Archives du mot-clé Voyage au bout de la nuit

« Il n’y a de terrible en nous que ce qui n’a pas encore été dit »

Tandis que des inédits de Louis-Ferdinand Céline sont découverts et mis au jour depuis 2021, le dernier en date venant d’être publié, je vous propose une longue analyse historique de son premier roman, paru le 20 octobre 1932 chez l’éditeur Denoël. Totalement inconnu de la scène intellectuelle, Céline parvenait à créer un choc très important avec son Voyage au bout de la nuit.

Ce roman, plusieurs mois durant, monopolise l’espace littéraire, faisant la une de nombreuses revues. Les ventes sont impressionnantes.

Cet article, que j’ai rédigé comme une dissertation, a pour objet de montrer dans quelle mesure le Voyage au bout de la nuit de Céline – cette œuvre agressive et éminemment subjective – est un roman qui permet de comprendre la société française au tournant des années 1930. En effet, avec lui, nous ressentons les frustrations et les inquiétudes d’une société hagarde en proie à tous les maux de l’entre-deux-guerres : pessimisme déconcertant, racismes en tout genre, capitalisme petit-bourgeois, bellicisme résigné… Céline nous fait là côtoyer, tels des anthropologues, cette classe moyenne qui ne cesse d’effleurer le populisme.

La subjectivité affichée de Bardamu, le narrateur du roman, virant même parfois à la mythomanie, nous oblige toutefois à aborder l’œuvre avec précaution. Car la vision du monde que nous avons dans le Voyage se fait par les yeux de ce Bardamu. Mais peu importe, en un sens, la réalité des événements et paysages qu’expose Céline : ce qui compte, c’est justement la représentation qu’il en fait, parce qu’elle correspond peut-être très largement à la représentation que s’en font les Français en ce début des années 1930.

Je vais donc tenter de faire du Voyage au bout de la nuit un objet historique. En quoi ses propos sont-ils le reflet de la société dans laquelle vit son auteur ? Pour répondre à cette question, j’aborderai trois sujets :

  • D’abord, la réception du roman fera l’objet d’une première partie. L’étude de cet impact est indispensable car il permet de donner un sens à mon travail. Le très bon accueil du Voyage n’est pas une absurdité ou un hasard : il peut s’expliquer par le contexte politique et idéologique de l’époque, que Céline est parvenu à analyser, répondant ainsi à l’attente de ses lecteurs, de droite comme de gauche.
  • Ensuite, dans une deuxième partie, nous verrons l’esquisse de la France populiste que trace Céline. Avec toutes les ambiguïtés et la complexité que cela comporte, il faudra alors rappeler le contexte économique et social difficile de la France au tournant des années 1930.
  • Enfin, le traumatisme de la Grande Guerre sera étudié en troisième partie. Car le Voyage est avant tout un violent plaidoyer contre la guerre, notamment celle de 14-18, contre le traumatisme qu’elle a provoqué, et contre tout ce à quoi Céline l’associe : patriotisme, nationalisme, colonialisme, etc. Nous ferons alors l’analyse d’un extrait du Voyage au bout de la nuit.

I/ Le contexte politique et idéologique / La réception du roman

Les critiques ont très vite fusé. Les ventes ont explosé. Le succès a été presque immédiat. En quoi le roman de Céline répondait-il à des attentes ? Comment le contexte politique et idéologique peut-il justifier un tel engouement ?

A-    Les grands thèmes de l’entre-deux-guerres sont concentrés dans le Voyage.

Il semble nécessaire en premier lieu de raconter le Voyage au bout de la nuit. Ce n’est pas une tâche évidente parce que le roman est long et complexe, mais on peut toutefois s’attacher à une synthèse simplement linéaire.

Nous sommes à la veille de la première guerre mondiale. Bardamu, jeune anarchiste paumé, décide de s’engager dans l’armée par défi ou par hasard, pour prouver à un ami que la race française n’existe pas : « La race, ce que t’appelles comme ça, c’est seulement ce grand ramassis de miteux dans mon genre, chassieux, puceaux, transis, qui ont échoué ici poursuivis par la faim, la peste, les tumeurs et le froid, venus vaincus des quatre coins du monde. Ils ne pouvaient pas aller plus loin à cause de la mer. C’est ça la France et puis c’est ça les Français. » Dès les premières pages, Céline nous inflige sa vision du monde, donnant ainsi à l’Histoire un sens tout particulier, celui dans lequel les hommes sont mus par le cynisme et l’instinct.

