Le village des cannibales

Le 16 août 1870, Alain de Moneys, un petit noble périgourdin de la commune de Beaussac, se fait massacrer pendant deux heures sur le foirail d’une commune voisine, Hautefaye (canton de Nontron), par une foule de plusieurs centaines de paysans. Alain Corbin, dans Le village des cannibales, publié chez Aubier en 1990, tente de faire l’analyse historique de cet événement tragique. En effet, derrière l’anachronisme de ce massacre terrifiant se cache une certaine rationalité. C’est du moins ce que veut montrer Alain Corbin en défendant que « c’est à l’histoire […] qu’il nous faut recourir pour faire la lumière sur ce qui fut, en France, le dernier des massacres nés de la fureur paysanne. »

La méthode de l’historien est assez intéressante : se considérant comme « historien du sensible », Alain Corbin a délaissé progressivement les analyses de courbes des prix et les indications statistiques pour une histoire socio-culturelle qualitative privilégiant l’analyse d’un événement ou d’un fait divers. En cela, depuis quelques dizaines d’années, ses travaux se rapprochent de l’anthropologie ou de la sociologie comportementale.

Dans Le village des cannibales, il montre finalement le lien qui existe entre la violence sociale et la violence politique : c’est l’axe que je vais prendre pour résumer, dans une première partie, cet ouvrage. Puis dans une seconde partie, je tenterai une analyse critique de la méthode d’Alain Corbin.

Résumé de l’ouvrage: violence politique et violence sociale

Le massacre de Hautefaye perturbe l’échelle du temps, et donc l’historien, parce qu’il est l’expression d’une peur, d’une angoisse collective. Motivé par la force de la rumeur dans les campagnes françaises, notamment en cette période de guerre où l’on craint les « Prussiens de l’intérieur », son analyse historique s’avère difficile. La première question que pose Alain Corbin, et qui a été au centre des débats lors du procès, est de savoir s’il s’agit d’un crime politique ou d’un crime de droit commun.Il replace ensuite ce massacre dans la lignée des massacres précédents du XIXème siècle, afin de nuancer son caractère anachronique.

Crime politique ou crime de droit commun ?

Quelle est la situation du Périgord en 1870 ? On le sait, les campagnes françaises sont très attachées à l’Empereur, Napoléon III. Elles ont voté en masse pour lui lors des élections présidentielles de 1851 et le soutiennent à chaque plébiscite. Louis-Napoléon Bonaparte est le candidat des paysans. Il devient ensuite leur souverain. Dans le cas particulier de la Dordogne, ce bonapartisme se teinte d’une haine du noble, du curé, et du républicain. Paradoxalement, ces trois figures sont associées les unes aux autres. La haine du noble et du curé, selon Corbin, s’explique par la forte influence de la bourgeoisie rurale du Périgord : ceux-ci entretiennent l’idée d’un complot noblesse-église pour revenir à l’ancien régime, et donc aux privilèges de ces deux castes, à la gabelle, aux difficiles conditions de vie pour les paysans… Pourtant, nous dit Corbin, cette image d’une noblesse hautaine est infondée : au contraire, la noblesse périgourdine est plutôt modérée, voire calme, même dans cette zone que l’on appelle la « petite Vendée » et qui se situe autour de Mareuil et de Beaussac, c’est-à-dire à quelques kilomètres de Hautefaye.

Quant aux républicains, ils sont considérés comme des « voleurs de caisse publique ». En 1848, on espérait que les représentants de l’Assemblée constituante allaient abolir l’impôt des quarante-cinq centimes. Pourtant, à la fin du mois de mai, l’Assemblée confirme la levée de l’impôt, provoquant la fureur dans les campagnes qui se sentent dépouillées par la République. Un peu partout en Dordogne, on refuse de payer : les agents du fisc sont menacés, certains manquent de connaître le sort que connaîtra finalement Alain de Moneys. Ce n’est cependant pas là que les événements les plus graves se produisent. Ainsi, aux élections législatives, ce sont les démocrates-socialistes qui remportent des places au Parlement avec les voix des paysans, notamment ceux de Dordogne. Mais le Parlement, « rouge » cette fois-ci, se discrédite en ne revenant pas sur l’impôt des quarante-cinq centimes et en conservant l’indemnité parlementaire de vingt-cinq francs. Plus que jamais, l’hostilité de la République à l’égard des paysans devient une évidence pour ces derniers : ils se focalisent sur ce problème parce qu’ils ont l’impression « d’engraisser des cochons ». Après ça, dire « Non » à Napoléon était perçu comme ouvrir la porte à des voleurs.

