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Retour en Centrafrique

La Centrafrique ne fait plus la Une des journaux depuis quelques mois, et c’est pourquoi je suis heureux de pouvoir vous donner des nouvelles fraîches, émanant d’un témoin direct! Une amie que j’avais rencontrée dans le cadre de mon départ en Centrafrique en 2009 est retournée là-bas quelques jours. Elle a bien voulu m’écrire ce témoignage, qui me semble très précieux:

Kiringo na Beafrika… Retour au Centrafrique. 4 ans après.

4 ans après mes deux ans de volontariat, puis le coup d’état de factions rebelles, l’emballement du pays dans un conflit devenant religieux (milices chrétiennes « anti-balakas » face aux musulmans « séléka »), la succession de deux chefs d’état de gouvernements provisoires, l’opération Sangaris (militaires français), puis la main laissée à la Minusca (casques bleus).

Tous ces événements que j’avais suivis de loin, peinant à obtenir des nouvelles de la part de mes amis, et n’ayant toujours qu’une seule envie en tête : être là-bas, auprès d’eux, dans ces moments difficiles.

J’ai enfin pris la décision d’y retourner, durant deux semaines, ce mois de février 2015.

Voyage magique, à revivre un moment fort de mon expérience de vie ; voyage douloureux, à constater les difficultés, l’incertitude, la peur dans lesquelles s’enfonce le pays ; voyage profond enfin, tant l’expatriation à l’autre bout du monde amène à se poser des questions essentielles sur ce qu’on est.

Il y a tout ce qui ne change pas. L’aéroport de Bangui et son organisation des plus stupéfiantes, les sourires et le sango, l’odeur du manioc et des feux de bois, les couleurs dans les rues et les taxis aux pare-brises raccommodés de scotch… Je suis accueillie comme une reine, à Bangui comme à Maïgaro, par mes amis centrafricains, par les missionnaires qui sont toujours là, eux… Dormir au quartier, cuisiner avec Christelle, manger 6 repas par jour pour honorer toutes les invitations, sortir danser à Tati, se poser au bord de l’Oubangui pour déguster du poisson grillé et des bananes plantains… Il fait beau, il fait chaud, les coqs chantent bien trop tôt et la musique des bars est bien trop forte (il faut bien couvrir le bruit du groupe électrogène), les négociations au marché vont bon train et mon arrivée suscite fêtes, rires, cris, déluges de souvenirs.

J’ai ressorti mes pagnes, on me félicite pour ma bonne mine (avec l’élégance Centrafricaine si caractéristique : « tu es d’une blancheur extrême c’est magnifique ! » « tu as tellement grassi que je ne te reconnais pas ! »), on se souvient de mes goûts et on me cuisine mes plats préférés, on me rappelle qu’on est très intéressé pour se marier avec moi (même si on a déjà 2 ou 3 femmes), je vais au marché de Yongo avec Christelle, comme tous les jeudis, je fais des virées en taxi-moto…

Il y a aussi tout ce qui a avancé, les enfants qui ont grandi et parlent de mieux en mieux français, mes anciennes élèves qui sont maintenant à l’université et deviennent de belles femmes, celles qui sont enceintes ou ont eu des enfants, le collège où j’enseignais qui continue de former des générations d’élèves dignes et responsables, mes collègues qui vieillissent mais qui gardent leur curiosité, et qui se mettent même à l’informatique, les amis qui poursuivent leur petit bonhomme de chemin, ceux qui sont décédés, aussi. La vie qui s’écoule.

Il y a surtout toute cette histoire qui nous sépare, ces 4 années où je n’ai pas été là, et durant lesquelles les gens ont vécu dans l’angoisse, dans les déferlements de violence, dans la haine du voisin avec qui ils s’entendaient si bien… Ils me parlent tous de cela, dès les premiers mots de nos retrouvailles. « Tu sais, la situation ici… » ; ils saluent mon « courage », celui d’être venue « malgré les événements », alors qu’ils ont continué à vivre, eux, plongés dans cette horreur, pendant tout ce temps. Ils me racontent ce qu’ils ont perdu : des membres de leur famille, leurs amis musulmans, leurs années d’études, leur espoir dans l’avenir… Ils me font sentir aussi que la situation risque de durer longtemps, très longtemps, avant de revenir à un semblant de normalité. La vengeance et la haine parsèment encore parfois leurs discours. Les amalgames et la radicalisation vont bon train. La réconciliation ne sera pas intuitive et immédiate.