Bardamu part donc à la guerre. Épreuve douloureuse, violente, point de départ et centre de ses préoccupations. Il ne la quitte que pour rejoindre l’hôpital, à la suite d’une blessure grave, où il rencontre la jeune Lola. Puis, dégoûté par tant d’horreurs et d’absurdités, il fuit la France pour l’Afrique. Le trajet en bateau lui est très pénible car il se sent l’objet de toutes les haines de ses passagers. Il parvient à résister à ses oppresseurs en leur adressant une poignante apologie de la patrie. « Tant que le militaire ne tue pas, c’est un enfant », conclue-t-il.

Son séjour en Afrique est l’occasion pour l’auteur de dénoncer les dérives du colonialisme. Il a par exemple cette phrase pleine d’ironie et de sel : « Les indigènes eux, ne fonctionnent guère en somme qu’à coup de trique, ils gardent cette dignité, tandis que les Blancs, perfectionnés par l’instruction publique, ils marchent tout seuls. » Bardamu est finalement envoyé dans la forêt, à Topo, pour administrer une plantation de coton. Isolé, il tombe malade et finit par délirer. Il s’enfuit alors, comme l’avait fait son prédécesseur au même poste.

Après un long voyage, il arrive à New York. Il y vit de petits boulots en petits boulots, au gré des aléas du capitalisme américain, errant dans les rues, dans les trains, dans les bureaux, dans les usines… Il retrouve son ami Lola, avec qui il se brouille avant de revenir, enfin, en France.

Il fait ses études de médecine et s’installe à Rancy, où il est docteur des pauvres. Céline décrit alors un univers médiocre, malsain, dangereux, où les gens s’observent et se jugent, où le poids de la pression sociale est impitoyable. Bardamu lui-même est très mal considéré ; les habitants de sa triste ville de banlieue le méprise, l’arnaque, et il a des difficultés à survivre. Coups bas, trahisons, entourloupes, misère… voilà ce que Céline nous dépeint de cette petite vie minable qu’est celle de son « héros ». Ce n’est qu’à la suite du meurtre raté de la vieille Henrouille, sa voisine, par un dénommé Robinson, compagnon de voyage de Bardamu, et alter ego littéraire de Céline, que Bardamu décide de partir. Il rejoint Robinson à Toulouse. Ensemble, ils tuent définitivement la vieille Henrouille, et passent du bon temps en compagnie de Madelon, la jeune amie de Robinson.

Mais, à nouveau, Bardamu est poussé par l’envie de bouger. Il retourne à Paris où il est finalement engagé pour diriger un asile psychiatrique. Robinson l’y rejoint car il veut fuir Madelon qu’il a quittée. Celle-ci les retrouve, et après une insupportable soirée passée tous les trois dans une fête foraine, elle tire sur Robinson qui meurt. Le roman se termine sur cet événement. La nuit peu à peu s’achève, et Céline, décidément pessimiste, décrit le paysage qui s’évanouit dans le petit matin, comme désabusé : « De loin, le remorqueur a sifflé ; son appel a passé le pont, encore une arche, une autre, l’écluse, un autre pont, loin, plus loin… Il appelait vers lui toutes les péniches du fleuve toutes, et la ville entière, et le ciel et la campagne, et nous, tout qu’il emmenait, la Seine aussi, tout qu’on n’en parle plus. »

B-    La description d’une société décadente

En définitive, Céline décrit là une société profondément décadente. Il fait sans doute preuve d’une certaine lucidité et d’un certain recul, puisque c’est effectivement comme tel que nous caractérisons aujourd’hui cette période de l’entre-deux-guerres. Des années folles aux années noires, Céline nous plonge dans les états d’âme de cette société française.

La crise intellectuelle et morale est – semble-t-il – tout à fait perçue par les contemporains. Selon Serge Berstein, ils « ont eu conscience d’une crise de civilisation, une crise qui remettait en jeu les fondements mêmes des sociétés libérales ». Et il ajoute que « cette mise en cause trouve ses germes bien avant la crise économique ».

