Théologie du plaisir

« J’ai soif » : l’une des dernières paroles du Christ, sur la croix, est l’expression d’un désir, de la recherche d’un plaisir, un plaisir certes banal – celui de boire – mais aussi d’une apparente absurdité, un plaisir dérisoire en cette situation précise où le Christ se trouve : humilié, crucifié, gravement blessé, moribond, quel besoin peut-il avoir de boire ?

Des hommes donnent à boire du vinaigre au Christ, mais la vraie soif qu’il exprime, c’est celle de rejoindre son Père, car « Dieu seul rassasie » : par cette formule, Saint Thomas d’Aquin nous donne la clé pour assouvir le désir de bonheur niché au cœur de chaque homme. Ce désir profond de l’homme, ce désir de Dieu, est exprimé avec force dans le psaume 41 (42). Ainsi, on peut voir dans la demande du Christ une métaphore, l’expression d’un désir de Dieu, en référence au psaume 41 (42) : Mon âme a soif de Dieu, le Dieu vivant.

Mais on ne peut s’exonérer totalement du sens premier de sa demande, une demande terre-à-terre, charnelle, explicite, simple, qui nous rejoint dans notre humanité : Jésus a soif, il veut boire, il désire éprouver une dernière fois encore le plaisir simple de l’eau qui vient rafraîchir et apaiser la langue asséchée par plusieurs heures de tortures. Déjà à Sykar en Samarie il avait exprimé cette même demande à cette femme seule en plein midi auprès du puits de Jacob : « donne-moi à boire ». Toute sa vie publique, Jésus semble avoir montré son approbation pour les plaisirs humains : aux noces de Cana, il transforme l’eau en vin, assurant aux convives une fête réussie ; il délivre des malades de leurs souffrances ; il se laisse parfumer à Béthanie ; pour son dernier repas il partage le pain et le vin, instituant un repas – l’eucharistie – comme l’acte mémoriel et sacrificiel majeur dans la vie du chrétien.

Il y a ainsi une sorte de malentendu dans l’idée très répandue que le christianisme serait hostile au plaisir, mépriserait le corps, ferait l’apologie de la souffrance et de la répression des désirs. Ces idées sont fausses, puisque l’histoire de l’Église et le Magistère affirment précisément le contraire : le plaisir est beau et bon, le corps est magnifié, la souffrance est mauvaise, les désirs sont une force. Pour autant, le christianisme ne promeut pas l’hédonisme, car s’il considère positivement le plaisir, il ne le reconnait pas comme but ultime de la vie. Le but ultime de la vie, c’est la recherche de Dieu, idée que la constitution pastorale Gaudium et Spes exprime ainsi : « l’aspect le plus sublime de la dignité humaine se trouve dans cette vocation de l’homme à communier avec Dieu » (§19.1).

Alors, en quoi la recherche du plaisir peut-elle être un chemin qui conduit l’homme à Dieu ?  La question peut sembler futile, ou superficielle, ou de peu d’importance. Mais elle ne l’est pas. En cette époque de déliquescence morale où nous nous trouvons, où le désir est confondu avec la convoitise et le plaisir avec la luxure ou la gourmandise, en ces temps de surconsommation et de refus de la frustration, tandis que l’indifférence religieuse s’est imposée et que la théologie du corps est largement ignorée, il est urgent de réaffirmer la beauté fondamentale du désir telle que reconnue dans les Écritures et la Tradition, en étudiant la réponse du christianisme à l’hédonisme, en admettant la puissance créatrice des combats que nous devons faire mener à notre corps pour rechercher un plaisir chemin vers Dieu, et en méditant sur le respect que nous devons à ce corps comme temple de l’Esprit.

Le plaisir dans les Écritures

En tapant le mot « plaisir » dans la barre de recherche du site de l’Association Épiscopale Liturgique pour les pays Francophones (AELF), il est fait mention de 69 versets qui emploient ce terme. Le mot « désir », quant à lui, apparaît dans 60 versets. Ils peuvent être la traduction de plusieurs mots hébreux (« Sus, שׂושׂ »; « Chephets, חֵפֶץ » ; « Ratsah, רָצָה » ;  « Chamad, חמד ») ou grecs (« hédeos, ἡδέως » ; « Eudokia, εὐδοκία »), qui eux-mêmes sont parfois traduits par « joie », « se réjouir », « se satisfaire », « désirer », etc.

Le long psaume 118 (119) est  particulièrement éloquent : le mot « plaisir » y apparait à huit reprises, pour exprimer une idée que l’on peut résumer ainsi : l’homme doit pouvoir trouver son plaisir dans le plaisir de Dieu. Ainsi du verset 174 : J’ai le désir de ton salut, Seigneur : ta loi fait mon plaisir. Ce que Saint Paul exprime aussi : Au plus profond de moi-même, je prends plaisir à la loi de Dieu (Rm, 7, 22)

Qohelet résume assez bien ce qui pourrait être la doctrine judéo-chrétienne à propos du plaisir :

Va, mange avec plaisir ton pain

et bois d’un cœur joyeux ton vin,

car Dieu, déjà, prend plaisir à ce que tu fais.

Porte tes habits de fête en tout temps,

n’oublie pas de te parfumer la tête.

Savoure la vie avec la femme que tu aimes,

chaque jour de cette vie de vanité qui t’est donnée sous le soleil… (Qo, 9, 7-9)

La vision en apparence opposée de Ben Sira le sage semble plus cruelle, plus tranchante lorsqu’il écrit :

Ne mets pas ta joie dans une vie de plaisir,

ne t’endette pas par de telles dépenses. (Si, 18, 32)

Mais il écrit également, ce qui rejoint Qohelet :

Mon fils, fais-toi plaisir avec ce que tu as

et présente au Seigneur des offrandes dignes de lui. (Si, 14, 11)

Ou encore :

Avant de mourir, fais plaisir à tes amis ;

sois généreux, donne à la mesure de tes moyens. (Si, 14, 13)

Il ressort de ces textes que les plaisirs simples et modérés – manger, boire, se parfumer, être généreux avec ses amis, être avec sa femme – sont une nécessité pour accéder à Dieu.

Un hédonisme chrétien ?

Dès l’Antiquité, les philosophes « hédonistes » défendent paradoxalement – et contrairement à ce que l’on pourrait penser spontanément – la sobriété comme nécessaire pour goûter au plaisir véritable. On ne serait pas très loin de l’enseignement de l’Église sur le plaisir s’il ne manquait pas la transcendance, la relation à Dieu. Dans son roman Soif, qui a pour narrateur le Christ dans ses dernières heures, Amélie Nothomb fait prononcer à Jésus des paroles qui donnent à penser : « Ce que vous ressentez quand vous crevez de soif, cultivez-le. […] L’instant ineffable où l’assoiffé porte à ses lèvres un gobelet d’eau, c’est Dieu. C’est un instant d’amour absolu et d’émerveillement sans bornes. […] Mesurez cet émerveillement. Cet éblouissement, c’est Dieu. »

L’agriculteur et écrivain Pierre Rabhi promeut l’idéal d’une « sobriété heureuse ». Le philosophe Michel Onfray, quant à lui, a l’habitude de définir l’hédonisme ainsi : se faire plaisir, faire plaisir à l’autre, éviter la souffrance. On retrouve dans ce triptyque quasiment les mêmes propositions que Qohelet et Ben Sira vues plus haut.

Cela démontre au moins que les juifs et les chrétiens n’ont pas attendu les écrivains et les hédonistes contemporains pour réfléchir au plaisir et à la souffrance ; sur ce dernier sujet précisément – la souffrance –  le livre de Job offre une méditation profonde qui n’en finit pas de nous questionner, plus de deux millénaires après sa rédaction.

La tradition orthodoxe a développé un concept plus approprié à la pensée chrétienne que celui d’hédonisme : l’hésychasme, sur lequel j’avais déjà rédigé un article autrefois. Cette référence à la pensée orientale ne doit pas faire oublier qu’en occident aussi s’est développée une culture de l’amour de la beauté, où la recherche de Dieu passe par le corps, la sobriété, le plaisir véritable. Le monachisme européen en est probablement l’instigateur le plus emblématique : diffusion de la culture, construction d’édifices religieux sublimes, développement du chant dit grégorien, travail manuel, vie de prière : on trouve dans cet idéal de vie une forme d’hédonisme chrétien.

Les idoles

Une anthropologie et une théologie du plaisir ne peuvent s’exonérer d’une prise en compte de ces combats que nous avons à mener contre le péché. Pascal Ide écrit : « le péché n’est pas le plaisir mais le plaisir immodéré. » Saint Thomas d’Aquin parle de « désir désordonné ». Albert Camus a eu cette formule percutante : « un homme, ça s’empêche », pour dire que nous ne sommes pas obligés de faire ce que nous avons envie de faire, à savoir « tout se permettre et tout détruire ».

Aimer ce qui est bon n’est pas un péché. Tout est question de mesure : manger avec excès comme avec réticence ; ne pas savoir attendre ; rechercher obsessionnellement la perfection (un meilleur mets, une femme plus belle, une voiture plus rapide, une maison plus spacieuse…) ; ne pas prendre l’autre en considération. Pécher, c’est avant tout « se tromper de bonheur ». L’adultère, la gloutonnerie, l’ivresse, l’argent, l’oisiveté sont autant de bonheurs faux, illusoires, qui prennent l’apparence de vraies joies : l’amour, la satiété, la gaieté, le confort, le repos. Ce sont aussi de faux dieux, des idoles. Le Pape François définit ainsi l’idolâtrie : « L’idolâtrie apparaît ici comme l’opposé de la foi. […] L’idole est un prétexte pour se placer soi-même au centre de la réalité, dans l’adoration de l’œuvre de ses propres mains. Une fois perdue l’orientation fondamentale qui donne unité à son existence, l’homme se disperse dans la multiplicité de ses désirs. Se refusant à attendre le temps de la promesse, il se désintègre dans les mille instants de son histoire. » Ainsi, le péché, qui est une action volontaire et délibérée, cache une blessure, imposée à Dieu bien sûr, mais aussi à nous-même et aux autres. La recherche du plaisir immodéré altère notre intelligence, abîme notre relation à l’autre, rompt notre dialogue avec Dieu, entache notre contrôle de soi. On pourrait dire aussi qu’il y a péché lorsqu’il y a addiction, lorsque notre liberté est entravée, étant entendu qu’il ne peut y avoir d’addiction au bien.

Le péché d’Adam

Dans les chapitres 2 et 3 de la Genèse, il est fait le récit du péché d’Adam. Dans le jardin d’Eden, le Seigneur Dieu a autorisé l’homme et la femme à manger des fruits de tous les arbres. Il ne fixe qu’une seule limite : l’arbre de la connaissance du bien et du mal (Gn, 2, 16-17). Le serpent détourne cette parole du Seigneur Dieu, en affirmant : Alors, Dieu vous a vraiment dit : « vous ne mangerez d’aucun arbre du jardin » ? (Gn, 3, 1). Par cette simple question qui prend l’apparence de la vérité, le serpent introduit en nous le doute, le scepticisme face à l’amour total de Dieu. Ce faisant, il nous fait convoiter ce qui nous est pourtant déjà donné. Ainsi, un des enseignements que l’on peut tirer de ce récit, c’est avant tout que le Seigneur nous donne de ses grâces en abondance (« tu peux manger les fruit de tous les arbres »). Ce qui est bon et beau est à recevoir comme des dons, et non comme des dus. Il en est de la connaissance du bien et du mal comme du plaisir que nous procurent nos sens : ils nous sont donnés, sachons les recevoir. Le péché originel consiste en ceci : convoiter ces dons, vouloir se les accaparer, les posséder. « Où es-tu donc ? » demande le Seigneur Dieu après qu’Adam a mangé du fruit interdit que lui a remis la femme (Gn, 3, 9) : que ce soit pour en jouir ou pour faire jouir, lorsque nous recherchons le plaisir pour lui-même, nous nous éloignons de Dieu, nous nous éloignons de notre humanité.

« Tout m’est permis »

Dans l’Exode, Dieu ne fait alliance avec les hommes et ne leur propose une Loi qu’après les avoir libérés d’Égypte. Cette libération, c’est aussi celle du corps. Ainsi, Dieu libère (Ex, 12-14), nourrit (Ex, 16), abreuve (Ex, 17), et ensuite fait alliance (Ex ,19) et propose une loi (Ex, 20). Il est important de relever cette chronologie des événements. En effet, nous ne sommes pas de purs esprits : nous avons un corps, Dieu nous a donné ce corps, il est bon que ce corps éprouve du plaisir, et la recherche du plaisir peut être l’une des voies vers la joie de l’Évangile. Bien sûr, elle ne peut en aucun cas en être l’unique voie, et surtout elle ne peut être la finalité. Saint Paul écrit, dans sa première lettre aux Corinthiens : « Tout m’est permis », dit-on, mais je dis : « Tout n’est pas bon ». « Tout m’est permis », mais moi, je ne permettrai à rien de me dominer. […] Le corps n’est pas pour la débauche, il est pour le Seigneur, et le Seigneur est pour le corps. […] Ne le savez-vous pas ? Votre corps est un sanctuaire de l’Esprit Saint, lui qui est en vous et que vous avez reçu de Dieu. (1 Corinthien, 6, 12-20).

La chasteté

Jean-Paul II a consacré dans les premières années de son pontificat pas moins de cent-vingt-huit catéchèses sur le corps humain, rendant notamment à la sexualité sa beauté. Il est donc très réducteur, et surtout faux, d’affirmer que l’Église enseigne la négation et le mépris du corps. Pierre-Marie Salamito, dans sa réponse à Michel Onfray sur le christianisme antique, rappelle toutes les fois où il est fait mention du corps de Jésus dans les Évangiles ; on y voit ainsi un Jésus qui désire, qui prend plaisir, un Jésus qui ne méprise pas la condition charnelle de l’homme, à tel point qu’il lui est reproché d’être « un glouton et un ivrogne » (Mt 11, 19 et Lc 7, 34) : « Il a eu faim au désert (Mt 4, 2 et parallèles) et sur le chemin de Jérusalem (Mt 21, 18 ; MC, 11, 12). Il acceptait d’être invité à des repas (Lc, 7, 36 pour ne prendre qu’un exemple). Il a mangé l’agneau de la Pâque avec ses disciples (Mt 26, 17-19 et parallèles). Dans la barque où il naviguait avec eux sur la mer de Galilée, il s’est endormi (Mt 8, 24 et parallèles). »

Dieu a pris chair, il s’est fait homme, parce qu’il respecte ce corps. « Bien comprise, la divinité de Dieu implique donc son humanité », écrit Karl Barth. La divinité n’est pas au-dessus de l’humanité, elle n’implique pas sa capacité à être raison pure, sans émotion, mais au contraire sa capacité à s’abaisser : naître dans une crèche et mourir sur une croix.