On sent tous ces changements dès qu’on atterrit à Bangui. Il reste des camps de réfugiés près de l’aéroport. Des gens qui vivaient dans les quartiers peuplés aujourd’hui par les anti-balakas. Et puis, quand je me promène à Gobongo ou dans certains quartiers de Bangui, les gens me regardent bizarrement. Ils sont rares, les munjus [Les blancs, NDLR] qui s’aventurent dans le coin. Je n’en vois plus trop, d’ailleurs, des munjus. Seulement dans des voitures, dans les quartiers sécurisés. Je dois être la seule touriste du pays…

Une profusion de militaires, centrafricains ou casques bleus, issus de diverses nations, vêtus de tout leur attirail (comment font-ils pour ne pas s’évanouir de chaleur ?), effectuant des allers-retours en chars blindés toute la journée, les hélicoptères prenant le relais la nuit, en tournant au-dessus de Bangui…

La surreprésentation des ONG, qui s’organisent sans trop de coordination, aspirant les dernières forces vives du pays, piétinant de leurs gros sabots les structures qui existent dans le pays depuis des années, lançant campagnes de distribution et projets de développement dans tous les sens, au nom de la sacro-sainte urgence humanitaire…

Les voitures calcinées au bord des routes, souvenir des Sélékas en fuite vers le nord du pays ; les quartiers musulmans vidés de leurs habitants, les mosquées démantelées jusqu’aux fondations. Plus de musulmans (en tout cas beaucoup moins qu’avant), quasiment plus de peuhls, donc plus de viande de vache, plus de lait, plus de moutons… le régime alimentaire se modifie (parce qu’en échange, il y a les rations militaires que les gens réussissent à récupérer et à revendre !).

Le pays est le même, mais il a aussi bien changé. Et quand on sait qu’il replonge dans de telles crises tous les 4-5 ans… Comment les gens font-ils pour tenir, malgré tout, pour construire des projets, pour s’accrocher à la vie et à l’espoir ?

Mon collègue d’histoire qui continue de parler de son projet d’ouvrir une école primaire avec de bons enseignants, pour permettre de dispenser aux jeunes une excellente formation. Il a maintenant acheté les murs de l’école, et il commencera prochainement le recrutement des profs. Mes élèves qui poursuivent leurs études, malgré les années blanches, malgré les tirs qui résonnaient dans les quartiers lorsqu’elles passaient leur bac. « Je veux aller finir mes études à l’étranger, pour revenir ici après, et pouvoir aider au développement de mon pays », me disent-elles. Christelle qui a acheté un petit terrain pour faire construire une maison à elle, le chantier n’a pas encore commencé, elle attend petit à petit d’avoir assez d’argent pour commencer. Grzegorz, prêtre polonais, qui réfléchit toujours au projet de mettre en place un lycée technique performant, pour former de bons électriciens, menuisiers, maçons, dont le pays a besoin… Un homme d’une cinquantaine d’années, rencontré à Bangui, qui souhaite relancer son projet d’éducation de la jeunesse par la bande dessinée, le théâtre et la culture…

Et tant de projets parsemés d’espoir, que ces gens continuent de rêver et de construire, envers et contre tout…

On prend des claques quand on rencontre de telles forces de la nature. Penser l’avenir n’a pas le même sens, ni la même valeur, de chaque côté des tropiques…

Comme souvent, lors de ces voyages si intenses, je rentre complètement vidée… mais aussi remplie de beaucoup d’émotions, sentiments, images et sensations, indicibles, intouchables, mais vivants.

Echos de Bangui

Des nouvelles fraîches me sont parvenues de Bangui. Elles proviennent du père Antoine Exelmans qui a travaillé plusieurs années en Centrafrique. Il a publié un petit article dans la revue du  Service de la Mission universelle du diocèse de Rennes. Je suppose que cet article est destiné à être lu, donc je vous le livre dans son intégralité, car il est très instructif:

Du  11 au 26 février 2014, avec Sœur Christine LEFRANC, chargé de mission pour la Centrafrique à la DCC, j’ai effectué, une mission pour préparer l’arrivée de coopérants quand ce sera possible. Après 7 années passées dans le pays que j’ai quitté en juillet 2012, les retrouvailles sont émouvantes. Et les constats terribles. Au fil des rencontres, je mesure ce qu’ endure la population depuis des mois, de peur, d’insécurité, de stress, de précarité, réfugiés pour beaucoup d’entre eux à Bangui dans les « ledgers », les camps de déplacés, du nom du plus grand hôtel de la ville… Et jusqu’à quand ? Avec une activité économique à zéro qui ne permet pas même d’organiser la survie.