Pour résumer le sentiment des paysans périgourdins, que Corbin décrit dans la première partie de son ouvrage, il faut sans doute le considérer comme une haine des riches, qui sont assimilés aux nobles, aux curés, et aux républicains.

Pourquoi alors s’acharner sur Alain de Moneys ? Qui est-il ? Que représente-t-il ? Il faut d’abord rappeler que le 16 août 1870, le jour du massacre, la France est en pleine guerre avec la Prusse. Les rumeurs vont bon train : malgré « l’union sacrée » qui s’est formée pour défendre la France, on se méfie des trois figures précédemment citées, on les soupçonne de vouloir la défaite pour voir la chute de l’empereur. Ainsi, la peur du « Prussien de l’intérieur » est flagrante. Or, bien vite, après les premières défaites, le ralliement initial des adversaires du régime s’effrite. Cela ne fait que croître l’inquiétude des paysans qui voient partir leurs fils à la guerre.

Le 16 août 1870 a lieu l’une des quatre foires aux bestiaux annuelles de Hautefaye. Le matin ont eu lieu les transactions. L’après-midi, l’ambiance est censée être plus conviviale, plus tranquille. Il fait chaud et on prend son temps pour discuter, laisser libre cours aux bruits et aux rumeurs. Aux marchandeurs viennent se joindre des « badauds ». Quand Alain de Moneys arrive sur le foirail, à quatorze heures, la foire bat son plein. Quelques minutes auparavant, son cousin Camille Maillard vient d’échapper à des paysans furieux à qui il aurait exprimer ses opinions pro-républicaines. Alain de Moneys fait alors office de victime de substitution : son étonnement face aux propos de son cousin qu’on lui rapporte suscite la colère. Peu à peu, un groupe se forme autour de lui, et commence à le frapper. Alain de Moneys est un noble ; on l’accuse d’avoir crier « Vive la République » ; c’est donc un Prussien, c’est-à-dire un ennemi de l’Empire. Voilà le bruit qui se répand dans Hautefaye. Voilà ce qui doit justifier le sort d’Alain de Moneys.

L’ambiguïté de la nature du crime – politique ou de droit commun – réside donc dans le fait qu’Alain de Moneys n’a pas été massacré pour ce qu’il est (petit noble modéré, adjoint au maire de Beaussac, gérant les terres de son père) mais pour ce qu’il représente (la noblesse complotant avec la République pour faire tomber l’empereur et par là même la paysannerie française). D’ailleurs, la plupart de ses bourreaux ne savent pas qui il est : la foire de Hautefaye attire les paysans dans un rayon de vingt kilomètres, ce qui accrédite la thèse du crime politique. Les accusés diront lors du procès avoir cru contribuer à protéger la France.

Le massacre de Hautefaye dans la lignée des violences du XIXème siècle

Le massacre de Hautefaye a choqué car il semblait faire ressurgir un lointain passé. Pourtant, le XIXème en est parsemé du même genre, à tel point que s’il avait eu lieu vingt ans plus tôt, celui qui concerne notre étude n’aurait pas provoqué un tel choc. C’est d’ailleurs ce qui explique « l’hébétude des monstres » que Corbin analyse dans le dernier chapitre du village des cannibales. Le crime dont est victime Alain de Moneys ressemble beaucoup à ceux perpétrés en 1792 dans les campagnes françaises, pendant ce qu’on a appelé la Grande Peur.

Je vais vous faire là une courte histoire des massacres, telles qu’elle est faite par Corbin dans son Histoire du corps, paru en 2005 au Seuil. Il est utile, dans un premier temps, de définir le terme massacre qui s’oppose au supplice ou encore à l’exécution qui font suite à une décision de justice. Le massacre se distingue aussi de la fusillade, mieux cadrée, excluant la présence de la foule. Pour Corbin, « [Le massacre] signifie [initialement] la mise à mort simultanée d’un ensemble de victimes sans défense par des groupes de chasseurs respectueux d’un rituel qui ordonne une cérémonie de caractère dionysiaque », c’est-à-dire festive. Cette définition s’applique très bien aux massacres de la Révolution française de 1789 à 1793 : la foule a procédé à des rituels mis en scène avec théâtralité, dans lesquels les corps des cadavres subissent un certain nombre de pratiques visant à les dévaloriser, voire à les réifier. Ceci est valable aussi pour le massacre d’Hautefaye, comme nous allons le voir.