Dans le Catéchisme de l’Église catholique, les occurrences du mot « plaisir » sont les plus nombreuses dans le chapitre consacré au commandement de l’amour : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même », et plus particulièrement dans les articles traitant de la vocation à la chasteté et ceux sur le mariage. La chasteté, dans un sens large, est à comprendre comme ce qui établit une juste distance : non pas abstinence, non pas mortification, mais maîtrise de soi, recherche d’un plaisir tourné vers Dieu. Étymologiquement, le contraire de la chasteté, c’est l’inceste : ce qui précisément ne sait pas établir la bonne distance.

 Ainsi, pour le Catéchisme de l’Église catholique, « l’alternative est claire : ou l’homme commande à ses passions et obtient la paix, ou il se laisse asservir par elles et devient malheureux » (§2339). Cette parole est claire, elle est exigente, mais elle ne condamne pas : elle met l’homme devant sa liberté et sa dignité.

Prier avec son corps

Il n’est pas anodin que l’événement que l’on considère traditionnellement comme le commencement de la vie publique de Jésus soit la transformation de l’eau en vin à Cana. Et le dernier événement, avant sa Passion, est l’institution de l’Eucharistie, partageant le pain et le vin. Ce faisant, il n’invite évidemment pas à la débauche ni à l’ivrognerie, mais bien à respecter son corps, et pour cela le rassasier, le contenter, lui faire éprouver du plaisir.

Cependant, Pâques et la joie de la résurrection n’ont de sens que précédés du Carême, du retrait dans le désert. Le plaisir n’est véritable que corrélé avec une certaine ascèse. Paradoxalement, on peut puiser dans le jeûne une source de plaisir. Celui-ci peut être vu comme une prière avec le corps.

Il en est ainsi également du plaisir du sport, de l’activité physique. Le sport met en valeur le corps ; lorsqu’il est pratiqué sans dépendance, sans surentraînement, il offre une solution pour entretenir et respecter son corps, il apporte un plaisir et un bien-être sains. Il peut même, dans certains cas, être lui aussi une prière du corps. C’est le cas par exemple de la randonnée. Lorsqu’on marche pendant plusieurs jours, tout notre être se concentre sur notre corps : peu à peu, les douleurs, la faim, la soif, la chaleur, le froid, occupent toute notre attention, avant de laisser la place à un bien-être qui gagne tant le corps que l’esprit. Dans le silence des plaines ou la superbe des montagnes, nos pensées se libèrent, vagabondent, se densifient, et les conditions sont réunies pour se tourner complètement vers Dieu, contempler la Création. En particulier, le pèlerinage permet véritablement au corps d’être ce temple de l’esprit saint.

La liturgie elle-même exalte nos sens : se lever, se mettre à genoux, fermer les yeux, respirer l’encens, chanter, jouer de la musique.

L’éthique chrétienne n’est pas une surnature, une surmorale qui viendrait comme un joug sur l’humanité pour l’asservir ; au contraire, elle n’est que cette manière extérieure de développer ce qu’il y a de plus beau en moi : ainsi la recherche d’un plaisir reçu librement comme un don est-elle un chemin qui conduit l’homme vers Dieu.

Lorsque je vivais en Centrafrique, dans une petite ville de brousse où les sources de plaisir me paraissaient peu nombreuses, et où je menais une vie que l’on pourrait qualifier d’ascétique, je me suis progressivement laissé gagner par une grande joie intérieure, un immense bien-être que rythmait ma vie faite d’études, de sport et de prière.

Lorsque Jésus, sur la croix, exprime sa soif dans un cri qui peut ne paraître qu’animé par un instinct vital quasiment bestial, rien ne laisse penser qu’il veuille simplement éprouver encore la joie d’être désaltéré. Par son cri, il nous offre une méditation sur le désir et nous propose d’offrir celui-ci à Dieu. En nous tournant vers Jésus crucifié, nous lui demandons de trouver le bon équilibre de nos jouissances et de nos abandons. En demandant d’étancher sa soif – ce qui est à notre portée – Jésus exprime à quel point la relation de Dieu avec sa Création est marquée par le don.

Bibliographie

Cet article est la version courte d’un mémoire de théologie que j’ai soutenu le 17 juin 2020.

Magistère :

Catéchisme de l’Église catholique

Constitution apostolique Gaudium et Spes

Benoît XVI, encyclique Dieu est amour

Pape François, encyclique La lumière de la Foi

Théologie, philosophie, histoire :

Thomas D’AQUIN, Somme de théologie

Placide DESEILLE, La spiritualité orthodoxe et la Philocalie, Bayard Editions, 1997

Emmanuel DURAND, Les émotions de Dieu. Indices d’engagement,Cerf, 2019

Jacques GAUTHIER, Prier avec son corps, Presses de la Renaissance, 2007

Jean-Marie GUEULETTE, Pas de vertu sans plaisir, Cerf, 2016

Fabrice HADJADJ, La profondeur de sexes. Pour une mystique de la chair, Points, 2014

Pascal IDE, en collaboration avec Luc ADRIAN, Les 7 péchés capitaux ou ce mal qui nous tient tête, MAME, 2002

Timothy RADCLIFFE, Que ma joie soit parfaite, Cerf, 2002

Timothy RADCLIFFE, Je vous appelle amis, Cerf, 2000

Pierre-Marie SALAMITO, Monsieur Onfray au pays des mythes. Réponses sur Jésus et le christianisme, Salvator, 2017

Yves SEMEN, La sexualité selon Jean-Paul II, Presses de la renaissance, 2004

Martin STEFFENS, Petit traité de la joie. Consentir à la vie, Marabout, 2015

Articles, documents et conférences

Benoît XVI, « Discours au monde la culture », discours prononcé au Collège des Bernardins, Paris, 12 septembre 2008

Karl BARTH, « Humanité de Dieu », conférence prononcée à l’Assemblée de la Société pastorale suisse, Aarau, 25 septembre 1956

Franck DAMOUR, « L’indifférence religieuse. Acédie de notre temps », dans la revue Christus, octobre 2003

Orientations pour l’EARS, texte promulgué par la commission permanente le 16 avril 2010 sur l’Éducation affective, relationnelle et sexuelle

Dans l’atelier de l’écrivain

« Il me reste une solution : écrire. En écrivant, je pourrai peut-être enfin dire qui je suis, révéler le sucre qu’enveloppe cette chair dure et froide. […] Me voici, tailladant sans relâche la chair dure et coupante des mots qui se pressent dans mon ventre, transpirant pour exprimer ce qu’au fond de moi Haïti veut dire. Me voici, je ferme les yeux, et je suis au bord de la mer Caraïbes, je suis allongé sur la terrasse à l’ombre d’un arbre aux feuilles légères, l’air me caresse le cou. Je me sens bien. »

Ces mots, ce sont ceux de Joseph Meyer, le personnage principal de La saison du confort, un petit roman que j’ai publié au début de l’été.

Je voudrais, dans cet article, vous faire entrer dans l’atelier de l’écrivain, vous montrer ses outils, ses méthodes, son environnement de travail, et ainsi répondre aux questions qui m’ont été posées depuis la parution de ce roman.

Le choix de l’autoédition

En juillet 2017, il y a donc environ un an, j’ai envoyé le manuscrit de La saison du confort à onze éditeurs, de tailles et de notoriétés diverses. Huit m’ont répondu que mon manuscrit ne correspondait pas à la ligne éditoriale blablabla, trois ne se sont pas donnés cette peine. Honnêtement, j’ai conscience que les éditeurs reçoivent des milliers de manuscrits par an, et que dans cet univers hyper concurrentiel il est ardu de se faire une place (pour les auteurs comme pour les éditeurs). Je n’ai donc pas été déçu ; une réponse positive m’aurait beaucoup surpris. Après plusieurs mois pendant lesquels j’ai été pas mal occupé professionnellement, je m’apprêtais à solliciter d’autres éditeurs (il en existe des centaines) lorsque j’ai appris qu’Amazon organisait chaque année (depuis trois ans) un concours d’écriture pour des œuvres inédites et autoéditées : les « Plumes francophones ». J’ai voulu tenter cette expérience, qui m’intéresse d’autant plus qu’elle me permet de comprendre comment fonctionne Amazon, et par là même le monde de l’édition bouleversé par cette multinationale.

Comme la plupart de ceux qui écrivent, je préférerais mille fois que mon roman soit publié par la voie normale – noble – de l’éditeur institutionnel. Mais je suis réaliste. Et je ne me décourage pas pour autant : un jour, peut-être, je parviendrai à toucher un large public, d’une façon ou d’une autre (le nombre d’exemplaires vendus de La saison du confort n’est pas humiliant – notez qu’il est encore disponible ici).

Comment écrit-on un roman ?

« En combien de temps l’as-tu écrit ? », « Qu’est-ce qui t’a inspiré ? », « Comment as-tu appris à écrire ? »… Les questions ne manquent pas, et je ne peux pas toujours y apporter des réponses précises.

L’écriture de ce roman a été un très long processus dont je ne peux retracer toutes les étapes. Certains passages ont été rédigés il y a dix, voire quinze ans ! Avant ce roman, j’ai écrit beaucoup d’autres choses : des morceaux de romans, d’autres achevés mais pas convaincants dans leur globalité, des nouvelles, des articles (notamment ceux de ce blog), des idées vagues jetées sur des bouts de papier, des journaux de voyage, des poèmes… J’y ai abondamment puisé des passages inclus dans La saison du confort, qui peut ainsi s’apparenter à une compilation, ou une mise en ordre de textes divers (peut-être que par moment cet effet patchwork se voit, même si j’espère avoir été assez habile pour le masquer).

Je peux toutefois identifier à l’origine de ce roman quelques idées centrales. Tout d’abord, je voulais parler d’Haïti. J’avais d’ailleurs écrit un essai sur Haïti, une sorte de déclaration d’amour à ce pays, et c’est un ami qui m’a conseillé d’en faire plutôt un roman. Comme j’avais commencé à imaginer l’histoire d’un homme qui disparaissait, j’ai pensé qu’il pouvait avoir disparu… en Haïti. Ce qui me permettait de réutiliser la matière première de l’essai susmentionné.

À partir de là, plusieurs idées se sont agrégées :

– J’avais envie d’écrire un roman d’aventure.

– Depuis longtemps, je voulais raconter une scène en particulier : celle de la « pièce maîtresse ». Lorsque je suis arrivé en Centrafrique en 2009, je suis allé à l’ambassade pour m’y déclarer et obtenir une carte de résident (puis plus tard une carte de séjour). Il manquait une pièce à mon dossier, une pièce que la secrétaire d’ambassade considérait comme la « pièce maîtresse ». Le comique de la situation résidait dans le fait qu’elle n’arrêtait pas de répéter, en boucle, « c’est la pièce maîtresse », « c’est la pièce maîtresse », « c’est la pièce maîtresse ». Elle acceptait toutefois de m’inscrire dans le registre des résidents français en Centrafrique, et de me délivrer la carte qui l’attestait, en me précisant bien qu’il fallait que je transmette au plus vite à l’ambassade la « pièce maîtresse », ce que je fis quelques mois plus tard, contrairement au personnage de mon roman.

– Une autre idée, écrite dans ses grandes lignes bien avant de vivre la scène que je viens de mentionner, mais qui dans le roman en découle, mûrissait dans mon esprit : raconter un enlèvement. C’est la scène qui ouvre le livre.

– Par ailleurs, si Haïti est au cœur du roman, l’Afrique, quantitativement, est probablement autant présente. Mon expérience en Afrique a été marquante, décisive, et je voulais en toucher un mot. Il faudra sans doute un autre roman pour aller plus loin. D’une façon générale, c’est le monde intertropical que je voulais décrire, et la confrontation d’un homme des régions tempérées avec ce monde. Les rencontres intercuturelles nourrissent beaucoup mon imagination.

Enfin, certaines thématiques m’intéressent, et je voulais les explorer. Il en est ainsi de la question du Mal, abordé ici sous l’angle de la corruption. Ce thème fait l’objet d’un autre de mes projets d’écriture qui vivote doucement dans mon ordinateur.

À partir de tous ces éléments, j’ai fini par échafauder le plan de La saison du confort. En deux ou trois ans, le gros œuvre était terminé ; il m’a fallu un an pour les finitions (corriger les fautes, supprimer des passages inutiles, rédiger une transition, ajouter un chapitre, clarifier une description…).

Autobiographique ou pas ?

C’est LA question que l’on me pose systématiquement. Ceux qui me connaissent bien sont catégoriques : la réponse est oui, ce roman est autobiographique. Le personnage principal me ressemble tellement. Même physiquement c’est moi ! En réalité, le caractère autobiographique du roman s’arrête là : ma ressemblance avec le personnage principal. En encore : s’il me ressemble, il n’est pas mon exacte copie (par exemple, contrairement à lui, je n’éprouve aucune forme de culpabilité à être bien né : riche, français, blanc, etc. Je trouve même cette culpabilité assez pathétique, mais elle me semblait être un ressort intéressant à exploiter).

Tout texte parle forcément de soi : que ce soient des mémoires, un journal intime, un roman ou une thèse de mathématiques. Tous ne disent pas la même chose, mais tous en révèlent autant sur son auteur : ses centres d’intérêt, ses désirs, ses frustrations, ses connaissances.

Évidemment, les personnages de La saison du confort vont dans des lieux que je connais, exercent des métiers qui m’intéressent, éprouvent des émotions que j’ai pu éprouver. Mais ce qu’ils vivent, essentiellement, je ne l’ai pas vécu (sauf quelques événements secondaires du roman, qui sont là surtout pour donner une impression de réalisme) : je n’ai jamais été enlevé, je ne désire pas disparaître, je n’y connais à peu près rien en chimie, je ne me suis pas fiancé à une jeune fille qu’en réalité je n’aimais pas vraiment, mes parents n’ont pas de résidence secondaire à Juan-les-Pins, ni nulle part ailleurs, mes grands-parents ne possèdent pas de maisons ni de magasins dans ma commune de résidence, Dieu merci aucun élève ne m’a jamais corrompu ni tenté de le faire (!)… Je pourrais additionner ainsi tout ce qui n’est pas autobiographique dans ce roman, mais cela reviendrait à recopier celui-ci !

Beaucoup de romanciers mettent en scène des personnages qui leur ressemblent, ou qui ressemblent au moi qu’ils fantasment, même lorsque les personnages en question sont des personnages historiques. Sur ce point, je ne fais pas preuve d’originalité.