 Au travers des échanges, je retiens un triple constat qui constitue un défi pour reconstruire un vivre ensemble mis à mal par les vagues successives de groupes armés, sélékas, antibalakas, voyous divers… Dans un pays où les citoyens avaient déjà un rapport compliqué avec la justice et les autorités du fait de nombreux dysfonctionnements et de la corruption, les traumatismes de ces derniers mois ont fait le lit d’une triple confusion.

Confusion intellectuelle et méconnaissance de l’islam: la population peine à se repérer dans les nébuleuses que constituent les différents groupes armés dont les structures, les actions ont évolué au fil du temps, avec des exactions de tous ordres, des plus basiques aux plus graves, sans qu’il soit possible de hiérarchiser. La confusion dans le vocabulaire me parait aussi très significative qui mélange nationalité, religion, culture, autorisant tous les amalgames et les jugements caricaturaux. Les sélékas apparaissent comme complices des musulmans, des Tchadiens. Les antibalakas sont assimilés aux chrétiens. On perd toute capacité à discerner les vraies identités et les vraies responsabilités. L’idée très répandue que le musulman est un étranger vient encore ajouter au trouble.

Confusion morale: « Il a perdu le sens du bien » dit le psaume 35. La situation qui prévalait avant la crise manifestait déjà cette confusion morale liée à la corruption généralisée et à l’absence de repères par rapport à la justice, les réflexes de justice populaire… Les violences extrêmes de ces derniers mois, suscitées par un esprit de vengeance ont décuplé cette confusion: les repères sont brouillés; pour les plus jeunes, ils n’ont du reste peut-être jamais existé dans une société qui malmène ses enfants en négligeant leur éducation. Vols, pillages, massacres, destructions se sont accumulés qui jettent un brouillard opaque sur la différence entre le bien et le mal. Les questions d’amnistie et d’impunité sont au cœur des problématiques urgentes à réfléchir. Cette violence bien souvent semble ne pas laisser de place à un vivre ensemble des communautés qui auparavant partageaient la vie dans les mêmes quartiers.

Cette confusion morale me parait nourrir de lourds traumatismes psychiques, individuels et collectifs, et pas seulement pour ceux qui ont participé aux crimes les plus graves ou en ont été témoins.  Comment cela pourra-t-il être pris en charge ?

Confusion dans les croyances: la méconnaissance de l’islam, y compris chez certains religieux ou prêtres, sans pour autant tomber dans la naïveté en niant l’existence « des » islams, alimente des discours au sein de certaines Eglises qui n’aideront pas au retour de la paix. Des lectures fondamentalistes de la Bible, avec un Dieu en colère qui va punir les musulmans qui oppriment son peuple, comme au temps de Moïse,  avec un Dieu en colère contre son peuple qu’il punit pour son péché, ou le recours sans discernement à la boîte à outils des  exorcistes, sont des pratiques repérées dans les discours des jeunes que j’ai rencontrés. Comme l’idée que les musulmans n’auraient qu’à se convertir au christianisme en voyant la façon dont ils sont protégés par certains chrétiens. 

Ces discours alimentent la confusion et la division entre les communautés. Il me semble qu’une réflexion de fond doit être menée au sein des Eglises pour relire à la lumière de l’Evangile tous ces évènements et chercher sous la mouvance de l’Esprit comment les traverser. Et le chemin est long.

Ces quelques éclairages ne prétendent pas tout dire d’un conflit complexe dont on ne voit pas bien pour le moment comment il va évoluer. Nous pouvons rester reliés à ces communautés et soutenir leurs efforts par notre prière et notre amitié.

Antoine Exelmans
Ancien fidei donum en Centrafrique

Liens:
– Je vous remets le lien vers la page du service de la Mission universelle du diocèse de Rennes: c’est ici.
– Et si vous souhaitez lire le numéro 35 de la revue Planète Mission 35 dans son intégralité, le voici: PM 35

Oui, l’armée française est utile en Centrafrique!

Que se passe-t-il en République Centrafricaine ? C’est la question à laquelle je vais tenter de répondre brièvement, tandis que des centaines de militaires français sont en train de se déployer sur le territoire de ce pays mal connu d’Afrique Centrale. Depuis qu’une coalition rebelle a chassé le président de la République – François Bozizé – pour le remplacer par leur chef – Michel Djotodia – le pays sombre progressivement dans la violence. Les journalistes eux-mêmes semblent un peu désarçonnés par la situation d’un pays dont ils sont incapables de comprendre les enjeux et les défis, pour la simple et bonne raison qu’ils ont découvert son existence en décembre 2012 lorsque quelques clampins ont eu la curieuse idée de jeter des cailloux sur la clôture de l’ambassade de France à Bangui.