La critique de la civilisation occidentale est très présente au tournant des années 1930. Le constat est le suivant : à force de concentrer ses efforts sur le progrès matériel, l’occident à délaissé l’épanouissement de l’individu. C’est là une idée récurrente, que l’on retrouve par exemple dans Les temps modernes de Chaplin, ou encore dans la revue Esprit fondée par, entre autres, Emmanuel Mounier. Et c’est aussi le sentiment de Céline tel qu’il le retranscrit dans le Voyage, teinté ici d’un autre sentiment, celui d’un déclin national.

Jean-Louis Bory, écrivain et historien, définit assez bien la dénonciation de ce déclin dans le Voyage : « Ce fut un vent d’orage. Cette houle hurlante balayait l’hypocrisie pateline de la colonisation ; l’ignominie de la guerre ; l’omnipotence du fric ; l’égoïsme niais de la bourgeoisie. Le raz-de-marée bousculait ces cloaques maximes de notre chère civilisation blanche et chrétienne. » Cette remise en cause n’est toutefois pas isolée puisque, justement, Céline peut s’inscrire dans un courant de crise intellectuelle, comme nous l’avons dit plus haut. Je cite Berstein : « A l’idée d’une ruine des valeurs humanistes s’ajoute, dans les années 1930, la certitude que la société d’après-guerre représente une situation de décadence par rapport à celle supposée parfaite, de la Belle Époque. » Bruno Jouy, qui a rédigé un travail sur la réception du Voyage au bout de la nuit, prétend que « l’évolution intellectuelle de l’époque fut marquée par un scepticisme généralisé et une crainte profonde pour l’avenir. (…) Bardamu, dans Voyage au bout de la nuit devait suivre le même parcours : partant de la guerre, qui faisait office d’épreuve initiatique, il perdait toute foi en la rationalité et laissait s’insinuer en lui une révolte qui condamnait son époque, pur fruit de ce désordre originel .»

Louis-ferdinand Céline, que l’on considère volontiers comme la personnification de cette décadence, avec ses propos haineux et petit-bourgeois, s’indigne en fait violemment contre celle-là: « on croit à lire l’Histoire que les périodes de décadence furent les plus amusantes à vivre! Quelle erreur ! Elles sont au contraire ennuyeuses : rabâcheuses, stupidement cruelles ! On comprend que les Romains de la décadence s’enculèrent à qui mieux mieux – ils s’ennuyaient. » L’analyse de Bory est en cela intéressante : « Je vois dans le voyageur au bout de la nuit, au bout de la haine, un Pantagruel moderne, non plus bénisseur de l’humanisme dont il attend tous les miracles, mais mortellement déçu dans son amour des gens ; et, comme le vin s’aigrit en vinaigre, cet amour contrarié s’est tourné en hargne contre l’être humain – contre cet être humain que Céline connaît par cœur : le Français moyen. »

Céline est plein d’ambiguïtés. Derrière la révolte de Bardamu se cache un conformisme et un esprit réactionnaire. Bardamu est un homme de la classe moyenne, cette catégorie aux contours mal définis certes, mais qui a au moins comme valeur commune la conscience d’être dans une situation fragile, d’où son opposition à la fois au socialisme qui peut saper ses acquis et au capitalisme qui menace ses propriétés par ses velléités. En somme, le Voyage décrit bien les affres de cette classe moyenne.

C-    L’accueil de la critique, révélateur des « vérités » énoncés dans le roman

Le Voyage au bout de la nuit pouvait difficilement laisser indifférent. C’est que le roman n’est pas seulement choquant par sa rhétorique et son vocabulaire, il est aussi dérangeant par la cynique justesse de son propos. Bory écrit : « Oui, Céline dérange, il bouscule, il choque. (…) Ennemi des conformismes et des convenances – de tout ce qui conserve – Céline est irrécupérable par la bourgeoisie, que cette bourgeoisie soit de gauche ou de droite. Sous les jupes de cette bonne dame, où croupissent les odeurs fétides, Céline porte un fer brûlant. Et ce fer est rouge. »