Voici ce que j’écrivais dans un de ces romans non aboutis que j’évoquais plus haut : « Ce roman n’en est pas un. Je crois que ce que j’écris là est une quête de moi-même, un long poème, un journal, un témoignage, un récit, une fiction. Je pars de mon enfance, mais ce n’est qu’un prétexte. Je pars de moi, mais la littérature, ce n’est pas parler de soi, c’est parler des autres, c’est parler aux autres. Mes sensations n’ont aucune importance, et c’est pourquoi je les exploite, je les triture, je les fouille jusqu’à les vider de leur sens, jusqu’à ce qu’elles ne m’appartiennent plus. »

En fait, le personnage principal de La saison du confort m’a été inspiré de la vie de Paul Gauguin telle qu’elle est racontée par Mario Vargas Llosa dans Le Paradis – un peu plus loin. Ceux qui ont lu ce roman comprendront sûrement : comme Paul Gauguin, mon personnage a abandonné sa famille, son métier, son milieu, ses habitudes, au profit d’une quête, celle d’un paradis lointain, pur, débarrassé de toute scorie existentielle.

Quant aux personnages secondaires, ils sont carrément tous le fruit de mon imagination. Désolé pour ceux qui ont cru s’y reconnaître ! Seul un peut être considéré comme « réel », mais seulement dans sa fonction, absolument pas dans sa psychologie.

Le choix d’un nom de plume peut se comprendre à la lumière de ces réflexions sur l’autobiographie. Prendre un nom de plume est une façon de mettre de la distance avec ce que j’écris, d’atténuer l’ambiguïté d’une frontière floue entre fiction et autobiographie. C’est aussi, accessoirement, un moyen de préserver ma vie privée et professionnelle.

« Je ne m’intéresse qu’au style »

C’est en ces termes que Louis-Ferdinand Céline parle de la littérature dans une interview qu’il accorde en 1959. C’est une idée que je partage largement. L’histoire que l’on me raconte m’importe peu ; ce qui compte, pour moi, c’est qu’elle soit bien écrite. Je voudrais donc évoquer maintenant quelques-uns de mes tics d’écriture, ce que j’estime être « mon style ».

Dans l’histoire de l’art, il est un mouvement auquel je suis sensible depuis longtemps : c’est l’impressionnisme. À ma connaissance, ce mouvement pictural n’a pas vraiment d’équivalent en littérature. J’ai le sentiment d’en être l’unique représentant, un siècle après Monet ! (Mais le débat est ouvert, je voudrais bien découvrir des auteurs qui à l’époque ont pu se revendiquer de l’impressionnisme).

Ainsi, je m’attache à décrire non pas seulement les choses ou les événements, mais surtout les émotions qui s’en dégagent, les impressions qu’elles font jaillir chez ceux qui les contemplent ou les vivent. Cela se traduit parfois par certaines formules opaques, à la clarté mal définie : « la vie tout entière semblait tendue vers un présent suave et pesant » ; « je voudrais extraire ce kwashiorkor de ce corps et de ce monde » ; « dès lors s’enclenche le mécanisme vicieux du désir : la pieuvre croît en lui mais n’est jamais nourrie » ; etc.

Aussi, je m’intéresse particulièrement à ce qui est subtil, trouble, ambigu, paradoxal. Je fuis le premier degré, les évidences, les idées toutes faites, les lieux communs, les facilités sentimentales, au risque, peut-être, de paraître provoquant ou dérangeant (bien que ce ne soit pas du tout ce que je recherche, voire que cela puisse me déranger moi-même). Je pense par exemple au personnage de Merveille dans La saison du confort. D’une maturité extrême, ce personnage est étrange, presque irréel. Et la relation que Merveille noue avec Joseph Meyer est d’une grande ambiguïté : empreinte de sensualité, cette relation est pourtant aussi marquée par l’innocence et la pureté. Pour comprendre mieux ce personnage, c’est vers le symbolisme qu’il faut se tourner, et non pas cette fois-ci vers l’impressionnisme : Merveille est un symbole, multiple et complexe – elle symbolise Haïti mais aussi les états d’âme de Joseph ; elle est également une vision de son passé, « l’Apparition » du spectre de Léopoldine. Je n’ai pas cherché à être cohérent !

Enfin, on ne peut pas bien apprécier La saison du confort si on n’en saisit pas la poésie. C’est un roman, mais c’est aussi, fondamentalement, un poème. Je le redis : je ne recherche pas toujours la cohérence, le réalisme (même si je fais quelques efforts tout de même). Je tente, par des images que j’espère originales, d’écrire un récit qui soit beau, tendre, lumineux.

Mes sources d’inspiration

J’ai déjà décrit plus haut ce qui avait pu m’inspirer pour ce roman : des anecdotes vécues ou observées, mon amour pour les régions intertropicales, mon intérêt pour certains sujets, la lecture d’un roman de Vargas Llosa, mon goût pour l’impressionnisme et la poésie… Pour terminer cet article, je voudrais vous faire entrer un peu dans la petite cuisine de l’auteur, en donnant quelques secrets de fabrication. Je m’en tiendrais aux trucs que j’ai piqués à d’autres écrivains.

Pêle-mêle :

– La formule « bien des années plus tard » qui ouvre l’un des incipits les plus célèbres, celui de Cent ans de solitude, d’un autre sud-américain, Gabriel Garcia Marquez. Je transforme cette locution en «  bien des années après » car j’utilise déjà la formule « trop tard » dans la phrase précédente. Je pique aussi à Garcia Marquez, avec beaucoup moins de talent évidemment, l’immixtion du surnaturel dans un récit réaliste.

– [ATTENTION DOUBLE SPOIL] Dans Je m’en vais, Jean Echenoz utilise un effet que j’ai trouvé génial : un même personnage ayant deux noms différents. Dans La saison du confort, certains lecteurs m’ont dit avoir tout de suite compris le procédé, d’autres ont eu la surprise de le découvrir lorsque cela est révélé (relativement tard dans le roman). J’avais anticipé les deux hypothèses, et je crois que le roman peut être également apprécié dans un cas comme dans l’autre.

– L’impressionnante faculté qu’a Fédor Dostoïevski pour sonder l’âme humaine, dans sa complexité et ses paradoxes. Mon ambition est de parvenir un jour à ce degré de virtuosité !

– Tous les romans de Dany Laferrière, pour leur drôlerie, leur sensualité et leur perfection à décrire les ambiances haïtiennes (odeurs, sons, paroles, sensations).

– Les romans de Jean-Christophe Rufin. Rufin est bien plus fin et précis que moi, autant sur le fond que sur la forme. J’apprécie chez lui sa capacité à faire vivre d’autres époques, d’autres lieux, à mettre en scène des aventures incroyables, et à décrire en quelques mots la complexité d’un raisonnement. Je lui ai « volé » une description médicale évoquée dans Un léopard sur le garrot pour filer une métaphore sur le mal qui s’insinue toujours dans nos vies insidieusement, progressivement, sans se faire remarquer.

– Le chapitre 5, qui ouvre la deuxième partie (« l’ordinaire famille d’Hyppolite zénodore ») m’a été clairement inspiré du début du Père Serge, un court roman de Léon Tolstoï (encore un Russe !). Ce roman est l’histoire d’un homme de haut rang, bien en vue, qui d’un seul coup plaque tout pour se faire ermite. Je vous mets au défi de lire les trois premières pages de ce roman sans vouloir continuer !

– Dans La saison du confort, quelques paragraphes un peu techniques sont consacrés aux Tropiques. C’est Francis Hallé, dans La condition tropicale, qui me les a fournis.

– Enfin je dois le titre de la première partie (« Le ravissement de Joseph Meyer ») à un roman de Jean Rolin, Le ravissement de Britney Spears, qui lui même doit son titre au roman de Marguerite Duras, Le Ravissement de Lol V. Stein. Le double sens du mot « ravissement » m’a semblé bien correspondre à ce que je racontais.

Pour conclure, je soumets à votre réflexion un autre extrait de ce roman non publié que j’ai déjà cité plus haut : « Je me fous de la vérité. Ce n’est pas elle que je recherche, ni dans l’écriture de ce récit, ni dans le sens de l’existence, ni dans la formulation des faits qui jonchent mon histoire, ni même dans la reconstruction d’une mémoire qui sélectionne ce qui pourra glorifier celui à qui elle appartient. Je n’ai rien oublié. Je me rappelle de tout. Mais ce tout et ce rien ne sont pas nécessairement le reflet de la vérité. Dostoïevski a écrit que s’il était prouvé que le Christ n’était pas la vérité, il continuerait tout de même de suivre le Christ plutôt que la vérité. Moi aussi, je choisirais ce en quoi je crois, ce qui a fondé ma vie, ce qui en a fait le sens, même s’il était évident que tout cela n’était que du mensonge. Je ne suis pas un menteur, pas plus qu’un autre, et même plutôt moins, je suis assez direct, parfois brutal, mais je dissimule volontiers, je maquille. Le maquillage n’est pas un mensonge, c’est une mise en scène. » Vous vouliez de l’ambiguïté? En voilà!

[Pour lire ou relire La saison du confort, c’est ici. Et pensez à commenter ensuite sur la page Amazon!]

La Beauce en hiver

Marcher l’hiver apparaitra peut-être comme un plaisir de masochiste à certains de mes lecteurs à qui échapperait la poésie de ces paysages nus et secs, de ces campagnes désolées. Ce qui compte cependant, dans toute activité sportive, c’est de s’assurer de l’équipement adéquat. Avec une veste polaire de qualité, qui soit chaude et permette à la transpiration de s’échapper, de bonnes chaussures et un coupe-vent digne de ce nom, on peut affronter tous les temps.

Cet hiver, j’ai effectué deux marches vers Chartres. La première s’est déroulée dans la nuit du 16 au 17 décembre depuis Rambouillet. Avec 200 à 300 autres pèlerins, je me suis joint à une proposition de la paroisse de Rambouillet pour accomplir 45 kilomètres sous une nuit belle qu’éclairait une lune presque pleine. Dans la nuit, nos repères s’estompent et se brouillent, et j’ai aimé le silence cotonneux des paysages beaucerons traversés ce premier jour de vacances.

La seconde randonnée, je l’ai exécutée en quatre jours en partant de chez moi. J’apprécie les voyages qui débutent sur le perron de ma porte. Ils permettent de mieux s’approprier l’espace, de percevoir avec plus de justesse les distances parcourues. Aussi, en ce 11 février, par un temps très froid (proche de 0°C), je m’élance en direction sud-ouest.

Après trois quart d’heure de marche, je m’arrête un instant en lisière de forêt à la sortie de Fourqueux pour clarifier mon chemin sur l’application Géoportail de mon Smartphone. Je profite de cette pause pour tenter un des exercices de métaphysique de Roger Pol-Droit : boire et uriner en même temps pour avoir l’impression d’être un tube. L’eau froide glisse dans mon œsophage et ressort immédiatement sous forme d’une urine chaude dont une partie s’évapore en fumée tandis que l’essentiel vient abreuver l’humus glacé tapissé de feuilles mortes. Boire, pisser, consulter son téléphone, contempler la forêt, respirer l’air froid de la forêt : quelle joie de se sentir avec tant de force appartenir au monde !

Je rejoins quelques minutes plus tard le GR1, mais je ne m’y raccorde pas tout de suite car le tracé qu’il suit tortille trop. Je préfère suivre une longue ligne droite asphaltée qui coupe la forêt : cela m’évite d’avoir à trop me concentrer sur le chemin que je risque de perdre, et me permet en revanche de me perdre dans mes pensées sans me soucier de mes pieds.

Le corps ne tarde toutefois pas trop à me rappeler qu’il existe – c’est toujours ainsi les premiers jours : les cuisses tirent, les pieds brûlent, le dos s’écrase. Demain, ou apès-demain, je l’oublierai sans doute. Passé sous l’A13, je débouche sur Feucherolles, et continue vers Davron, Thiverval-Grignon, Saint-Germain-de-la-Grange, je devine à ma droite Crespières et Beynes, et à ma gauche Plaisir, Les Clayes-sous-Bois, Villepreux, autant de communes dont je sais qu’elles existent et que des gens y vivent mais que je ne parviens pas à imaginer. À quelques kilomètres de chez moi, il est des villes qui ne sont que des noms entendus parfois, des villes abstraites auquel je n’attache qu’un fait divers, un centre commercial ou le nom d’un collègue qui y habite.

En un lieu-dit « l’Osier », je décide de couper la boucle que forme le GR pour gagner quelques minutes. Hélas, le chemin que j’emprunte est finalement barré par un portail et un grillage avec la mention « propriété privée ». J’hésite à faire demi-tour, au risque de perdre le bénéfice de ce que je croyais être un raccourci. Finalement, je décide de longer le grillage à travers la broussaille. Une méchante ronce m’arrache la lèvre inférieure et je m’aperçois vite qu’elle saigne. Mon âme anarchiste refait surface et je maudis le concept de propriété privée qui m’oblige à ramper dans ces campagnes hostiles. Mais je me reprends vite : la blessure est bénigne, et je serai bien content, dans quatre jours, lorsque tout cela sera fini, de retrouver mon appartement.

Je longe parfois quelques chemins boueux, dont la terre lourde colle à mes chaussures, me fait glisser et manque de me faire chuter à plusieurs reprises. Je traverse le ru Gally, puis le ru Maldroit, je longe une voie de chemin de fer. Lorsqu’il s’agit de passer de l’autre côté, des travaux interdisent sa traversée, avec menace pénale pour les contrevenants. Cette fois-ci cependant, je décide de ne pas obéir à la loi : il fait 1°C, il me reste encore quelques kilomètres à effectuer, je n’ai pas envie de me payer le moindre détour.

Aux alentours de Feucherolles
Aux alentours de Feucherolles

Il n’est pas rare de voir apposés, à l’entrée des communes, de vieux panneaux de signalisation où l’ancien nom du département des Yvelines est encore gravé : la Seine-et-Oise. À Chatron, je contourne une colline que domine Neauphle-le-Château et parviens à Villers-Saint-Frédéric, où j’ai loué via Airbnb une chambre chez l’habitant. La chambre s’avère être une maisonnette bien aménagée au fond d’un jardin.

Montfort-l'Amaury
Montfort-l’Amaury

Je repars le lendemain matin alors que la nuit se dissipe tout juste. Peu avant Méré, une fine neige se met à tomber en virevoltant doucement. Mais, bien qu’il fasse froid, elle est trop légère pour laisser la moindre pellicule blanche sur la terre. À Montfort-l’Amaury, elle ne tombe plus. Montfort-l’Amaury, voilà encore une ville qui ne doit sa place dans ma géographie mentale qu’à un panneau sur l’autoroute ou des commentaires lors des informations sur le trafic routier. Il doit y avoir beaucoup d’embouteillages sur la Nationale 12 au niveau de la sortie de Montfort-l’Amaury (À moins que je ne confonde avec Maisons-Alfort ou Saint-Fort-sur-le-Né). Je ne tarde toutefois pas à regretter ma méprisante ignorance : Montfort-l’Amaury, dont un panneau m’apprend qu’elle est jumelée avec Nickenich en Allemagne, est une charmante commune d’où émerge une superbe église de style gothique, majestueuse comme une cathédrale. Sur une butte se dressent les ruines d’un château construit par Robert II au Xe siècle et détruit par les Anglais pendant la guerre de Cent Ans, laissant seulement quelques pointes dressées, restes de ce qu’on appelle la Tour d’Anne de Bretagne.