Quel message ces clampins voulaient-ils passer ? Et à qui ? Qui les manipulait ? Je n’en sais rien, et ce n’est pas très important. Le plus grave, c’est que quelques jours plus tard, une alliance de groupes armés, appelée la Seleka, prenait la ville de Sibut, ville de brousse que je connais bien pour y avoir vécu de 2009 à 2011, à moins de 200 kilomètres de la capitale, Bangui. Il ne restait plus qu’à ces rebelles de foncer tout droit sur l’un des meilleurs tronçons de route du pays ; et c’est ce qu’ils firent le 24 mars 2013, avant que la saison des pluies ne vienne empêcher toute offensive. Le président Bozizé s’enfuyait donc, et Djotodia devenait président de transition. Ses mercenaires – si efficaces et si disciplinés dans la conquête de Bangui – sont alors devenus incontrôlables, et se sont dispersés dans le pays pour y semer le désordre.

Djotodia impuissant, l’Etat déjà faible disparaît. Dans le courant de l’été, la plupart des journalistes oublient la République Centrafricaine pourtant en situation de quasi guerre civile, victime de massacres de masse, voyant s’affronter les mercenaires livrés à eux-mêmes et des milices citoyennes qui se défendent. La crise s’aggrave d’autant plus que vient s’y greffer une composante religieuse. Les rebelles qui ont pris le pouvoir sont en majorité des musulmans (pas des islamistes, mais des musulmans) et s’en prennent le plus souvent aux chrétiens. Aussi, ces derniers, menacés, répondent aux massacres et aux églises incendiées par des massacres de musulmans et des incendies de mosquées.

Donc, à la question « mais que vient faire l’armée française dans ce bourbier ? », je réponds : aider l’Etat centrafricain à rétablir l’ordre, à enrayer l’escalade de violence, à pacifier les populations, et peut-être à permettre à l’Etat de retrouver sa souveraineté sur tous les territoires. Il faut ajouter que la France n’agit pas seule : sous mandat de l’ONU, elle travaille avec des forces panafricaines.

Depuis une semaine environ, les journaux nous abreuvent d’informations concernant ce pays et l’évolution des opérations de l’armée française. Mes élèves centrafricains, mes anciens collègues, mes amis, sont à peu près unanimes dans leurs jugements : ils se réjouissent de la présence de l’armée française, ils exultent à l’idée que la Seleka puisse être désarmée, ils rêvent du départ rapide de Djotodia, ils dénoncent leurs voisins possédant des armes. La hiérarchie de l’Eglise centrafricaine, depuis des mois, tient des positions audacieuses et subtiles contre le nouveau pouvoir, et tente d’apaiser les tensions entre les communautés religieuses.

Je ne suis pas un spécialiste de géopolitique, mais je crois sincèrement que François Hollande dit vrai quand il prétend que cette opération n’a pas d’autre but que d’empêcher les massacres. La République Centrafricaine est un pays depuis longtemps délaissé. Pays enclavé, peu dense, aux perspectives d’avenir guère encourageantes, elle ne constitue vraiment pas un enjeu hautement stratégique, ni pour la France, ni pour aucun autre pays : même ses voisins – Cameroun, Tchad, les deux Soudan, les deux Congo – ne semblent pas particulièrement perturbés par son effondrement.

La France, alors, n’aurait aucun intérêt dans cette affaire ? Elle viendrait seulement défendre les droits de l’Homme, comme ça, gratuitement ? Je ne sais pas, mais je ne crois pas. Outre que la RCA présente quelques ressources (or, diamant, bois, pétrole, uranium), une telle intervention redore l’image de la France en Afrique, elle assoit son influence, sa popularité, et en touchant la RCA, la France atteint peut-être l’ensemble du continent.

Pour des analyses beaucoup plus pertinentes que la mienne :
– Un excellent article dans Diploweb vous prendra une petite heure mais vous expliquera tout ;
– Le journal « La Croix », depuis des mois, publie d’excellents articles sur le sujet ;
– RFI-Afrique est la radio sur laquelle il faut se brancher.

(PS: la photo n’est pas de moi. Je l’ai piqué sur Facebook à un de mes anciens élèves qui vit maintenant en France; je ne sais d’où il la sort.)