Dans le courant du XIXème siècle, les procédures de la mise à mort évoluent. La Terreur blanche de 1815 reprend un certain nombre de ces rituels (dégradation du corps) mais ses excès sont le fait de bandits qui utilisent à présent les armes à feu. En fait, les moyens de destruction se sont peu à peu unifiés:  au XIXème siècle, on fusille. Et le massacre tel qu’on l’a connu auparavant a presque disparu au profit d’une répétition incessante de la guerre civile qui semble indispensable pour légitimer les nouveaux régimes (1830, 1848, puis en 1871).

La mort n’est plus donnée de façon brutale et collective, en plein jour. Au XIXème siècle, l’affirmation des forces de l’ordre a permis de calmer les ardeurs de la foule. Mais c’est surtout l’évolution des techniques qui change la donne : les corps-à-corps ont fait place aux combats à distance, avant même l’apparition des canons dans le Paris haussmanien. Cependant, le XIXème siècle n’est pas moins cruel que le XVIIIème. Les révolutions françaises (ou insurrections, pour parler des échecs), qui sont essentiellement parisiennes, se distinguent bien des jacqueries par leurs modalités, mais n’en ont pas moins fait de nombreuses victimes. Avec le massacre de Hautefaye, il y a donc un retour au rituel, à la fête, et à la victime sans défense.

Décrivons succinctement le déroulement de ce massacre. Il se fait en cinq étapes. D’abord, la foule veut remettre le coupable aux autorités et l’amène donc chez le maire (1). Mais la faiblesse de celui-ci fait vite renoncer à ce raisonnable projet. Celui de le pendre est lui aussi rapidement abandonné pour laisser place à l’idée de l’assommer. La volonté de la foule devient donc de faire souffrir le « Prussien » par un rituel bestial. Alain de Moneys est installé dans l’atelier du maire (qui est maréchal-ferrant) où il se fait assommer (2). On le croit mort, ce qui laisse quelques minutes de répit au malheureux qui peut croire à la fin du supplice. Mais bientôt la foule gronde à nouveau. On amène donc Alain de Moneys jusqu’au foirail (3). Le parcours pour s’y rendre constitue la troisième étape du massacre. Durant tout le chemin, il est frappé, s’écroule à un moment, se relève et tente de se défendre, et finalement arrive sur le foirail. Là, il est « foulé » alors qu’il est probablement entré dans le coma (4). Enfin, on le brûle, comme un cochon (5). Certains disent qu’ils bougeaient encore, voire même qu’il criait, mais c’est sans doute faux.

Que montre le déroulement du supplice ?

  • D’abord, la faiblesse de la notabilité locale. Pareils événements s’étaient déjà produits durant les vingt dernières années mais s’étaient interrompus à la fin de la première séquence : des notables forts et influents avaient permis d’empêcher que ne se dégrade la situation.
  • Ensuite, le rituel lent et l’assimilation de la victime à un cochon sont à la hauteur de l’angoisse qui règne en Dordogne : en brûlant un Prussien, on se venge par anticipation des incendies qui risquent d’embraser les campagnes si les bottes ennemies venaient à fouler leur sol.
  • Enfin, on marque son soutien à l’empereur et à la France. Durant tout le supplice, Alain de Moneys et ses quelques défenseurs n’ont pas cessé de crier « Vive l’empereur ! » et de proposer à boire aux massacreurs. Cela n’a fait qu’aviver leur colère, que le curé de Hautefaye a réussi, lui, à contenir, échappant ainsi au sort que certains lui auraient pourtant volontiers réservés.

La mansuétude des juges dans les affaires précédentes a pu laisser penser aux massacreurs qu’ils seraient remerciés pour leur acte. Mais, le soir même, vingt et un d’entre eux sont arrêtés et enfermés. Le verdict, qui tombe en décembre 1870, alors que la République est proclamée depuis trois mois, laisse sous le choc. En effet, la sentence est très dure (4 condamnés à mort) et ressemble à celle d’une république qui juge la violence qu’a engendrée le régime napoléonien.