Peu après, je quitte définitivement le GR1 pour m’enfoncer dans la forêt domaniale de Rambouillet, que je foule pour la première fois de ma vie. Il faut deux bonnes heures pour la parcourir jusqu’au château de Rambouillet. Résidence présidentielle jusqu’en 2009 (Sarkozy l’a échangée avec le premier ministre contre la Lanterne à Versailles), cette vaste demeure est entourée d’un jardin à la française. Dans l’une de ses chambres, François Ier est mort jadis. Le fils de Louis XIV et de la Montespan en a hérité, et Louis XVI l’a racheté à son cousin en 1783 pour chasser dans la forêt environnante. La chambre où je loge, à proximité du domaine, se trouve sous les combles de la « maison du serrurier du roi ». Un panneau apposé sur la façade indique que l’achat du domaine par Louis XVI a entrainé « l’installation à Rambouillet de nombreux officiers royaux et artisans qualifiés », dont le maître serrurier Jacques Dablin, chez qui je loge donc cette nuit, ce qui n’est pas pour me déplaire…

Le soir, je me rends à la messe dans une chapelle à l’autre bout de la ville. À mon grand étonnement, elle est pleine. Lors de la prière universelle, le lecteur rappelle que nous commémorons la première apparition de Lourdes (11 février). À la sortie de la chapelle, une photo de la petite voyante est accrochée. Je songe qu’ils ont de la suite dans les idées dans cette paroisse, avant de comprendre que je viens de passer une heure dans la chapelle portant le nom de Sainte Bernadette. J’avais consacré un de mes premiers articles à cette gamine illettrée, cette insoumise à la force des rumeurs malfaisantes et des puissants. Elle aussi était une marcheuse – elle fut bergère. Je suis content de la retrouver ce soir.

À partir de Rambouillet, je raccorde le GR655, connu sous le nom de via turonensis : c’est la route pour Compostelle depuis Paris, en passant par Tours. La carte IGN au 1/25.000e la désigne d’ailleurs par des coquillages or sur fond bleu. Je contourne d’abord le château de Rambouillet par le sud, et mon chemin se poursuit entre champs et sous-bois.

Je m’étonne de constater que les champs sont déjà labourés, et même parfois semés (mes connaissances en agriculture étant proches de zéro, je ne suis pas sûr de l’exactitude de mes observations). Régulièrement, j’entends au loin ce qu’il me semble être des coups de fusil ; je suppose que la saison de la chasse est encore ouverte, ce qui ne me rassure que moyennement. Sur l’ensemble du parcours de la journée, je passe à proximité de châteaux de tailles inégales, parfois somptueux à l’instar du château de Voisins avec son bassin formé par les eaux de la Guéville. De nombreuses églises romanes ou gothiques jalonnent également la route ; elles sont comme des balises dans cet océan beauceron.

Pendant une bonne partie de la journée je vais descendre la vallée de la Drouette : je traverse Droue-sur-Drouette (le nom me fait rire), Épernon (où j’avale vite fait quelques chips et morceaux de fromage en guise de déjeuner, à proximité de la confluence Drouette-Guéville), Hanches, Saint-Martin-de-Nigelle, puis Maintenon après 35 kilomètres de marche. Je suis épuisé ! Heureusement, l’appartement que j’ai loué est très confortable. Il a par ailleurs l’avantage d’être très bien situé, à proximité du château acquis par la marquise du même nom, le long du canal Louis XIV (latéral à l’Eure). Ce canal, inachevé, devait initialement détourner l’eau de l’Eure pour alimenter les bassins de Versailles.

Château de Maintenon
Château de Maintenon

C’est dans une frénésie méprisant les douleurs de mon corps que je termine cette marche le quatrième jour. Je démarre au quart de tour à 8h30, fourbu mais motivé. Bien qu’étant encore dans la sphère d’influence de Paris, on sent qu’on est maintenant dans la vraie campagne : je croise pas mal d’animaux, des poneys, des poules, des canards sauvages, des biches. Je ne suis pas un grand amoureux des animaux, mais je trouve tout de même émouvant d’en rencontrer tant.

Je ne retrouve le chemin emprunté de nuit quelques semaines plus tôt qu’à Soulaires, car le GR faisant un coude par Maintenon, nous l’avions très largement coupé en novembre dernier. Les derniers kilomètres se font sur une longue piste cyclable qui longe l’Eure depuis Saint-Prest jusqu’à l’entrée de Chartres.

La cathédrale ne se laisse découvrir qu’au dernier moment. Pourtant, dans ce plat pays de Beauce avec la cathédrale comme unique montagne, nous pourrions la voir de loin. Mais c’est toute la subtile espièglerie des paysages que de forcer les randonneurs à jouer le jeu de piste jusqu’au bout.

Pour finir, j’entre dans la cathédrale, m’assoit sur un des bancs, et je prie pour tous les pèlerins qui viennent ici depuis 1000 ans. Mes contemporains n’ont rien inventé en la matière, ils n’ont fait que moderniser le pèlerinage : Airbnb a remplacé les hôtelleries des abbayes ; la polaire Quechua et le bonnet Lafuma la houppelande et le chapeau ; l’introspection et le lâcher-prise la spiritualité chrétienne ; le Vieux Campeur les colporteurs et les marchands de foire ; le tracé des GR celui des routes d’antan.

Chartres
Chartres

À la différence de mes prédécesseurs médiévaux qui, eux, devaient reprendre la route en sens inverse – à pied – pour retrouver leurs pénates, je m’engouffre dans les transports en commun pour rentrer chez moi. Un train, un bus et deux heures plus tard, je suis au fond de mon lit, avec un bon bol de chocolat chaud et un livre de Bakounine.

« Qu’est-ce que c’est ? »

Après avoir fui l’esclavage en Égypte, les Hébreux libérés par l’intermédiaire de Moïse passèrent quarante ans dans le désert. Pour les nourrir, Dieu leur envoyait chaque jour ce qu’ils appelèrent la « manne ». « Man hou ? », telle est la question qu’ils se posèrent devant ce pain d’un genre nouveau et dont ils en firent le nom : « qu’est-ce que c’est ? ». Cet épisode permet d’élaborer les contours de la culture du peuple juif : un peuple qui pendant quarante ans, pour survivre, s’est nourri de « qu’est-ce que c’est ? ». À partir de ce récit que l’on trouve dans L’Exode, le fondement même du judaïsme peut donc être considéré comme la propension à se poser des questions, à sans cesse remettre en cause ses certitudes, sur soi et sur les autres.

En novembre de cette année, je me suis à nouveau rendu à Auschwitz avec des jeunes de première et de terminale, dans le cadre d’un projet qui s’appelle le Train de la Mémoire auquel j’avais déjà participé en 2014 : une quinzaine d’établissements scolaires emmènent environ 500 jeunes et leurs professeurs dans un même train depuis la Gare de l’Est à Paris jusqu’à la gare d’ Oświęcim en Pologne.

Train de la Mémoire
Train de la Mémoire

Le trajet aller dure plus d’une trentaine heures au cours desquels nous échangeons, lisons, présentons aux autres des exposés… Mes élèves ont particulièrement travaillé sur le judaïsme en France et sur la façon dont les juifs ont été enrôlés dans leur propre destruction. Car c’est là l’un des aspects de la perversité du nazisme : une lecture superficielle des faits peut laisser penser que certains juifs ont collaboré avec les nazis. En fait, les juifs ont été manipulés, mis sous pression, soumis à l’angoisse pour annihiler toute capacité de résistance (sans toutefois y parvenir complètement). Ainsi, l’administration allemande reconnaît dès le printemps 1933 une organisation juive centrale, qui représente les juifs d’Allemagne. En plusieurs étapes, cette organisation, composée uniquement de juifs donc, se transforme en un appareil administratif doté de fonctions de plus en plus importantes, participant ainsi au génocide. Dans les ghettos en Pologne, les autorités allemandes mettent en place des conseils juifs et même une police assurée par les juifs eux-mêmes. Dans les camps d’extermination, et notamment à Auschwitz, les tâches les plus insupportables sont confiées à des juifs qu’on appelle les Sonderkommandos : ceux-ci accompagnent les victimes dans les chambres à gaz, rasent les cheveux des femmes, puis sortent les corps, enlèvent les objets de valeur, jettent les corps dans les fosses communes ou les brûlent dans les fours crématoires. Ils se font malgré eux les complices de la Shoah. En France, le gouvernement de Vichy a confié à l’UGIF le soin d’établir des listes pour les déportations.

Vers minuit, notre train s’arrête à quelques centaines de mètres de la Judenrampe où arrivèrent jadis environ 500.000 déportés, dont plus de 60.000 français. Des bus nous emmènent immédiatement à nos hôtels, et après une nuit courte nous nous retrouvons tous pour une marche silencieuse vers Birkenau. Le groupe avance, lentement, dans un silence d’une très grande profondeur. Pas le moindre murmure ne vient perturber la colonne de marcheurs. On entend seulement le bruit des pas sur le sol gelé, à travers un paysage qui pendant la nuit s’est recouvert d’une fine pellicule de neige. Après trente minutes environ, un premier mirador apparaît dans la brume épaisse, puis un deuxième, et nous voici à longer les interminables barrières de barbelés.

Des guides nous attendent. Celui de mon groupe d’élèves est un Polonais s’exprimant dans un français bref et précis, sans fioriture, sans pathos dans la voix : les paroles prononcées se suffisent à elles-mêmes. Pendant trois heures, nous parcourons le camp, écoutant les mots simplement prononcés qui nous disent l’horreur, l’absurde. Au terme de la visite, nous récitons le Kaddish sur l’esplanade du mémorial de Birkenau. L’après-midi, nous rencontrons des membres de la communauté juive de Cracovie. Quelques-uns de mes élèves lisent ensuite des extraits de ce troublant texte, un peu oublié aujourd’hui : Yossel Rakover s’adresse à Dieu. Ce texte est la lettre (fictive) d’un résistant du ghetto de Varsovie, dans les dernières heures de la révolte de 1943 : Yossel Rakover y apostrophe Dieu avec une familiarité et une dignité qui interpelle et provoque.

Première rampe, Auschwitz
Première rampe, Auschwitz

Le lendemain, nous visitons pendant quatre heures le camp d’Auschwitz I, qui a été transformé en musée. D’un block à l’autre, nous découvrons diverses expositions, certaines bouleversantes. Nous parlons peu. L’après-midi, certains d’entre nous se rendent à la synagogue d’ Oświęcim ; d’autres retournent à Birkenau pour prendre le temps, encore, de s’imprégner de ce lieu immense (175 hectares) ; pour ma part, j’effectue un parcours vers d’autres lieux de mémoire moins fréquentés, mais tout aussi frappants que les deux camps principaux : la première rampe, la deuxième que l’on appelle la Judenrampe, la cantine des SS, la boulangerie, le site du « Kanada I » (nom que l’on donnait au premier entrepôt des biens confisqués aux victimes gazées ou emprisonnées), la maison du commandant Hoess. C’est lourd de voir ces lieux, ces bâtiments, ces photos, ces vidéos, ces salles de tortures, la chambre à gaz, le mur des fusillés, les rampes de train où s’est achevé le parcours de tant d’hommes, de femmes, d’enfants et de vieillards… C’est lourd d’entendre en boucle les mots « massacre », « destruction », « humiliation », « fusillade », « mort »…

Dans la logique nazi, les Juifs n’étaient même pas les membres d’une race inférieure ; ils étaient une non-race. Pour les nazis, les races inférieures n’avaient pas à être détruites, mais soumises, au service des Aryens. Le judaïsme, en revanche, était pour eux une anomalie qu’il fallait détruire car elle pervertissait la race supérieure. En vérité, les nazis, en voulant détruire les Juifs, ont voulu attaquer l’un des piliers de la culture européenne hérité du judaïsme : la capacité à se remettre en question.

Sincèrement comprendre l’ennemi, reconnaître ses propres erreurs, se remettre en question, demander pardon : c’est là l’une des grandes forces de l’Europe, une des explications de sa domination du monde. Yuvak Noah Harari écrit, dans Sapiens – une brève histoire de l’humanité : « La révolution scientifique [de l’Europe au XVème siècle] a été non pas une révolution du savoir, mais avant tout une révolution de l’ignorance. La grande découverte qui l’a lancée a été que les hommes ne connaissent pas les réponses à leurs questions les plus importantes. »

Cette force, cette conscience de notre ignorance et notre volonté perpétuelle d’en sortir, nous la devons, en partie, au judaïsme. Le contraire de la foi n’est pas le doute ; le contraire de la foi, c’est la certitude. Les hommes bouffis de certitudes sont toujours guettés par la tentation du totalitarisme. Les hommes assaillis par le doute ou à l’esprit critique développé font avancer le monde.

C’est tout le sens d’un tel voyage : s’interroger sur nous-mêmes, sur le bien et le mal, sur la notion de responsabilité, sur Dieu, sur l’humanité. Est-on encore un homme lorsqu’on a tout fait pour nous déshumaniser, demandait Primo Lévi. Qu’est-ce qu’un homme, pourrait-on se demander préalablement. Qu’est-ce que c’est que ce mammifère qui a pris la Terre et la soumet, jusqu’à prendre et soumettre ses semblables ? Toutes ces questions, nous avons le temps de nous les poser dans le trajet du retour : le train met près de 42 heures à nous ramener à Paris !

Si l’on se demande ce que les juifs avaient bien pu faire de mal pour être ainsi les cibles d’une politique acharnée pendant plus de dix ans dans toute l’Europe, on peut se rappeler cette plaisanterie que m’a racontée un juif spécialiste de la Shoah :

Un groupe d’hommes discute. L’un d’eux dit :
– Il faut éradiquer tous les juifs et tous les coiffeurs.
Les autres lui demandent :
– Pourquoi les coiffeurs ?

Judenrampe, Auschwitz-Birkenau
Judenrampe, Auschwitz-Birkenau

Géographies de l’enfance

Quiconque est retourné un jour sur un lieu oublié de son enfance sait le trouble spatio-temporel que provoque une telle expérience. Il y a quelques mois, par une douce et ensoleillée journée de février, au détour d’une randonnée que j’effectuais de chez moi à Paris, je me suis rendu compte que j’allais passer à proximité de la résidence où j’ai passé les premières années de mon existence. Retrouver les lieux de mon enfance m’obligeait à opérer un léger détour, mais la nostalgie dont je suis habituellement peu friand fut plus forte que la crainte d’arriver à la nuit tombée aux pieds de la Tour Eiffel. J’exécutais donc le crochet par le 118 Elysée II de La-Celle-Saint-Cloud.