Voici, pêle-mêle, quelques critiques que l’on a pu voir à la sortie du livre ou quelques années plus tard :

« Quand vous lisez le Voyage au bout de la nuit, dès les trente premières pages, vous savez que vous êtes en présence d’un homme. Le choc est plus que rare, inoubliable. Oh ! je sais bien, parbleu, tout ce qu’on pourra dire. C’est surtout dans ses tares, ses faiblesses, son incurable maladie de vivre qu’il nous est révélé. Qu’importe !… Mais je me trompe. Il importe beaucoup que cet homme soit malade et sa maladie est la nôtre à des degrés divers. Que l’auteur l’ait voulu ou non – et je ne crois pas qu’il l’ait voulu – son livre est le roman de l’homme malade de civilisation, chargé jusqu’à crever des iniquités sociales, le roman de tous les pauvres types que la guerre a broyés et, après l’armistice, l’après-guerre avec ses vomissures, son chaos, sa famine, son désespoir. Le témoignage de Céline est d’autant plus important qu’il n’a rien voulu prouver de tout ça. Il souffrait, il avait parcouru sous un ciel noir des kilomètres de douleur, il nous crache son mal en pleine figure. » (René Trintzius, Europe, 15 décembre 1932.)

« Le livre français qui compta le plus pour nous cette année, ce fut Voyage au bout de la nuit de Céline. Nous en savions par cœur des tas de passages. Son anarchisme nous semblait proche du nôtre. Il s’attaquait à la guerre, au colonialisme, à la médiocrité, aux lieux communs, à la société, dans un style, sur un ton, qui nous enchantaient. Céline avait forgé un instrument nouveau : une écriture aussi vivante que la parole. Quelle détente, après les phrases marmoréennes de Gide, d’Alain, de Valéry ! Sartre en prit de la graine » (Simone de Beauvoir, La force des choses. Paris, Gallimard, 1960)

« Il faut relire Céline en le voyant. Céline a dit la vérité du siècle : ce qui est là est là, irréfutable, débile, monstrueux, rarement dansant et vivable. » (Philippe Sollers, Voyage au bout de la nuit, édition illustrée par Tardi. Paris, 1988)

Il y en a eu beaucoup d’autres, évidemment, mais celles que j’ai relevées ont pour point commun de relever le caractère « sociologique » de cette œuvre. Quoi qu’il en soit, on trouve dans le Voyage des réponses aux attentes des Français. Ceux-ci peuvent y ressentir leurs frustrations liées à l’après-guerre ; le pessimisme du roman correspond aux angoisses qu’engendre le capitalisme que les États-Unis représentent le mieux. « Aussi, selon Jouy, le public qui accueillit le livre de Céline n’était plus composé des lecteurs insouciants des années 1920, avides d’esthétique et de gratuité, mais d’individus conscients des problèmes posés par leur époque et inquiets de voir se reproduire les événements qui avaient marqué le début du siècle. »

En conclusion, ne peut-on pas voir dans ce voyage au bout de la nuit les errances d’une société française vers une crise profonde de la pensée ? Ce voyage n’est-il pas plutôt un égarement ? Et ce bout de la nuit, un avenir incertain ? Voilà les questions que pose Céline à ses contemporains. Le pessimisme de Bardamu n’est pas tant celui de l’auteur que celui de la société dans laquelle il vit.

II/ Le contexte économique et social: la description d’une France populiste

En 1932, la France ne subit pas encore de plein fouet les conséquences de la crise de 29. Le contexte économique et social est toutefois assez difficile. Quels éléments le roman de Céline donne-t-il à l’analyse de cette situation ? Comment peut-il nous aider à comprendre la croissance des « maux » des années 30 ?

A-    L’écriture de la crise économique et sociale

Pendant deux ans, les Français ont cru qu’ils allaient être épargnés par la crise. C’est la dépression de 1931 qui leur fait comprendre que cette idée est fausse. L’équilibre de leurs activités économiques et leur mépris du gigantisme américain ne leur empêche pas de subir une perpétuelle atmosphère de crise, bien que cette crise revête des aspects originaux : « point de ces faillites en cascade, pas d’extension galopante du chômage ni de développement d’une misère profonde conduisant à accepter les solutions politiques les plus extrêmes, mais une crise de langueur qui paralyse lentement les activités », écrit Berstein.