Alors le massacre de Hautefaye est-il vraiment hors du temps ? Échappe-t-il à l’analyse historique ? Est-il réservé à l’étude des psychologues, des sociologues et des anthropologues ? Pour Alain Corbin, nous l’avons vu, cet événement est du domaine de l’histoire autant que des autres disciplines citées plus haut. Il répond à un certain nombre de critères et de normes en phase avec l’époque, il se met dans la lignée d’autres massacres ou d’accès de violence jusque là étouffés par des bourgeois locaux influents. En définitive, il y a une certaine rationalité, voire même une logique, dans le massacre et son déroulement. Le lien entre la violence sociale et la violence politique est évident, surtout quand on sait que les quatre condamnés à mort de Hautefaye seront exécutés au petit matin, après une longue route, sur le lieu même où a brûlé leur victime, donnant ainsi à ces criminels une courte postérité de martyrs.

La méthode d’Alain Corbin: histoire des représentations

Alain Corbin, dont la thèse en 1975 sur le Limousin s’inscrivait dans la perspective d’une histoire socio-culturelle quantitative, s’est peu à peu tourné vers une forme particulière d’histoire des mentalités, approchant les archives d’une manière originale. Ainsi, Le village des cannibales a pu connaître un certain écho –au-delà des milieux universitaires – grâce à l’étude de sources peut-être moins « rebutantes » que d’autres et grâce à un style littéraire assez plaisant. Par ailleurs, en mettant au jour le massacre de Hautefaye, il définit des outils méthodologiques nouveaux, tentant de percevoir l’histoire par le biais des sensibilités, comme il l’avait déjà fait auparavant dans d’autres ouvrages.

Des sources et du style

Dans Le village des cannibales, on peut noter deux grandes catégories de sources qui se distinguent : les archives du procès et des sources plus « littéraires » (articles de journaux, lettres, etc.). On retrouve aussi ces deux types de sources dans d’autres ouvrages (Les cloches de la terre). Ainsi, Alain Corbin n’évoque presque jamais les données d’ordre économique. Et s’il le fait, c’est pour en minimiser l’importance. Pas de traces de statistiques non plus dans son ouvrage, ni de notions chiffrées.

Ce qui compte, c’est la représentation qui est faite des événements, et non les événements eux-mêmes : l’important, c’est l’angoisse suscitée par la guerre avec la Prusse, et non le danger que représentent réellement les Prussiens pour les paysans de Dordogne ; c’est l’image d’une aristocratie hautaine véhiculée par les bourgeois ruraux, et non la faible activité politique effective des nobles périgourdins ; etc. Là où Corbin réussit dans Le village des cannibales, c’est qu’il ne se contente pas de donner la représentation des faits, primordiale pour lui, mais aussi les faits eux-mêmes, eux dérisoires.

Cette démarche est intéressante, mais n’est-elle pas risquée pour un historien ? Le risque étant de gloser, d’imaginer à partir. Dans Pinago, son ouvrage le plus célèbre, il parvient de justesse à éviter cet écueil.

L’autre risque aussi est de ne plus faire de l’histoire, mais de la psychologie, ou de l’anthropologie. À mon sens, les sources, ici, sont très bien utilisées, et permettent tout à fait de comprendre et analyser l’événement dans son humanité, dans son apparente absurdité, et dans son contexte historique. Corbin prouve que de telles violences, même si elles sont injustifiables et anachroniques, méritent d’être analysées en toute légitimité par l’historien. Mais la méthode ne serait-elle pas d’avantage efficace si elle avait recours à plus de sources « globales », ou encore quantitatives ?

Enfin, le style de l’auteur contribue sans doute pour une grande partie à la réussite de l’ouvrage. Le village des cannibales est très bien écrit, de façon claire, parvenant à créer l’ambiance du drame (il fait chaud, il fait lourd, les esprits sont tendus par l’angoisse de la guerre et les rumeurs de complots, « ce crime révoltant n’a même pas l’ombre pour excuse »), et laissant même planer un certain suspens (« La scène du drame est dessinée, le décor planté, le prologue achevé. La victime s’avance. Il est quatorze heures, le 16 août 1870 ; à Hautefaye, la foire bat son plein. » sont les dernières lignes du deuxième chapitre). Bref, on lit ce livre avec beaucoup de plaisir, on le lit comme un roman. Mais là encore, il faut s’interroger : l’histoire, est-ce de la romance ? Après tout, pourquoi pas, si cette romance n’est pas fictionnelle et si, je le répète, elle ne glose pas. C’est du moins ce que semble dire Corbin quand il se qualifie d’« historien du sensible ».