118 Élysée II, La Celle Saint Cloud, février 2016
118 Élysée II, La Celle Saint Cloud, février 2016

Je ne saurais décrire cette impression étrange d’une extrême familiarité dans un lieu dont je croyais avoir tout oublié.

Les pas me guident automatiquement d’un lieu à un autre, chaque virage annonce un inconnu qui jaillit immédiatement à ma mémoire dès qu’il se découvre. Tout paraît absolument intact, dans son jus. Seuls quelques détails montrent que plus de vingt ans ont passé : les digicodes à l’entrée des halls d’immeuble, les bacs à sable remplacés par un revêtement vaguement mou, des véhicules du XXIème siècle (adieu BX, 205 et antiques Fiat 500), un centre commercial refait à neuf (mais neuf depuis quand ?). Sans même m’en rendre compte, je me retrouve devant l’école où je fus scolarisé en CP et en CE1 (presque trente ans en arrière, déjà… Mon Dieu, c’est passé si vite…). Un peu plus loin, le local scout où je ne me rendis qu’une seule fois pour assister à un spectacle auquel participait ma sœur aînée (mais est-ce bien sûr ?). Je poursuis ma marche vers Paris. Sans le savoir, je n’ai pas terminé mon retour dans le passé : je retrouve aussi le bois où mon père m’emmenait courir avec mon petit frère, la place du marché où nous faisions parfois nos courses le dimanche matin, le quartier où travaillait notre pédiatre.

GR2, d'une forêt l'autre
GR2, d’une forêt l’autre

Penser l’espace, c’est se l’approprier. Cela nécessite du temps et de l’expérience. Je me rappelle par exemple que je m’étais mis en tête, à sept ou huit ans, de dessiner un plan de la résidence. Dès les premiers essais, j’avais compris que seul un professionnel pouvait réaliser cela, muni d’appareils appropriés. Avoir parcouru des centaines de fois un territoire ne me permettait pas de me le représenter mentalement. Les angles des rues, les distances, le fourmillement de détails : il faut des outils très précis pour mesurer cela, et, par ailleurs, toute représentation nécessite de faire des choix : vais-je identifier chaque arbre ? les places de parking ? la balançoire du sac à sable ? Vais-je préciser le type de paysage figuré : forêt, route en bitume, chemin de terre, gazon…

Il est un exercice que je demande parfois à mes élèves : dessiner mentalement (sans support, donc), la carte d’un lieu qu’a priori ils connaissent bien : leur commune, les contours de la France ou de l’Europe… Les résultats sont stupéfiants : ils négligent des quartiers entiers de leur ville, indiquent certaines voies mineures (leur rue, celle de l’école) et oublient les grands axes, ne perçoivent pas les fractures urbaines, hypertrophient en abondant de détails les zones qu’ils connaissent bien, où ils passent leurs vacances (la Bretagne, par exemple) mais ignorent la Manche, la mer Adriatique, la Grèce et sont incapables de tracer certaines frontière (en ce qui me concerne, je ne parviens jamais à marquer les contours de l’est de la France).

Il y a toujours un décalage entre l’espace tel qu’on le pense (projectif) et l’espace tel qu’on le voit ou tel qu’il est (topologique). Avec la distance des années, ce décalage peut s’accroitre, évidemment, mais mon expérience de retour à La Celle Saint Cloud me fait ressentir que l’espace « mathématique » (euclidien) varie peu. J’ai trouvé dans un roman la bonne formulation pour décrire le changement opéré dans le regard entre l’enfance et l’âge adulte : « Les enfants voient la vie à travers une focale courte qui déforme l’espace, lui donne une profondeur exagérée » (Marc Dugain, L’emprise). Aussi, à La Celle Saint Cloud, je m’étonne de parcourir en très peu de temps des distances qui me semblaient importantes, tout en n’ayant pas l’impression, à le regarder, que l’espace soit plus vaste que dans mon souvenir. Et cette sensation paradoxale n’est pas seulement la conséquence d’un pas plus rapide…

À la fin de cet été, je me suis rendu en Allemagne, à Leverkusen. J’ai déjà eu l’occasion d’expliquer ici ou que les voyages linguistiques de mon adolescence ont été des expériences fondatrices qui ont très largement formé mon goût pour les cultures de l’Autre. J’avais quatorze ans la première fois que je me suis rendu à Leverkusen. Je n’y étais jamais retourné depuis, et je n’avais de ce séjour que des souvenirs impressionnistes et fugaces : une vague vision de la rue où je logeais, chez mon correspondant ; des images très floues du Gymnasium où celui-ci était scolarisé (que je confondais toutefois avec celui d’Aschaffenburg, l’année suivante) – ce qui m’avait alors frappé, c’était l’ouverture de cette école, moi qui étais habitué aux hauts murs de mon collège, hyper contrôlé, avec des barreaux aux fenêtres et des surveillants à l’entrée ; le Musée du Chocolat de Cologne (ou plus exactement la fontaine de chocolat devant une baie vitrée donnant sur le Rhin) ; la visite des usines Bayer ; la maison de Beethoven (que je confondais avec celle de Goethe à Francfort, elle aussi visitée l’année suivante)…

« Kölner Dom », cathédrale de Cologne

Bien sûr, de multiples souvenirs m’ont sauté à la gorge en revenant : soudain, le Gymnasium m’était familier ; le Kölner Dom m’apparaissait dans toute sa splendeur à la sortie de la gare, comme je l’avais laissé vingt ans plus tôt ; je me rappelais parfaitement de la Maison de l’Histoire à Bonn ; je savais apprécier le style si particulier de ces villes au bâti récent, car entièrement détruites à la fin de la deuxième guerre mondiale.

Un paysage ou un lieu peuvent parfois être identifiés, dans sa géographie personnelle, à une époque ou à un événement particulier. Lorsque je reviens à Saint-Jean-de-Luz, de plus en plus rarement, je retrouve toujours mon enfance, époque où je m’y rendais plusieurs semaines par an, généralement aux vacances de Pâques et en été, parfois à la Toussaint. La maison de ma grand-mère paternelle, dans un village près de Toulouse, au bord de l’Ariège, est exclusivement associée, dans mon esprit, soit à l’été (la rivière scintillante, les champs de maïs, les fleurs champêtres bourdonnant, le lait de vache directement acheté à la ferme, les sirops de menthe homemade) soit à l’hiver (Noël dans le salon), absolument pas aux intersaisons. Étonnamment, la ville rose n’évoque d’ailleurs presque rien pour moi : nous n’y allions presque jamais. Aussi, je ne la réduis qu’à une seule chose : la gare Toulouse-Matabiau. Pourtant, j’en parle souvent d’une ville dont je suis originaire, car ma famille paternelle y a vécu, et nombre de mes cousins y habitent encore.

Je ne suis pas à proprement parler un nostalgique. Je crois avoir une bonne capacité de résilience ; mon passé ne me hante pas. Aussi, je ne me retrouve pas dans ces quelques phrases de Barbara, extraites de la chanson « Mon enfance » mais je vous les partage car je les trouve belles :

Il ne faut jamais revenir
aux temps cachés des souvenirs
du temps béni de son enfance.
Car parmi tous les souvenirs
ceux de l’enfance sont les pires,
ceux de l’enfance nous déchirent. […]
Pourquoi suis-je donc revenue
et seule au détour de ces rues?
J’ai froid, j’ai peur, le soir se penche.
Pourquoi suis-je venue ici,
où mon passe me crucifie?
Elle dort à jamais mon enfance.

Le Pecq, vallée de la Seine, jadis
Le Pecq, vallée de la Seine, jadis

Interculturalité à Laval

Je me suis rendu à Laval à l’occasion d’une formation sur la rencontre interculturelle que l’on m’a demandé de dispenser à des bénévoles qui travaillent auprès de migrants.

Il y a près d’un an déjà, une émission à la radio m’a poussé à m’intéresser à la Mayenne. L’émission arguait que la Mayenne était une région dynamique, et Laval une ville de plein-emploi. Aussi, lorsque proposition m’a été faite de m’y rendre, j’ai accepté en songeant que ce serait l’occasion de visiter cette ville. Habitant en Ile-de-France, à vingt minutes de Paris en train, j’ai tendance à être réticent à la vie en province. Pourtant, à plus d’un signe je m’aperçois que cette vie-là pourrait me tenter. Et si la petite ville de banlieue où je vis n’avait pas tout de la province à Paris, peut-être aurais-je cédé à la tentation depuis longtemps.

Le premier jour de mon séjour, Laval ne m’offre pas son plus beau visage : sous une pluie drue et froide, à une heure où les rues sont encore peu courues, elle m’apparaît d’une très grande tristesse. Après un quart d’heure de marche, je m’engouffre au plus vite dans le seul musée qui m’intéresse vraiment, situé dans le vieux-château. Demeure médiévale des seigneurs lavallois perchée sur un éperon rocheux surplombant la Mayenne, il abrite maintenant des œuvres de l’art naïf au rez-de-chaussée, et un « salon des merveilles » hétéroclite au premier étage.

À la sortie, en fin de matinée, j’affronte de nouveau la pluie et erre dans les ruelles tortueuses de la vieille ville, me protégeant à intervalle régulier dans la cathédrale, une librairie ou une brasserie. J’ai rendez-vous à quatorze heures avec la propriétaire de l’appartement que j’ai loué en plein centre. Une fois la remise des clés effectuée, je me sèche et me repose un moment avant de repartir à l’assaut de Laval. Il pleut toujours, mais je refuse de perdre ma journée à m’enfermer dans un appartement. Les rues se sont animées progressivement ; des jeunes notamment lui donnent de la gaieté en ce mercredi après-midi.

Le lendemain, changement de décor : le soleil est au beau fixe. Laval perd sa tristesse et j’en perçois enfin la tranquille beauté. Hélas, je n’en profite que très peu : je prends le temps d’une balade matinale pour me rendre à ma formation, puis, en fin du journée d’une marche à pied jusqu’à la gare.

Entre ces deux balades, des échanges passionnants sur l’interculturalité avec une vingtaine de bénévoles auprès de migrants. Il y a deux mois, un « ami d’ami » a partagé sur Facebook un article de Libération que je me suis pris à lire – allez savoir pourquoi : le titre m’a-t-il tenté ? L’auteur, Fouad Laroui, un écrivain présenté comme maroco-néerlandais d’expression française et néerlandaise, nous explique que les racines du mal Daesh sont à chercher dans l’histoire. Mais attention, pas dans l’histoire des vainqueurs – les Européens – mais dans celle des vaincus – les Arabes. Ainsi, il reproche aux médias européens (et au passage à l’éducation nationale), de ne jamais s’intéresser à la vision des vaincus. Il invite ainsi à réintégrer le récit des perdants dans l’enseignement de l’histoire.

J’ai d’abord repoussé la tentation de répondre ici à cet article, car ce blog n’a pas vocation à la polémique. Mais en animant cette formation sur la rencontre interculturelle, j’y ai repensé ; bien qu’en accord avec l’article sur les grandes lignes, je suis gêné à sa lecture. D’abord parce que le ton utilisé me donne l’impression de me faire engueuler. Or, cela fait longtemps que je m’intéresse aux cultures et aux points de vue des autres peuples. C’est justement l’objectif de ce blog. Je lis des auteurs étrangers, j’apprends l’histoire des pays dans lesquels je me rends, je tente toujours de comprendre les logiques qui ne sont pas les miennes – c’est pourquoi je suis formateur sur ces sujets ; je prépare notamment des candidats au départ dans des pays du Sud.

Au cours de ces formations, je suis parfois amené à synthétiser la théorie d’un sociologue, Tony Bennett, qui a notamment travaillé sur notre rapport aux autres cultures. Selon lui, il y a six niveaux de sensibilité interculturelle. Les trois premiers niveaux correspondent à une phase ethnocentrique :
– la dénégation : l’existence d’une autre façon de penser est nié, volontairement ou par ignorance ;
– la défense : la culture de l’autre est ressentie comme une menace ; on s’en défend en définissant la sienne comme supérieure ;
– la minimisation : les différences culturelles sont reconnues mais considérées comme peu signifiantes.
Les trois niveaux suivants correspondent à une phase ethnorelative :
– l’acceptation : tous les comportements, visions du monde et valeurs des autres cultures sont reconnus et acceptés comme valables ou comportant leur « logique » ;
– l’adaptation : par un processus d’addition (apprentissage d’une langue, port de certains vêtements, etc.), la culture de l’autre est intégrée et mise en œuvre dans certaines circonstances ;
– l’intégration : la culture de l’autre devient la mienne. (J’ai fait court).

Bien sûr, selon les circonstances et les sujets, chacun d’entre nous expérimente les six niveaux. Je me situe rarement sur le premier et le dernier, et je m’en tiens souvent au troisième, considéré par beaucoup comme le stade ultime de la rencontre interculturelle : la culture n’est qu’un élément constitutif de notre individualité, et les points communs entre les personnes sont plus importants que leurs différences. C’est une remarque que je me suis souvent faite.

Je ne lis que rarement Libération, que je perçois comme le journal de la bien-pensance, d’une petite idéologie préfabriquée, d’une lecture des évènements que des journalistes tentent de bien faire entrer dans leurs schémas (mais je veux bien admettre que mon jugement est un peu sévère). Toujours est-il que je n’ai pas attendu que quiconque écrive dans ce journal pour savoir quoi penser. En fait, je déteste qu’on me dise quoi penser ; ainsi je déteste beaucoup d’émissions de radio ou de télévision qui véhiculent un prêchi-prêcha moralisateur, nous expliquant ce qui est bien et ce qui est mal.

Il se trouve par ailleurs que la personne qui partage cet article sur sa page Facebook se reproche (nous reproche, devrais-je écrire) de ne pas connaître suffisamment ces populations, ces gens que nous ne comprenons pas. Et il précise : « Jeudi (1er janvier 2016), que ferons-nous ? ». Puisqu’il posait la question à la cantonade, j’y ai répondu dans mon for intérieur : moi, rien de plus que ce que je fais déjà ; j’ai l’esprit tranquille, cher petit bobo parisien qui découvre le monde depuis ton ordinateur. Cela fait des années que je pars à la rencontre des « vaincus », que je m’assois avec eux, sans aucun sentiment de supériorité, que je vis avec eux, mange à leur table… Bien sûr, je n’ai pas levé tous mes préjugés, je ne comprends pas tout, je ne raisonne pas toujours bien, je passe à côté des richesses et de la complexité de nombreuses cultures, même de celles que je fréquente beaucoup : c’est pourquoi je me garde bien de faire la morale et d’invectiver le monde sur ce qu’il compte faire pour se sauver.