Voyage au bout de la nuit évoque assez bien cette atmosphère. La méfiance envers les Etats-Unis est l’objet d’un long passage. Les quelques séjours de Bardamu à Paris montrent sans détour ces petits détails d’une crise encore invisible au moment de l’écriture du roman : « J’ai tourné encore pendant des semaines et des mois tout autour de la place Clichy, d’où j’étais parti, et aux environs aussi, à faire des petits métiers pour vivre, du côté des Batignolles. Pas racontable ! Sous la pluie ou dans la chaleur des autos, juin venu, celle qui vous brûle la gorge et le fond du nez, presque comme chez Ford. ». Par ailleurs, Céline évoque assez fréquemment la puissance de l’argent, comme dans ce passage :

« Et vous, Ferdinand, vous pensez aussi qu’ils la guériront n’est-ce pas ma mère ?
-Non, répondis-je très nettement, très catégorique, les cancers du foie sont absolument inguérissables. »
Du coup, elle pâlit jusqu’au blanc des yeux. C’était bien la première fois la garce que je la voyais déconcertée par quelque chose.
« Mais pourtant, Ferdinand, ils m’ont assuré qu’elle guérirait les spécialistes ! Ils me l’ont certifié… Ils me l’ont écrit… Ce sont de très grands médecins vous savez ?
-Pour le pognon, Lola, il y aura heureusement toujours de très grands médecins… Je vous en ferais autant moi si j’étais à leur place… Et vous aussi Lola vous en feriez autant… »

Enfin, Le roman s’attarde longuement sur les conditions de vie misérable des habitants de Rancy. Selon Jouy, « après s’être un temps laissée bercer d’illusions, l’opinion publique française, à partir de 1930, fut contrainte de prendre conscience de la dure réalité et, du même coup, de s’interroger à la fois sur son présent et sur son avenir à plus ou moins long terme. C’est pourquoi il y a fort à parier que si Voyage au bout de la nuit avait paru avant 1930, il n’eût pas connu le succès de librairie qui fut le sien; il aurait alors été perçu plutôt comme une curiosité d’un pessimisme effarant que comme un témoignage concernant l’époque contemporaine. En revanche, en 1932, le roman de Céline manifestait le même intérêt que le public pour les problèmes sociaux nés de la crise. »

En fait, ce que Céline fait ressentir dans ce roman, c’est surtout le caractère sélectif de cette crise. Très souvent, dans le Voyage, les bénéficiaires de la crise – les propriétaires, les rentiers, et les professions libérales – sont dénoncés face à ses victimes – les salariés et la classe moyenne indépendante (commerçants, agriculteurs, petits industriels…). Si les études contemporaines et postérieures proposent effectivement un tel tableau, il est à nuancer, plus en tout cas que Céline ne le fait. D’abord, les « bénéficiaires » de la crise ne sont pas nombreux. Par ailleurs, les propriétaires et les rentiers ne voient en fait que leurs revenus se réajuster après leur détérioration dans les années 1920. Seules peut-être les professions libérales peuvent avoir profité de la crise. Enfin, nulle trace dans le Voyage de la principale victime de la crise, à savoir la bourgeoisie d’affaire, particulièrement dans le secteur des entreprises isolées. Il ne faut pas oublier toutefois que le roman a été rédigé à partir de 1929, à une date où la crise ne se sent pas encore.

La noirceur du Voyage au bout de la nuit n’est finalement que l’image même des années 30. Après les années folles, les années sombres : ces représentations sont bien sûr rétrospectives et simplistes, il n’empêche, elles ne sont pas fondées sur du néant. Elles correspondent forcément à une réalité. Et le premier roman de Céline n’en est que le parangon.

B-    Les classes sociales dans Voyage au bout de la nuit

Dans l’analyse de la situation économique et sociale de la France que j’ai rapidement faite plus haut, on a vu se profiler les différentes catégories sociales que dépeint l’auteur, et plus particulièrement les classes moyennes. Celles-ci sont vraiment au cœur du roman.