Alain Corbin, historien du sensible

Le travail d’Alain Corbin montre que les sens – la sensibilité d’un point de vue général – de même que leur perception par la société, sont historiquement datés. Le miasme et la jonquille est une histoire des odeurs. Les cloches de la terre une histoire des sonorités dans les sociétés rurales. Dans Le village des cannibales, il explique que l’une des raisons pour lesquelles le massacre de Hautefaye a tant choqué, c’est l’apparition de la sensibilité au XIXème siècle. La violence fait dégoût. D’ailleurs, la seule violence légitime (c’est-à-dire celle de l’État) qui soit encore acceptée – et encore, pas par tout le monde – est l’exécution des condamnés à mort en place publique. Le traumatisme que constitue la révolution y est sans doute pour beaucoup dans cette émergence de la sensibilité, d’où la raison d’être d’une histoire qui analyse les faits de son point de vue.

Alain Corbin montre de façon indiscutable que l’histoire de la culture – y compris de la culture sensible – renvoie invariablement et nécessairement à l’histoire sociale. D’ailleurs, ce qu’aime Corbin, ce sont justement les paradoxes, les ambiguïtés, les conflits sociaux nés de l’incompréhension mutuelle entre deux parties. Mais l’histoire sociale que fait Corbin n’est donc pas une histoire globale. Avec lui, on n’étudie plus les groupes sociaux dans leur ensemble, mais les individus eux-mêmes, avec leur sensibilité. Le danger d’une telle démarche est de donner trop d’importance à la vie privée des acteurs de l’histoire, ou à leur personnalité, par rapport aux événements qui font cette histoire. Et finalement de tomber dans un inverse extrême de ce qu’il dénonce.

Là encore, Corbin ne tombe pas dans ce piège. Il rappelle que les massacreurs d’Alain de Moneys étaient des paysans honnêtes, des gens « normaux », d’où d’ailleurs leur surprise à l’annonce de leur sanction. On a même parfois le sentiment que Corbin, sans accepter leur acte, le justifie et redonne à ces hommes leur honneur perdu. Toujours est-il que la méthode d’Alain Corbin demande un certain tact pour éviter de rentrer dans une subjectivité trop nette, et de verser dans la sensiblerie et non dans la sensibilité.

Le travail de Corbin s’apparente donc à de la micro-histoire. À partir d’un événement mineur, dont les sources ne foisonnent pas, dont le périmètre géographique qu’il concerne et la population qui s’y rattache sont somme toute plutôt limités, il fait de l’Histoire, il tente d’expliquer les phénomènes sociaux et politiques de la France du XIXème siècle, il met en lumière la confrontation de la violence sociale et de la violence politique.

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Le massacre dont est victime Alain de Moneys à Hautefaye est un massacre tardif dans le XIXème siècle. En 1870, il n’y en a alors plus beaucoup, ce qui en fait une manifestation d’archaïsme, un retour à une époque que la sensibilité nouvelle refuse. Ce massacre, comme hors du temps, rappelle les massacres primitifs, quand la vengeance constituait l’équilibre entre les individus. Il est aussi l’expression d’une pulsion, qui a fait penser à certains qu’il échappait à l’histoire. Pour nous, hommes du XXIème siècle, il apparaît comme une anticipation des massacres du XXème siècle. (Il faut aussi rappeler que moins d’un an après, la Commune de Paris est mâtée très violemment au cours de la Semaine sanglante ; le massacre est cette fois-ci perpétré par le gouvernement officiel et légitime, et les victimes sont traitées comme des ennemis ; la sensibilité est toute relative).

Quoi qu’il en soit, il serait une erreur de refuser d’en faire une analyse historique, car il répond à une logique propre aux antagonismes sociaux du XIXème siècle. On peut faire de même pour la Commune, ou pour le génocide nazi.

Comme l’écrit Corbin dans la conclusion de son ouvrage, « le silence des historiens trouble qui veut bien mesurer le désarroi, la solitude et la souffrance des villageois du Nontronnais pour lesquels il n’était, à la fin de l’été 1870, d’autre issue psychologique à leur total isolement que le mutisme haineux et la rancœur sourde. »