Ensuite, cet article m’a semblé un peu à côté de la plaque sur certains points. Contrairement à ce qu’il laisse entendre, il y a bien longtemps qu’à l’école on n’enseigne plus le seul point de vue européen. L’histoire des vaincus ? L’Europe est championne en la matière, on dirait même qu’elle culpabilise d’avoir été parfois vainqueur… « Il faut réécrire l’histoire du XXème siècle, en ayant le courage (ou la folle ambition) d’intégrer tous les récits, celui des perdants aussi, de ceux qu’on a colonisés, écrasés, humiliés… » Mais cela existe déjà !

Il y a toujours eu des guerres, avec des vainqueurs et des vaincus, et je m’étonne que les bobos ne s’indignent pas plus du sort réservé, dans l’historiographie, à Louis XVI, Marie-Antoinette (injustement assassinés), aux Vendéens (victimes d’un génocide, rien de moins) et à leurs « alliés » de Mayenne, ou qu’ils ne retiennent de Napoléon III que le portrait caricatural dressé par Victor Hugo (alors qu’il a modernisé la France en profondeur, qu’il avait un réel et profond souci de la justice sociale), ou encore qu’ils se fouettent d’être les héritiers des croisades qui ont pourtant été – est-il nécessaire le rappeler ? – perdues par les Européens ! Ainsi, dans leur bouche, les vaincus, lorsqu’ils sont européens, sont des méchants qui n’ont eu que ce qu’ils méritaient, mais lorsqu’ils sont arabes ou africains sont des victimes de l’avidité des blancs !

Fouad Laroui évoque un de ces amis universitaires qui affirme qu’il ne parlera d’Anne Frank à son fils que lorsqu’on dénoncera avec plus de véhémence la mort des adolescents palestiniens par l’armée israélienne. Dans quel monde vit-il, cet universitaire, pour prétendre que l’armée israélienne n’est jamais dénoncée, qu’aucun spectacle, aucun film n’est présenté pour défendre la cause palestinienne ? Comment un universitaire peut-il tenir des propos aussi peu subtils ? Et puis, quelle indécence de toujours vouloir mettre en concurrence les mémoires victimaires ! Je ne me suis jamais autant intéressé au Rwanda, à l’Arménie, aux chrétiens d’Orient que depuis que je me documente sur la Shoah.

Enfin, l’article fait la part belle aux accords Sykes-Picot : que les écervelés manipulés qui partent en Syrie tiennent ces accords comme la preuve de l’iniquité des Européens (en l’occurrence des Français et des Britanniques), je peux comprendre, et Fouad Laroui nous l’explique bien. Ces malheureux apologistes d’un régime islamo-totalitaire se raccrochent à ce qu’ils peuvent pour se convaincre du bien-fondé de leur combat. Mais c’est donc cela, l’histoire des vainqueurs que Fouad Laroui nous invite à dépasser : les accords Sykes-Picot ? Des accords mort-nés, qui n’ont jamais été appliqués, qui ont été caduques en quelques mois, remplacés par d’autres accords mettant en œuvre un autre projet ? Pourquoi cette obsession sur messieurs Sykes et Picot, ces deux braves diplomates ? D’ailleurs, si ces accords n’avaient pas été si vite reniés par les gouvernements qui les ont signés, ils porteraient le nom des ministres qui ont apposé leur blase en bas de page, et non celui de Sykes et de Picot. Je vous suggère la lecture de ce long article paru dans le Monde Diplomatique.

Fouad Laroui rapporte le récit de ces membres de Daesh effaçant du pied, en Syrie, la ligne tracée par ces accords. C’est assez ironique, car si l’on met côte à côte la carte du projet Sykes-Picot et celle de l’étendue de Daesh, que constate-t-on ?… Oh, divine surprise : Daesh s’étend sur la zone A établie par les accords de 1916… Ils n’effacent donc rien du tout, les pauvres, bien au contraire, ils donnent presque raison aux soi-disant vainqueurs !

Tout cela nous éloigne de Laval… Au moment de rendre mes clés à la propriétaire de l’appartement où j’ai logé, celle-ci me demande, intriguée, ce qui m’a amené en ces lieux. Lorsque je lui réponds que je suis venu faire du tourisme, elle me regarde, incrédule, comme si l’on ne pouvait venir à Laval que par hasard ou par dépit.

Un automne avec Emma

Chaque saison possède ses beautés, et le nom de ce blog indique bien l’amour particulier que je porte à l’été. Je dois cependant admettre que celui-ci affadit les paysages, le soleil au zénith écrasant les ombres et les nuances. L’automne, au contraire, est la saison des contrastes : les couleurs tirant sur les rouges ou les orangés sont magnifiques, l’alternance du soleil et de la pluie offre des teintes évanescentes aux lumières atmosphériques, les brumes percées par les rayons de l’astre ajoutent des mystères aux perspectives automnales.

C’est pour cela que j’aime tant profiter de la campagne dans les jours qui entourent la Toussaint et qui nous mènent doucement jusque vers l’hiver. Cette année encore je n’ai pas dérogé à cette habitude. À la fin du mois d’octobre, je me suis d’abord rendu en Normandie, région qu’une série de circonstances m’a fait redécouvrir cette année. Dans mon enfance, j’ai vécu deux ans à Caen, et j’ai déjà évoqué comment dans le Jardin des Plantes de cette ville j’avais jadis ressenti – peut-être pour la première fois de ma vie – le désir de la rencontre avec d’autres contrées que la mienne. Il y a presque deux ans, mon frère est parti vivre à Rouen, et cela m’a donné l’occasion de visiter à plusieurs reprises la médiévale cité où périt Jeanne d’Arc.

En une année, d’un automne à l’autre, je me suis rendu trois fois dans la campagne normande. J’ai randonné à pied de chez moi au Havre en octobre 2014, et à vélo jusqu’à Londres en avril 2015. Cette année, c’est l’univers du cheval que j’ai approché, en m’installant quelques jours chez une collègue, à proximité du premier poney-club fondé en France, à Bois Guilbert dans les confins du Pays de Bray.

Le Pays de Bray, c’est la région de Madame Bovary. Pour l’occasion, j’ai décidé de me plonger enfin dans ce roman. Pour rappel, Madame Bovary est un roman écrit par Flaubert et publié en 1856. Il nous raconte les tourments d’une jolie paysanne qui, marié à un médecin timide et falot, ne parvient plus à trouver le sens de sa vie ; elle s’ennuie et ne sait comment sortir de cet ennui, les romans n’étanchent plus sa soif, les conversations avec le pharmacien ou le curé lui font éprouver une profonde lassitude. Sa seule lumière, son seul espoir, elle croit le trouver dans l’amour – le vrai, le pur. Mais les hommes qu’elle rencontre et à qui elle s’abandonne sont des êtres médiocres, à commencer par son mari. Dans le fond, Emma Bovary est une urbaine manquée, et le petit bourg de Yonville-l’Abbaye s’avère vite trop étriqué pour elle.

Plan de Ry / Yonville l'Abbaye
Plan de Ry / Yonville l’Abbaye

Cette bourgade imaginaire existe : elle s’appelle Ry. Les experts de Flaubert sont à peu près certains que c’est là que l’écrivain a puisé l’inspiration de son chef d’œuvre. Petite ville sans grand intérêt, perdue dans une campagne un peu triste, on y retrouve tous les éléments du décor de Madame Bovary : la pharmacie, la maison des Bovary, les halles et l’église juste derrière, la ferme de la nourrice, le ru à l’arrière des jardins, l’étude notariale, l’auberge du Lion d’Or et l’arrêt de L’Hirondelle. Les autorités locales ont mis en valeur un parcours de plusieurs dizaines de kilomètres autour de Ry. Bois Guilbert est l’une des étapes de ce parcours, et ce village a été le point de départ de mes balades dans les bois, à pied, en voiture ou à cheval. Une boucle en particulier m’a fait traverser des bocages persistants, sur un chemin parfois boueux, ondulant d’une colline l’autre et d’un hameau l’autre. Ici ou là, on croit reconnaître la ferme de Monsieur Rouault, le père d’Emma, ou encore le premier village où s’est installé Charles Bovary ; on croise quelques poneys de Bois Guilbert montés par des enfants enthousiastes ; des mûres tardives s’offrent à nos bouches gourmandes… Comme l’automne peut être est doux !

Après ce court séjour dans la campagne brayonne, je suis passé de l’ouest à l’est de Paris, des bords de Seine aux bords de Marne – plus exactement à quelques mètres du canal de la Saône à la Marne, entre Vitry-le-François et Saint-Dizier. C’est une toute autre ambiance qui m’attendait : la Champagne en ces lieux est morne et plane, baignant dans une succession de plaines et de plateaux cassée çà et là par des cuesta (dont certaines sont les plus rentables du monde, car elles offrent les conditions pour la production d’un vin mousseux de renommée internationale!). Nous avons donc quitté l’ennui d’Emma pour la torpeur des poilus de la Première guerre mondiale. Non loin de chez ma tante – qui m’accueille dans cette région attachante – s’étale le lac du Der, l’un des plus grands lacs artificiel d’Europe, créé dans les années 1960, noyant trois villages afin de réguler le cours de la Seine et ainsi éviter les inondations de Paris. La géographie et l’histoire sont parfois complices dans l’ironie : ce lac du Der porte un bien drôle de nom, dans une région où de 1914 à 1918 des hommes se sont sauvagement entretués, espérant vivre la Der des der.

Lac du Der
Lac du Der

Initiation à la sorcellerie

Récemment, Sibut, petite ville de Centrafrique où j’ai vécu pendant deux ans, a été le théâtre d’affrontements graves entre groupes rebelles et forces internationales. En entendant que la mort avait de nouveau frappé sur cette modeste bourgade du cœur de l’Afrique, j’ai repensé aux enterrements de Sibut. Ces enterrements complètement dingues.

Pendant plusieurs jours, on veille le mort, à la maison. Tout le monde défile, bois le café, mange, profite de l’occasion pour se saouler et se nourrir aux frais des endeuillés. Des nuits blanches pour veiller celui qui est entré dans l’obscurité ; pour ne pas le froisser aussi, pour lui dire « t’as vu mon vieux, on était là pour te soutenir dans ton passage vers l’au-delà ». Les Centrafricains savent que les morts ne sont pas morts. Ils vivent avec cette idée, et cela les soulage. Après les « place ti kwa » (veillées mortuaires), on procède à l’inhumation. Le cercueil parcourt la ville, le village, le quartier, et on danse, on chante, on tape dans les mains. On continue de vivre. J’ai vu, une fois, des jeunes se battre autour d’une tombe. Ils étaient chargés de porter le cercueil, et en arrivant au cimetière, au moment de déposer le cercueil dans son trou, ils se sont disputés, se sont battus. J’étais outré : quel manque de dignité, me disais-je… Allez savoir ce qui se tramait, quel petit jeu avec le mort ils étaient en train de jouer, quels signaux ils lui envoyaient.

Les Centrafricains ont un rapport avec l’irrationnel beaucoup plus soutenu que nous. Soutenu et oppressant. S’il est bien une chose qui m’a marqué, c’est bien cela : la relation aux morts, à la nature, la sorcellerie…

– Mais de quoi est-il mort ?

La réponse qu’on me donne est évasive, presque gênée. Deux ans auparavant, des élèves du collège où j’enseigne sont venus voir le directeur car l’un d’entre eux était gravement malade, allongé dans son lit, inanimé. Il s’avère que l’enfant mal en point est le fils du cuisinier. Celui-ci monte donc aux dortoirs, prend dans ses bras son fils endormi et l’emmène à l’hôpital avec le directeur. Très vite, le diagnostic tombe : l’enfant est mort. Son père l’avait déjà compris depuis l’instant où il était allé le chercher sur son lit. Il reprend l’enfant, retourne au collège et le replace dans son lit. Ce n’est que plus tard dans la journée qu’il sera emporté pour être nettoyé puis inhumé.

Je l’apprendrai plus tard : ce n’est pas un petit garçon que l’on a emmené à l’hôpital puis raccompagné au collège avant de l’enterrer, mais c’est un petit animal.

Dans le nord et l’est de la Centrafrique vit une ethnie qui s’appelle les Bandas. Certains d’entre eux, et même, de plus en plus, certains d’autres ethnies, savent métamorphoser les hommes en animaux. En général, ils ne le font pas par méchanceté, mais pour le commerce : ils vendent ensuite la viande sur les marchés. Mon directeur me rassure : « Je sais très bien reconnaître la viande métamorphosée, et tu ne risques pas d’en trouver dans ton assiette. » Il me raconte alors l’histoire de cette femme qui, en cuisinant des pattes d’antilope, aperçoit sur l’une d’elle un tatouage où est inscrit « Antoinette ». Il s’agissait d’une antilope issue d’une métamorphose.

Bien entendu, la métamorphose est illégale. Les procès contre ceux qui la pratiquent aboutissent souvent à des peines très lourdes. Si le sorcier déjoue lui-même le sortilège, la sentence peut être moins sévère. Le boucher qui avait métamorphosé Antoinette a été durement condamné. Un procureur qui instruisait un de ces procès dans la région des Mbré a vu son propre frère se métamorphoser dans le palais de justice. Le procureur a sorti son revolver – en plein procès, donc – menaçant le fautif de le tuer sur place s’il ne rectifiait pas immédiatement son sort. Il a fallu appeler le curé pour le calmer. Mon directeur, auparavant, ne croyait pas trop à la métamorphose, mais aux Mbré, où il fut ce curé, cette question était au cœur de son action, et le sujet principal de ses prédications. Un jour, au séminaire de Sibut, un habitant du quartier lui a amené une gazelle – c’était sa femme, Henriette. Il lui demanda de la maintenir ici en sécurité, pour ne pas qu’elle meure, le temps que le coupable soit démasqué et qu’il retransforme Henriette.

La métamorphose est progressive et visible à l’œil nu. En quelques minutes, des poils poussent, les membres et le visage se modifient, on se met à râler. Comme il faut un contact physique entre le sorcier et sa victime, il est assez aisé de retrouver le coupable. Un évêque, il y a quelques années, avait d’ailleurs commencé à se transformer pendant son prêche à la messe. Et il avait fallu agir vite pour le sauver.

Pendant des années, une panthère rodait autour du collège. Elle était apparue après la découverte d’une tombe profanée dans le cimetière « animiste » situé près de la propriété. Au Cameroun, des quantités d’hommes et de femmes tombent en esclavage d’une bien étrange façon. Ils meurent, on les enterre. Et la nuit, des pilleurs de tombe viennent les déterrer, les ressuscitent et les emploient de force dans leurs exploitations. Ils sont des centaines, des milliers, ainsi enchaînés pour l’éternité.

