler, en Seconde, sur la question alimentaire, sur la gestion des risques majeurs, sur le développement durable, sur l’aménagement des villes, je ne suis pas mécontent d’avoir vécu en République Centrafricaine, de m’être rendu plusieurs fois en Haïti, d’avoir arpenté Londres et New York. J’ai le sentiment que les mots que j’emploie sont plus concrets, que je suis plus efficace dans ma description des phénomènes à expliquer.

Quand, en Sixième, j’évoque la vie dans les milieux montagnards, sous les tropiques, dans le Sahel ; quand je décris les contrastes des climats continentaux, la vie paysanne en Afrique, l’habitat à Vienne ou à Oran, les paysages de la Sibérie méridionale ; quand j’explique ce qu’est un foyer de peuplement ou un désert humain ; il va de soi que je tire bénéfices d’avoir marché dans les Alpes, dans les Pyrénées ou dans le Massif de la Selle entre Port-au-Prince et Jacmel ;  d’avoir vécu en brousse et respiré des champs de manioc ; d’avoir visité Vienne et Oran ; d’avoir fait le tour du lac Baïkal ; d’avoir traversé des zones du Sahara et des métropoles mondiales.

Ce qui est vrai pour la géographie l’est aussi pour l’histoire. Je suis toujours enthousiaste de découvrir des lieux où se sont déroulés des événements que j’enseigne : la rue où fut assassiné l’archiduc François-Ferdinand à Sarajevo en 1914 (dont je parlais dans un précédent article) ; la chambre où naquit Louis XIV à Saint-Germain-en-Laye, l’église Saint-Eustache où il fit sa première communion, l’église de Saint-Jean-de-Luz où il se maria ; les rochers que Roland de Roncevaux ébrécha de son épée Durandal, dans les Pyrénées ; la région où fut découverte Lucy et où disparut l’Arche d’Alliance (que j’évoquais ici et surtout ) ; la plage d’Hispaniola où Christophe Colomb passa des heures délicieuses avec sa maîtresse caribéenne ; et bien d’autres encore. A contrario, j’ai un peu honte de n’avoir jamais visité Rome, Jérusalem, Kyoto et Le Caire et de n’avoir jamais posé le pied en Amérique du Sud.

Ce qui est vrai pour la géographie et pour l’histoire l’est aussi pour la littérature. Et comme j’enseigne aussi les lettres, ça tombe bien : la littérature russe me plait plus encore depuis que j’ai visité Saint-Pétersbourg ; la littérature haïtienne a très largement contribué à édifier mon savoir sur « la perle des Antilles » ; Batouala de René Maran est venu enrichir et complexifier mon approche de l’Afrique centrale ; l’Allemagne n’évoquerait rien d’autres que quelques souvenirs d’adolescence sans Hermann Hesse ou Vladimir Nabokov (dans sa période berlinoise) ; l’Amérique du Sud ne m’attirerait pas tant si je n’avais lu Cent ans de Solitude de Garcia Marquez ou les romans de Vargas Llosa.

Bien sûr, n’allez pas croire pour autant que je me la ramène en permanence auprès de mes élèves avec mes voyages, ou, pire encore, que je leur montre des diapos de mes vacances. Notez bien par ailleurs qu’étant enseignant dans le secondaire, je ne suis pas géographe, ni historien, ni homme de lettres. Je serais plutôt ce qu’à l’époque moderne on appelait un « honnête homme ». Je ne prétends pas que la géographie n’est qu’un vague goût pour le voyage, même si elle commence probablement par cela.

La géographie est une science. Longtemps discipline bâtarde, relevant à la fois de l’ethnologie, de l’économie, de la démographie, de la géologie, de la climatologie… elle s’est finalement affirmée comme discipline à part entière, avec ses propres enjeux, ses propres outils, sa propre épistémologie, à la fin du XIXème siècle, grâce à quelques illustres noms : Halford John Mackinder en Angleterre, Paul Vidal de la Blache en France… Elle a aujourd’hui des applications nombreuses, et le géographe joue un rôle majeur dans la société : urbanisme, aménagement du territoire, développement durable, journalisme… La géographie – pour la définir grossièrement – est l’étude de la Terre telle qu’elle est occupée et aménagée par les hommes. Par le voyage, c’est tout autant la Terre que les hommes qui m’intéressent : découvrir des peuples, des cultures, des histoires, des individus dans des paysages qui les racontent.