On m’explique également qu’il existe deux types de foudre. Il y a celle que nous connaissons, la « naturelle », provoquée par des phénomènes physiques que les scientifiques sont capables de très bien expliquer. Et puis il y a la foudre « envoyée », celle que des gens provoquent volontairement et qu’ils lancent sur votre maison. C’est dans ces cas qu’apparaissent des boules de feu qui vous pourchassent avant de vous griller. Cette foudre est très facilement identifiable : en quelques minutes, le ciel s’assombrit, une petite pluie fine s’abat sur nos têtes, et puis d’un coup le tonnerre gronde, et pendant très peu de temps la foudre éclate, avant de disparaitre et de laisser de nouveau place au ciel bleu. On apprend plus tard qu’il y a eu un mort. Et tout le monde sait ce qu’il s’est passé. Maîtriser la foudre est une arme redoutable. Sous l’empereur Bokassa, deux quartiers de la ville de Berberati (dans l’ouest du pays) s’en envoyait mutuellement, ripostant l’un contre l’autre continuellement. Bokassa lui-même avait fait une annonce à la radio pour que ces hostilités cessent, et il s’était même rendu sur place, avec son petit avion, pour donner plus de force à ses ordres.

D’ailleurs, Bokassa, empereur de Centrafrique dans les années 70, avait failli être rendu invincible. Un sorcier lui avait proposé ses services pour qu’il puisse être intégralement résistant aux balles de toute sorte. Mais comme le processus pour obtenir ce blindage lui paraissait risqué, il avait exigé qu’on l’essayât d’abord sur un de ses ministres. Le ministre, Monsieur Patassé, accourut, et dut souffrir tout le rituel : on le découpa en morceaux, on le mit dans une marmite où bouillait une mixture spéciale, on touilla le tout pendant un moment : le ministre en ressortit entier, recomposé, indemne… et invincible. Alors que Bokassa, enthousiaste, donnait les ordres pour qu’on lui fît subir le même sort, le sorcier lui répondit : « mon empereur, un seul homme à la fois, sur terre, peut bénéficier de cette protection. Quand monsieur le ministre sera décédé, je vous l’accorderai. » Fou de rage, Bokassa battit ardemment son ministre, pour qu’il mourût dans l’instant : il ne mourut pas mais garda en séquelles une blessure au visage. Bokassa est mort en exil. Et depuis, monsieur Patassé a pris le pouvoir en RCA, est devenu président de la République et a été destitué par un coup d’Etat : il est resté longtemps en vie, il a porté une cicatrice au visage, et il a survécu à des bombes tombées sur sa maison, à des attaques de l’armée française, à des balles tirées à bout portant. Il est décédé à l’étranger lorsque j’étais en mission, en 2011.

Peut-être est-il toutefois rentré en Centrafrique pour y être enterré. Beaucoup de gens qui meurent en dehors de leur pays prennent l’avion, comme tout le monde, avec bagages et passeport, et rentrent dans leur village pour l’inhumation. S’il le faut, le type avec qui j’avais un peu parlé dans l’avion en arrivant dans le pays était un mort. Qui sait ? Il serait peut-être retourné dans sa forêt peuplée de nains.

Il y a quelques années, des militaires français incrédules ont voulu vérifier si les nains des forêts – les Yonms – existaient bien. Ils sont partis à plusieurs dans les bois qui avoisinent Sibut. Les Yonms sont de très petits êtres portant une longue barbiche qui traîne jusqu’au sol ; doués d’une puissance surhumaine, ils s’agrippent de leurs jambes à votre taille et vous détruisent les côtes avant de vous emporter dans la forêt. Cependant, ils deviennent l’esclave de celui qui parvient à les battre. On apprend aux petits Centrafricains que pour s’en défendre, il faut se ceinturer d’une paille qui craquera au moment où le Yonm vous agressera de ses petites pattes. Une fois que son crâne touche le sol, il se sent vaincu et se soumet. Les militaires, ce jour-là, n’ont pas su se défendre ; l’un d’eux fut emporté. On ne le rendit qu’après des sacrifices et des incantations diverses. Devenu dingue, le pauvre malheureux dut être rapatrié d’urgence.

Ceux qui m’ont raconté ces phénomènes ne sont pas des fous. Ce sont même des gens lettrés, intelligents, ouverts sur le monde, ayant voyagé, d’ailleurs vaguement conscients de mon incrédulité (bien que je m’efforçasse de la cacher). Qui plus est, ce sont des prêtres catholiques, peu enclins aux superstitions douteuses. Mais c’est avec sérieux et naturel qu’ils ont parlé de tout cela. Ils n’ont pas manqué cependant de m’avertir : « tu ne pourras pas comprendre ».

Le « likundu » est le mot sango qui désigne la sorcellerie. Plus le temps a passé, plus je suis parvenu à comprendre ce phénomène. « Comprendre » est un bien grand mot pour parler de quelque chose qui, précisément, ne s’explique pas, est de l’ordre de l’irrationnel. On peut toujours analyser sociologiquement la sorcellerie, l’intellectualiser, en faire des thèses d’anthropologie ou des films documentaires effrayants comme les « ciné-transes » de Jean Rouch. Mais au final, il nous manquera toujours, à nous Européens, un je ne sais quoi, ce qui nous mettra forcément en colère devant l’absurdité des raisonnements liés à la sorcellerie.

Prenons d’abord le problème d’un point de vue juridique : la pratique de la sorcellerie est absolument interdite par la loi, et elle est sévèrement punie. Les peines peuvent aller jusqu’à la prison ferme, et quand on sait à quoi ressemblent les prisons centrafricaines, on se dit qu’il ne faudrait pas trop qu’on soit accusé d’avoir métamorphosé l’amant de sa femme ou envoyé la foudre sur la case du voisin.

Bien sûr, ce n’est pas parce qu’on « est » sorcier qu’on risque la prison, mais c’est parce qu’on « pratique » la sorcellerie. Car la sorcellerie est, en quelque sorte, héréditaire. Initiés très jeunes, les sorciers à l’âge adulte portent donc en eux ce don empoisonné, et ils ne peuvent s’en détacher. Entre eux, ils se reconnaissent parfaitement. Pour les non-initiés, il y a des techniques pour les repérer, ou, au moins, pour les éloigner. Par exemple, le jour des Rameaux, certains prêtres s’amusent à asperger la foule des fidèles à l’aide d’une plante spéciale qui brûle la peau des sorciers. Quel divertissement que de sentir le vent de panique dans l’assemblée et de voir déguerpir tous les sorciers ! Les voilà débusqués !

Lorsqu’un crime est commis, ou un vol, ou lorsque quelqu’un est gravement malade, il faut parfois s’adonner à quelques rites au cours desquels le nom des coupables sortent. Ceux-là n’ont plus qu’à fuir la région. Ceux qui sont pris finissent souvent par avouer.

Pendant mon séjour, un jeune homme de Sibut a eu une crise d’appendicite qui a mal été soignée. Après l’opération, il avait encore mal, il vomissait, la blessure s’infectait. Finalement, ses parents l’ont envoyé à Bangui. Pas tellement pour se faire mieux soigner, mais plutôt pour fuir ses camarades du lycée, jaloux de ses succès à l’école et avec les filles. Ces derniers, en effet, l’avaient « fétiché », et la médecine ne pouvait donc pas grand-chose pour lui. La médecine moderne ne guérit pas le likundu.

Il y a quelques années, à Douala (Cameroun), quelques amis sont en train de prendre un verre dans un bistrot. L’un d’eux, voulant se venger d’un autre pour une raison qui m’est inconnue, se décide à lui mettre un poison dans son verre. Pour cela, il se métamorphose en mouche et vient au bord du verre pour y déposer le remède fatal.

Expliquons un peu le phénomène de la métamorphose. J’ai fini par comprendre que cela consiste, en quelque sorte, à placer son âme dans le corps d’un animal. Donc, physiquement, on reste en place (contrairement à ce qu’on m’avait laissé entendre au début), mais notre âme, elle, est métamorphosée. Quand on a été métamorphosé, on est donc comme hébété, dans un état de stupeur qui peut conduire à la mort (la mort survenant avec celle de la bête dans laquelle est nichée notre âme). En général, on métamorphose quelqu’un pour la viande. Pour le manger, donc. On peut parfois aussi se métamorphoser soi-même, quand on a une opération spéciale à accomplir, et c’est exactement ce qu’a fait notre homme-mouche. Seulement voilà : son ami, en apercevant la mouche qui s’approche de son verre, comprend de quoi il s’agit. Aussi, il parvient à enfermer la mouche dans le verre en bouchant celui-ci avec sa main. Aussitôt, l’ami métamorphosé se met à pâlir, à transpirer, il étouffe, tourne de l’œil… Tout le monde est étonné en le voyant, nul ne parvient à comprendre. Il finit par prononcer à sa victime transformée en bourreau : « pardonne-moi, libère-moi, je t’en prie… » Après s’être fait bien supplier et avoir amené son ami presque à la mort, le bourreau libère la mouche, et le sorcier reprend vie.

Sur le même sujet, je peux vous livrer la rédaction d’un élève : « Un jour à Bambari (préfecture de la Ouaka), le 1er avril 2002, ma mère m’a envoyé acheter du pétrole. Il était 21 heures. Tout à coup apparaît devant moi un homme habillé d’un grand boubou blanc tenant une épée à la main (c’est un fantôme). Il commence à me poursuivre sur la route pour me tuer, mais j’ai crié d’une manière folle en pleurant vers le marché où se trouvent les jeunes. A mon cri, les jeunes sortent et commencent à crier « au nom de Jésus ! ». Et le fantôme a disparu. Les jeunes me prennent et m’emmènent à la maison avec mon argent et la lampe cassée ; puis je prie. Je dis : « maintenant on ne m’enverra plus au marché à 21 heures. »

Les Centrafricains nous content assez librement ces récits. Et ils sont toujours surpris d’entendre qu’on n’y croit pas trop, que cela nous dépasse totalement, d’autant plus que la littérature et le cinéma occidentaux les abreuvent d’histoires fantastiques. Pour eux, les auteurs d’Harry Potter, du Seigneur des Anneaux, de Spiderman ou des Quatre Fantastiques n’ont fait que raconter leurs propres expériences… Il y a peut-être là, effectivement, un paradoxe qui indique que l’Occident ne s’est pas encore tout à fait libéré de ses fantasmes surnaturels. La différence, c’est que nous, nous avons tout rationalisé, y compris les rêves, les sentiments, la peur. Eux considèrent que tout cela est extérieur à eux.

Le somnambulisme, par exemple, les effraie. De même, beaucoup d’élèves m’ont dit que j’étais fou de garder un masque accroché sur les murs de mon bureau : si celui-ci venait à prendre vie, il pourrait me faire beaucoup de mal. Mais le masque est resté sur le mur. Et la nuit, j’ai été plus souvent dérangé par les souris que par lui.

Le likundu est très fortement associé en la croyance que les morts ne sont pas morts. C’est pourquoi, d’ailleurs, un malade qui n’aura bénéficié d’aucun soin par souci d’économie, se verra gratifié d’obsèques extraordinairement coûteuses : on se méfie des morts, et on préfère toujours les avoir de son côté. On ne voudrait pas qu’ils se vengent de ne pas avoir été honorés dignement.

Et, effectivement, les morts sont parfois bienveillants. A Bangassou, dans l’est de la Centrafrique, un jeune garçon se rendait à la veillée pascale. Sur le chemin, de nuit, il est seul. Il traverse un petit bois qui mène à l’église. Et, soudain, devant lui, une personne apparaît. C’est une jeune fille, de dos, qui le précède dans la même direction. Il l’interpelle : « attends-moi, allons ensemble ». Il court un peu pour la rattraper, et elle disparaît aussi subitement qu’elle était apparue. Comme on ne parle jamais des fantômes la nuit, le garçon attend le lendemain matin pour narrer l’histoire à sa mère. Celle-ci lui répond : « ça devait être ta grande sœur. Elle aura voulu te protéger pendant ton trajet. »

Sa grande sœur était décédée bien des années auparavant, avant sa naissance à lui. Elle était encore un bébé, mais elle n’en est pas moins sa grande sœur, et elle protège son petit frère, un solide collégien.

Je dois admettre aussi qu’avec ces histoires, on cherche à me provoquer, à m’effrayer. Il faut voir de l’humour, voire de la moquerie, dans les comportements et les paroles que j’entends. Et lorsque j’écris « les centrafricains », je sais que je généralise à tort: mon expérience est limitée à un village plutôt traditionnel, dans une région ayant sa culture propre. la Centrafrique reste une mosaïque de culture.

Le 2 novembre 2009, en Centrafrique depuis un mois et demi, voici ce que j’écrivais dans mon carnet de notes :

« Il a plu toute la matinée, dès la fin de la nuit. J’ai pensé que la messe pour la fête des morts serait annulée. On n’avait pas sonné les cloches pour appeler les fidèles. Finalement, peu avant 8h30, ça a sonné. J’ai pris ma cape de pluie, et je suis sorti. Il n’y avait encore personne dans l’église mais on apprêtait l’autel. Alors je suis rentré, et j’ai prié pendant une heure, le temps que l’église se remplisse un peu. A 9h30, l’office a démarré. Au bout de deux heures, l’assemblée sort et se rend en cortège au cimetière d’à côté. Pendant que le curé bénit le terrain mortuaire en jetant de l’eau sur la terre et les stèles, nous chantons. Devant moi, il y a une petite fille d’une dizaine d’années aux traits fins. Elle est belle. Elle porte une robe en coton, et un habit bleu à grosses cotes : les mailles sont resserrées au niveau de la poitrine, mais au niveau des épaules et du ventre, elles sont plus lâches, au point de laisser voir sa peau tendue derrière. Et je ne peux pas m’empêcher de trouver beau ce ventre arrondi et ballonné par la malnutrition. Je regarde son ventre, je regarde son visage, et j’ai envie d’y poser mes mains. Je ne peux plus me concentrer sur l’étrange cérémonie funeste qui se déroule tandis que je contemple ce corps bien vivant. La pluie a cessé depuis un moment déjà ; seules quelques gouttes tombent encore. »

(D’après La Captivante – méditations sur l’Afrique)

La prose du train européen

En m’engouffrant, à 22h30, dans la cabine de mon train au départ de Belgrade pour Budapest, je prends conscience que je suis parti pour quelques jours d’errances ferroviaires avant d’arriver à Paris.

Ma dernière douche remonte à plus de vingt-quatre heures, et depuis j’ai tout de même pas mal transpiré. J’ai même pris la pluie, ce qui ajoute une odeur de chien mouillé à l’ensemble. Je doute que mes compagnons de voyage apprécieront, mais je ne sais pas comment y remédier.