Bibliographie :

Pour commencer, je dois mentionner l’outil fondamental du géographe en herbe, la Bible de tout étudiant en sciences humaines, l’atlas officiel de l’agrégation de géographie :
– CHARLIER Jacques (sous la direction de), Atlas du 21ème siècle, Nathan, réédité chaque année

Julien Blanc-Gras, star montante des écrivains voyageurs, évoque avec humour son amour pour les cartes et la géographie dans les premières pages de l’ouvrage suivant :
– BLANC-GRAS Julien, Touriste, éditions Au diable Vauvert, 2011

Bien d’autres récits de voyage construisent mes compétences géographiques et avivent mes désirs de les mettre en pratique :
– RUFIN Jean-Christophe, Immortelle randonnée – Compostelle malgré moi, éditions Guérin, 2013 : best seller du printemps ; vous n’avez pu y échapper !
– WARGNY Christophe, Haïti n’existe pas, éditions Autrement, 2004 : essai déjà un peu ancien mais pas du tout daté, écrit par un journaliste que j’ai eu l’occasion de rencontrer en novembre 2012 pour discuter des medias en Haïti.
– TESSON Sylvain, Eloge de l’énergie vagabonde, Equateurs, 2007

Je ne les ai pas encore lus mais ils sont en pile d’attente :
– DE MONFREID Henry, Les secrets de la Mer Rouge, 1931
– CHALIAND Gérard, Mémoires : Tome 1, la pointe du couteau, Robert Laffont 2011, réédition Point Aventure, 2013

Et parce que la géographie, c’est aussi la géopolitique :

– LACOSTE Yves, La géographie, ça sert, d’abord, à faire la guerre, 1976 : ouvrage dont le titre est mondialement connu mais dont je n’ai lu que quelques extraits. Yves Lacoste est le pionnier de la géopolitique en France.
– MOREAU DESFARGES Philippe, Relations internationales – 2. Questions mondiales, Point Seuil, 1993, maintes fois réédité par la suite.
La Revue XXI, revue trimestrielle d’une rare qualité dans la presse contemporaine.

TVgraphie :

Nombreuses sont les émissions de géographie de qualité à la télévision. J’en relève quelques-unes :
Le Dessous des Cartes, émission de 10 minutes présentée par Jean-Christophe Victor sur Arte, propose chaque semaine d’expliquer un phénomène géopolitique, en s’appuyant sur des cartes.
J’irai dormir chez vous est une joyeuse série documentaire dans laquelle Antoine de Maximy se met en scène dans ses voyages partout dans le monde, avec pour objectif de s’incruster à déjeuner ou à dormir chez les gens qu’il rencontre.
– Plus ludique, peut-être un peu trop fabriqué, mais pas désagréable : Rendez-vous en terre inconnue, animé par Frédéric Lopez, filme des célébrités découvrant et partageant la vie de peuples lointains et généralement menacés.

Mission

Samedi 19 octobre 2013, j’étais invité sur Radio Notre-Dame à l’émission « Mission » animée par Faustine Fayette. Avec moi dans le studio étaient également présents deux chroniqueurs et deux autres invités : Quitterie qui venait de rentrer d’un an en Haïti, et le père Marc, du diocèse de Versailles, qui a officié au Brésil.

Ce n’était pas la première fois que je témoignais de mon expérience centrafricaine, mais c’était la première fois que je le faisais sur les ondes. L’intérêt de l’échange était ici de partager sur un angle « spi » avec d’autres « missionnaires ».

Je vous laisse écouter l’émission en cliquant sur ce lien.

L’intelligence de l’autre

« L’intelligence de l’autre », tel est le très beau titre d’un livre dont je n’ai encore eu le temps que de lire les prolégomènes, écrit par Michel Sauquet. Dans la première partie de ce livre, Sauquet essaie de définir les notions complexes d’appartenance, de stéréotypes, de culture. Il analyse les problèmes soulevés par ces notions, et pose ce qu’on dit de la culture, et ce qu’on en fait.

Il alerte ainsi sur toutes les dérives de l’utilisation de la culture : la culture musée, la culture instrumentalisée, la culture marchandise, la culture vernis. Voici ce qu’il écrit du risque encouru par les personnes évoluant à l’étranger dans des milieux internationaux : « Pour eux, le fait de voyager ou d’avoir voyagé vaut connaissance, la culture n’est que dans les couleurs, les saveurs et les sons, mais pas dans les modes de faire. Proust dénonçait déjà il y a un siècle cette attitude de facilité en notant que « le véritable voyage de découverte ne consiste pas à chercher de nouveaux paysages, mais à avoir de nouveaux yeux ». Et Gide, dans les Nourritures terrestres, d’insister encore : « Tout est dans le regard, non dans la chose regardée » ».

A travers ce blog, c’est donc ce que je vais tenter de faire : changer de regard pour découvrir l’intelligence de l’autre.

Dès mon enfance, j’ai mûri progressivement le désir de voyager. Je rêvais d’un éternel été fait de terres brunes, d’air chaud et humide, de palmiers, de négresses, de paysages vertigineux, de dunes de sable à perte de vue. Ces fantasmes étaient nourris par les premiers voyages que j’avais pu effectuer. Je me rappelle par exemple de ces croisières en famille en Espagne, dans les Îles Baléares. C’est sans doute au cours de ces périples que j’ai développé cet esprit d’aventure, car tout y était déjà concentré : le nomadisme, la beauté des paysages, la fascinante et inquiétante attraction de la mer, la découverte d’un autre peuple, l’expérience d’être l’étranger, et puis le plaisir du temps qui s’écoule lentement, le temps qui n’importe pas, le charme des après-midi sans fin de l’été à son apogée.

Plus tard, en fin de collège, des voyages scolaires en Allemagne me firent de nouveau expérimenter l’angoisse excitante et douce de la rencontre interculturelle. J’ai aimé ces repas différents de ceux auxquels j’étais habitué, ces villes du Nord, mes efforts pour comprendre et parler l’allemand, ces échanges forcément compliqués mais tellement exaltants.

A vingt-trois ans, j’ai accompagné un groupe d’adolescents en Roumanie. Ce fut là ma première découverte d’un pays nettement plus pauvre que le mien. Ces deux semaines dans les Carpates ont été une vraie aventure : une langue totalement inconnue (quoi que latine, et finalement assez proche de l’italien), une culture et une histoire fascinantes, et des épisodes assez rocambolesques (un voyage en train dans la montagne, la traversée d’un lac artificiel sur des grosses barcasses, une piscine municipale dont l’eau de tous les bassins était épaisse et glauque, des filles de douze ans en string et seins nus, une diarrhée épique évacuée dans des gogues infâmes, des repas pris dans une cahute infestée de guêpes qu’un type tentait d’attraper pour leur accrocher des fils à la patte…)

Mais en définitive, ce n’est qu’en 2006, à vingt-cinq ans, que j’ai réellement commencé à combler le vide créé par le manque de voyages, par la frustration qui avait germé en moi d’avoir si peu quitté la France, l’Europe. Je suis parti en Haïti et ce pays en bazar m’a séduit au plus haut point. Je me rappelle encore très bien du 26 juillet 2006 : c’est mon anniversaire, je suis assis sur une chaise fragile, et devant moi une grosse centaine d’enfants noirs me regardent, ils chantent et dansent pour moi, puis les garçons s’avancent, ils se mettent en file indienne et viennent me serrer la main, ils sont un peu intimidés par le protocole, ils se rassoient, les filles elles aussi se lèvent et m’offrent des cartes de vœux en feuilles de bananier qu’elles ont confectionnées et sur lesquelles elles ont inscrit quelques mots gentils, à leur tour elles viennent me saluer et je les embrasse toutes. Je suis heureux en cet instant, mais je dois me faire violence : je suis à peine remis d’une harassante crise de paludisme qui m’a scotché dans un lit d’hôpital pendant quatre jours et demi, pendant tout ce temps je n’ai rien pu avaler, j’ai été en proie à des délires infernaux qui ont atrocement nui à mon sommeil, et j’ai même pensé que j’allais mourir tellement je me sentais faible, fiévreux, débile ; je suis maintenant là, vacillant, à serrer des paluches et embrasser des joues frêles, me forçant à sourire.