J’ai évidemment toujours mon vélo avec moi. Je l’ai démonté et rangé dans une grande housse prévue à cet effet. Mais démonté ou pas, il pèse toujours le même poids ! Et il reste très encombrant. Au moins, ça engage la conversation. Très vite, le wagon se remplit de jeunes, tous parcourant l’Europe avec Interrail. Dans ma cabine, cinq Niçois qui viennent de passer quelques jours en Grèce et dans les Balkans. Nous sympathisons très vite. Avec mes outils de vélo, nous démontons plus ou moins une des couchettes afin de la réparer, car le mécanisme qui la retient est bloqué, ce qui nous empêche de l’abaisser. Or, nous avons tout de même l’intention de dormir un peu… Nous faisons connaissance avec d’autres jeunes : deux pimpantes néerlandaises, et deux autres français – Chloé et Téo – avec qui je vais discuter une partie de la nuit. Vers deux heures, tandis que nous allons nous coucher, je me dis que le voyage commence bien ; j’ai rencontré des gens hyper sympas avec qui je me suis bien amusé. Le temps d’une soirée, j’ai eu l’impression d’avoir encore vingt ans !

La nuit est rocambolesque. Dans la cabine à côté, des Serbes­ – ou sont-ce des Tchèques ? des Hongrois ? – n’ont visiblement pas l’intention de se coucher tout de suite. A moitié ivres, ils parlent fort et sans scrupule. Nous sommes de toute façon réveillés entre trois et quatre heures du matin, une première fois par les douaniers serbes, une deuxième par les croates. A cinq heures trente, c’est le contrôleur qui nous réveille, peu de temps avant l’arrivée en gare de Budapest. Le gars, sympathique et bourru, nous a envoyé du « brother » toute la nuit, en nous prenant par l’épaule; plus qu’un contrôleur, son rôle était entre celui d’un hôtelier et celui d’un grand-père autoritaire.

Je laisse ma petite bande à Budapest. Je dois maintenant me soucier de la suite du parcours. Le guichet « international » est mal organisé, au point qu’il me faut plus d’une heure pour obtenir enfin mes billets jusqu’à Paris. Cette attente m’a fait rater le train pour Munich qui partait à 7h10 et qui, j’en suis sûr, m’aurait permis une correspondance rapide pour Paris. Au lieu de cela, je dois attendre le train de 15 heures10. Il est 7h30, je ne peux pas bouger à cause de mon encombrant vélo démonté. Je me pose donc sur un banc. Et j’attends… longtemps, très longtemps… Heureusement, j’ai des livres, mon téléphone, mon ordinateur, la connexion Wifi de la gare. Comme les toilettes de la gare sont payantes, je suis obligé de retirer un minimum de Forint hongrois. Je m’autorise quand même une petite sortie au Mc Do du coin, pour recharger mes appareils et m’avaler un milk-shake. J’ai laissé mon barda crado à la gare, mais je n’ai pas peur de me le faire voler : que des slips sales, des guides vélo en lambeaux et une tente poussiéreuse. Il y a bien sûr le vélo, mais bien audacieux celui qui tentera de s’enfuir avec ! Je garde évidemment avec moi les objets de valeur.

Finalement, l’heure de départ approche. Je monte dans un beau train blanc qui est censé mettre sept heures pour arriver à Munich, mais qui aura quasiment une heure de retard. Je m’assoupis un peu, assommé par les dernières vingt-quatre heures. Arrivé à Munich à 23 heures, je dois me trouver un hôtel. En tournant autour de la gare sous un ciel bas et lourd malgré l’heure tardive, je mets du temps avant d’en trouver un à un prix raisonnable. L’espace d’un instant, je me suis vu dormir sur un banc. Finalement, je m’installe dans une chambre minuscule, prends enfin une douche et je m’effondre sur le lit.

Le réveil à cinq heures quarante-cinq est rude, car je suis très loin d’avoir rattrapé mon retard de sommeil. En sortant de l’hôtel, une pluie fine a rafraîchi l’atmosphère. J’ai encore six heures à effectuer pour arriver Gare de l’Est. Dans le bar du TGV, une dame m’emprunte mon téléphone car elle a besoin de se connecter à Internet. C’est le début d’une discussion de trois heures ! Elle est une femme d’affaire, servant d’intermédiaire auprès d’investisseurs dans la pierre, l’or et le diamant en Allemagne et en Suisse. C’est une femme très intéressante. Ancienne infirmière ayant des dons de guérisseuse, elle exerce son métier avec une certaine éthique. Elle est notamment, me dit-elle, en pourparlers avec des hauts placés à Madagascar pour développer l’exploitation de l’or dans ce pays dans un dynamique « durable », « équitable », « verte », autant de mots qui ne sont pas employés mais qui résument bien son propos. Je me demande quand même quelle est la part de vérité dans tout son discours.

J’arrive à Paris après exactement quarante-huit heures de train, puisqu’en fait mon périple a commencé à Novi Sad, deuxième plus grande ville de Serbie (voir article précédent). Et ce n’est pas encore fini, je dois continuer le soir-même pour la Bretagne, mais en covoiturage cette fois-ci. Je m’excuse tout de suite pour ma dégaine repoussante auprès de mon chauffeur, une ravissante jeune fille de vingt-deux ans, et des autres covoiturés. C’est dans un sale état que je parviens enfin au terme de mon voyage (même si, me dit-on, ça ne se voit pas du tout), après pas loin de 3000 kilomètres, quatre trains, deux voitures, quelques pérégrinations pédestres et cyclistes, une seule douche, des repas pris à la va-vite.

Lorsqu’on reprocha à Blaise Cendrars d’avoir écrit la Prose du Transsibérien sans avoir jamais lui-même pris ce mythique train, il répondit ceci : « qu’est-ce que ça peut faire, puisque je vous l’ai fait prendre ? »  Quant à moi, j’ai réellement effectué le trajet harassant à travers l’Europe que je viens de décrire. J’espère que je suis parvenu, quoiqu’avec moins de talent que Cendrars, à vous le faire prendre un peu.

Pour revivre mon périple danubien:
Etape 1: Donaueschingen > Passau (600 kilomètres)
Etape 2: Passau > Budapest, via Vienne et Bratislava (650 kilomètres)
Etape 3: Budapest > Belgrade (600 kilomètres)

La Pannonie, morne plaine

La Pannonie est cette immense plaine qui s’étend du sud de la Hongrie à l’ouest de la Roumanie, en englobant aussi le nord des Balkans. Traversée en son centre par le Danube, elle est coincée entre les Alpes, les Dinarides et les Carpates. Depuis Budapest jusqu’à Belgrade, il m’a fallu cinq jours pour la traverser.

Budapest, la belle

Avant d’entrer dans les Balkans, je dois encore effectuer plus de deux cents kilomètres en Hongrie. J’ai essayé de concentrer pendant mes deux jours à Budapest les incontournables de la ville (d’après le Routard), sans trop en faire non plus, car l’objectif de ces deux journées est avant tout de me reposer après deux semaines intensives. D’abord, je me promène en ville, côté Pest (rive gauche), sans but particulier sinon celui de flâner et de me laisser surprendre. Ça, c’est le programme du samedi. Le dimanche, je prends la ligne 1 du métro qui est la plus ancienne du continent ; par ce mode de transport, je me rends à la place des Héros puis à l’étonnant château Vajdahumyad, avant de terminer la matinée aux bains de Széchenyi, dans des eaux chaudes aux odeurs de soufre. L’après-midi, je reprends le métro pour changer de rive : Buda, plus ancienne que Pest, est construite sur des collines. La plus belle d’entre elles est celle qui surplombe directement le Danube. On y trouve notamment le palais présidentiel, l’église Matthias et le Bastion des Pêcheurs. En la gravissant, on circule entre des ruelles plus intimistes que les grandes avenues de Pest.

Quelques photos de « Boudapecht » pour vous donner envie :

Je quitte Budapest sous la grisaille d’un lundi matin. Très vite après être sorti de la ville, je me retrouve dans un no man’s land un peu glauque. Si je ne croisais pas deux ou trois cadres dynamiques en partance pour le travail, je croirais m’être trompé de route. Après midi, j’emprunte pendant plus d’une heure une piste cyclable herbeuse : je patine, je racle la terre, je perds beaucoup d’énergie à lutter contre le terrain. Et comme un emmerdement ne vient jamais seul : j’ai le vent dans le nez, et la pluie se met à tomber, d’abord doucement, puis très franchement, interminablement… Je suis vite trempé malgré mon équipement. Mon vélo est dégueulasse, plein de boue et d’herbes. Je ne dois pas être beau à voir… Je maudis la Terre entière, à commencer par la nation hongroise. Du coup, je décide de chercher une chambre chez l’habitant plutôt qu’un camping ; avec cette météo, je préfère dormir au sec. Je n’envisage pas du tout de me coucher mouillé, de me réveiller mouillé, de repartir mouillé… Ma capacité à supporter l’inconfort a ses limites ! Heureusement, je trouve une chambre très bien, très propre, peu onéreuse, dans une petite maison bien tenue par une petite dame qui parle un anglais convenable. Il y a chez elle ses deux petites-filles. Elles sont tellement gentilles toutes les trois qu’elles me réconcilient avec la nation hongroise. En faisant le point, je me rends compte que malgré ce temps déprimant, j’ai fait 100 kilomètres.

À vrai dire, chaque kilomètre dans cette immense et morne plaine est un calvaire : c’est moche, c’est triste et c’est pauvre. Certains peuvent  y voir une certaine poésie ; moi je n’y parviens pas. Heureusement, je fais la connaissance d’un géographe qui – bien que ne goûtant pas d’avantage que moi les paysages – me rappelle quelques explications géologiques. Il est toujours intéressant de savoir pourquoi des paysages sont moches.

Deux jours en Croatie

Dans la matinée du troisième jour, je passe la frontière croate. J’ai épuisé mes derniers Forint hongrois quelques minutes auparavant, pour passer le Danube avec le bac. Je m’étais déjà rendu dans les Balkans en avril 2012 – en Bosnie-Herzégovine. Je complète maintenant le tableau avec la Croatie, et bientôt la Serbie. A bien des détails, je sens que j’ai changé de pays : d’abord, pour la première fois depuis le début de mon voyage, je suis contrôlé au poste frontière, et même quelques kilomètres plus loin, en rase campagne ; les cultures se teintent de l’influence méditerranéenne – oliviers, vignes ; la signalétique de la Ruta Duna change de graphisme et suit des routes de campagne bien goudronnées et souvent peu fréquentées ; les Croates sont plus aimables, plus joviaux que les Hongrois ; régulièrement, des panneaux indiquent la direction d’un cimetière, rappel qu’une guerre s’est déroulée ici récemment.

Je commence à sentir que je suis sous-équipé : mes pneus sont trop fins, mes sacoches faiblardes, mon cuissard se découd à la jambe droite… Mais je garde le moral. Dans le camping où je passe ma première nuit croate, il y a une grande carte d’Europe : je regarde le trajet déjà accompli, et je commence à être fier de moi. Pourtant, j’ai croisé des cyclistes qui partaient de bien plus loin : Sarah partie de Nantes ; Guy et Dominique partis de Nice ; Florent parti de Grenoble et se rendant à Istanbul ; ces deux petits jeunes partis de Budapest pour rejoindre leur village près de Lyon, qui avalaient 150 kilomètres par jour – on n’est pas sérieux quand on a dix-sept ans ; et puis toutes ces familles, avec parfois des enfants en très bas âge. Je peux dire à tous ceux qui trouvaient mon projet un peu fou que les gens dont je viens de parler sont des personnes parfaitement sensées !

L’entrée dans Vukovar est émouvante. Évidemment, celui qui ne sait pas ce qu’il s’y est passé ne voit qu’une ville un peu laide, et des gens qui font leurs courses ou prennent un café au soleil. Il ne sait pas que Vukovar, jadis, était une belle ville. Mais en août 1991, l’armée serbe entame le siège de la ville, première sur son chemin dans son désir de « Grande Serbie ». Durant trois mois, les citoyens de Vukovar résistent. Mais en novembre, les Serbes parviennent à percer leur défense ; tous les non-serbes de la ville qui n’ont pas fui sont expulsés ou envoyés dans des camps de concentration. La ville est détruite, le patrimoine saccagé. Emblème de la résistance, le château d’eau n’a pas été réhabilité ; il domine la ville, percé de toute part, un drapeau flottant fièrement à son sommet. Aujourd’hui encore, les communautés serbe et croate de la ville ont du mal à vivre ensemble. Difficile à croire quand on se promène dans les rues.

Les kilomètres qui précèdent la frontière serbe au niveau de Bačka Palanka font prendre une route qui ondule méchamment en une série de micro-montées et de micro-descentes. Surtout, la route est infestée de moucherons qui viennent maculer tout mon corps, se collant à ma transpiration. J’en ai plein les bras, les jambes, les lèvres… Charmant !

La Serbie, terminus.

Après deux nuits en Croatie, je passe de nouveau une frontière, avec cette fois-ci deux postes de contrôle. Je roule cinquante kilomètres sur une Dunavska Ruta qui suit le Danube d’assez près. Entre goudron et chemin de terre, j’arrive assez vite à la première ville importante depuis Budapest : Novi Sad. Sous une pluie froide, j’y cherche en vain un réparateur de vélo pour remplacer quelques rayons de ma roue arrière. Cela n’a aucun rapport avec la décision que j’ai prise la veille au soir déjà : à Novi Sad, je prends un train pour effectuer les 80 kilomètres jusqu’à Belgrade. Mon guide annonce un trafic important et propose de prendre le train. En songeant qu’il n’a pas donné ce conseil pour des routes qui déjà me semblaient dangereuses avant, je prends très au sérieux la menace, mon objectif n’étant pas nécessairement de mourir cet été. Une fois dans le train, je prends une autre décision, qui peut apparaître brutale mais qu’en fait je rumine depuis quelques jours : je vais arrêter mon périple à Belgrade. Après avoir glané bon nombre d’informations ici ou là, mon intuition s’est confirmée : la route pour la Mer Noire est très souvent dangereuse, notamment dans le passage des Portes de Fer. Et puis, il faut le reconnaître : trois semaines tout seul, je commence à m’ennuyer, même si j’ai fait de belles rencontres.

A Belgrade donc, je m’achète un premier billet pour retourner à Budapest. En attendant mon train, je visite Belgrade, construite à la confluence du Danube et de la Save. Ses faubourgs sont la définition même de la laideur, mais le centre ressemble à celui de toutes les villes européennes. Au fond de moi se niche une légère déception de rentrer, mais bien des arguments dont je vous épargne la liste m’ont convaincu. J’aurai bien d’autres occasions de me rendre en Bulgarie et en Roumanie, et de me baigner dans la Mer Noire !