Angeline, Matina, Merani
Angeline, Matina, Merani

Mais je suis heureux, et toutes les fois que je me suis rendu en Haïti, j’ai senti que le bonheur était fait pour moi. Je continuerai d’y retourner parce que j’y ai découvert l’altérité. Je pense sans cesse à retrouver mes bambins, à jouer avec eux, à me baigner dans l’eau turquoise, à mourir de chaud et de fatigue, à aller me perdre dans les rues grouillantes de Port-au-Prince, à flâner devant les tableaux des peintres de rue…

C’est à partir de cette expérience forte que j’ai tenté de rattraper mon retard, et en quelques années j’ai eu l’occasion de pas mal caboter, sur presque tous les continents, pour des voyages courts d’exploration (Sibérie, Sénégal, Inde, Mauritanie, Algérie, Maroc, Cameroun, Etats-Unis, Angleterre, Belgique, Tunisie, Autriche, Bosnie, Croatie, et régions de France…), d’autres plus longs pour des missions « humanitaires » (Haïti) et une migration de travail (République Centrafricaine). En exagérant un peu, je pourrais dire que j’ai fait du tourisme mon deuxième métier, et si je suis content de retrouver à chaque fois l’accablante stabilité de la petite bourgade de la banlieue parisienne où je travaille et réside, j’exulte dès que je dois partir, dès que se dessinent les premiers préparatifs de voyage, l’achat d’un guide, d’une carte, d’un billet d’avion.

Aussi, ce blog n’est pas un guide touristique et ne sera pas seulement consacré au récit de mes voyages ; il sera aussi le récit des émotions qui me traversent, des réflexions qui m’assaillent dès que je suis confronté à l’autre : mes incompréhensions, mon désarroi, mon enthousiasme, ma fascination, mon dégoût. Je tenterai, du mieux possible, de comprendre ces peuples à qui j’imposerai ma présence, qui sauront (ou pas) m’accueillir, me parler, m’écouter.

« Je redoute l’hiver parce que c’est la saison du confort », écrivit Rimbaud dans Une saison en enfer. Cette phrase continue de m’intriguer, mais j’y trouve une explication dans mon attrait irrésistible pour les pays dits du Sud, des pays sans hiver et sans confort, où l’on transpire à huit heures du matin dans la poussière, le bruit et la fureur de vivre, où l’agitation brûlante du dehors nous pousse à le rejoindre, au lieu que l’hiver de nos civilisations nous contraint à nous enfermer, à nous couvrir, à privilégier les commodités. Dans quelques jours, je partirai sur les traces du poète en Ethiopie, où il passa certaines des dernières années de sa vie. Je partirai, une fois encore, à la recherche de cet éternel été que je chéris tant, cette crainte piquante de l’inconnu, ces errances propices à la réflexion sur le sens des choses et l’usage du monde.

Bibliographie :

Pour poursuivre votre réflexion sur l’interculturalité, je vous donne les références exactes du livre qui a donné son titre à cet article :
SAUQUET Michel, en collaboration avec VIELAJUS Martin, L’intelligence de l’autre, prendre en compte les différences culturelles dans un monde à gérer en commun, Éditions Charles Léopold Mayer, 2007

Les romans de RUFIN Jean-Christophe sont un trésor de réflexions sur les chocs culturels, et en particulier :
L’Abyssin, Gallimard, 1997
Les causes perdues, Gallimard, 1999
Rouge Brésil, Gallimard, 2001
Le Grand Cœur, Gallimard, 2012
Je vous conseille également le récit de son parcours professionnel :
Un léopard sur le garrot, Gallimard, 2008

Très beau roman aussi, sur la féministe Flora Tristan et son petit-fils Paul Gauguin (qui ne se sont jamais connus), tous les deux ayant été mus toute leur vie par la recherche d’un bonheur au contact d’autres cultures et d’un paradis loin de leur quotidien :
VARGAS LLOSA Mario, Le paradis – un peu plus loin, Gallimard, 2003

Sur l’esprit d’aventure, cette conversation entre trois bourlingueurs est une lecture très agréable :
CHALIAND Gérard, FRANCESCHI Patrice, GUILBERT Jean-Claude, De l’esprit d’aventure, Arthaud, 2003

La dernière expression de cet article, « l’usage du monde », est empruntée à Nicolas Bouvier, grande référence pour les écrivains voyageurs. Pour être tout à fait honnête, je n’ai pas réussi à terminer ce livre, et je n’ai pas eu le courage d’en commencer d’autres. On m’a vivement conseillé de réessayer :
BOUVIER Nicolas, L’usage du monde, 1963, Petite Bibliothèque Payot, 2001