Il convient d’abord de définir ces classes moyennes. Elles constituent l’ensemble de ces catégories très hétérogènes situées entre le monde ouvrier et la haute bourgeoisie. Leurs limites sont difficiles à cerner, d’autant qu’entre ses membres, il n’existe aucune conscience de classe, aucune solidarité.

On peut tout de même distinguer deux groupes : la classe moyenne indépendante qui recouvre les petits patrons du commerce, de l’industrie, de l’artisanat, ainsi que les travailleurs indépendants et la plupart des membres des professions libérales ; et la classe moyenne salariée dans laquelle on trouve les employés, les cadres du commerce et de l’industrie, et les fonctionnaires. Voyage au bout de la nuit détaille le mode de vie de beaucoup de ces catégories : la vieille retraitée, le médecin chef de service, l’infirmière, l’employé de commerce, le docteur de banlieue, la danseuse, l’abbé, les militaires, etc.

Mais on y rencontre aussi des bourgeois (le rentier artiste qui passe ses vacances sur une péniche avec sa femme en mangeant des glaces avec du Porto, le patron de la compagnie coloniale…), des ouvriers ou assimilés dont les conditions de vie ne se sont guère améliorées depuis la fin de la première guerre mondiale (les Henrouille, la couturière, la jeune fille qui avorte…).

Au final, il n’y a donc qu’une seule catégorie socioprofessionnelle – et pas la moindre – qui n’est pas évoquée : ce sont les paysans. Le Voyage au bout de la nuit est un roman éminemment urbain. Les ruraux n’y ont pas leur place. Il faut attendre le second roman de Céline, Mort à crédit, pour que la campagne fasse son apparition dans l’univers célinien. Voyage au bout de la nuit est le portrait de la banlieue, de la médiocrité, du mal-être, autant d’éléments qui sont assimilés chez Céline. C’est ainsi qu’il se permet d’envisager le populisme et l’attrait pour la démagogie de ces gens, ces modestes. Il simplifie, évidemment, mais surtout, en même temps qu’il les méprise, il les excuse.

III/ Le contexte international: le traumatisme de la guerre

Nous allons étudier succinctement l’extrait suivant :

« Est-ce vrai que vous soyez réellement devenu fou, Ferdinand ? me demande-t-elle un jeudi.
– Je le suis ! avouai-je.
– Alors, ils vont vous soigner ici ?
– On ne soigne pas la peur, Lola.
– Vous avez donc peur tant que ça ?
– Et plus que ça encore, Lola, si peur, voyez-vous, que si je meurs de ma mort à moi, plus tard, je ne veux surtout pas qu’on me brûle ! Je voudrais qu’on me laisse en terre, pourrir au cimetière, tranquillement, là, prêt à revivre peut-être… Sait-on jamais ! Tandis que si on me brûlait en cendres, Lola, comprenez-vous, ça serait fini, bien fini… Un squelette, malgré tout, ça ressemble encore un peu à un homme… C’est toujours plus prêt à revivre que des cendres. Des cendres c’est fini !… Qu’en dites-vous ?… Alors, n’est-ce pas, la guerre…
– Oh ! Vous êtes donc tout à fait lâche, Ferdinand ! Vous êtes répugnant comme un rat…
– Oui, tout à fait lâche, Lola, je refuse la guerre et tout ce qu’il y a dedans… Je ne la déplore pas moi… Je ne me résigne pas moi… Je ne pleurniche pas dessus moi… Je la refuse tout net, avec tous les hommes qu’elle contient, je ne veux rien avoir à faire avec eux, avec elle. Seraient-ils neuf cent quatre-vingt-quinze millions et moi tout seul, c’est eux qui ont tort, Lola, et c’est moi qui ai raison, parce que je suis le seul à savoir ce que je veux : je ne veux plus mourir.
– Mais c’est impossible de refuser la guerre, Ferdinand ! Il n’y a que les fous et les lâches qui refusent la guerre quand leur Patrie est en danger…
– Alors vivent les fous et les lâches ! Ou plutôt survivent les fous et les lâches ! Vous souvenez-vous d’un seul nom par exemple, Lola, d’un de ces soldats tués pendant la guerre de Cent ans ?… Avez-vous jamais cherché à en connaître un seul de ces noms ?… Non, n’est-ce pas ?… Vous n’avez jamais cherché ? Ils vous sont aussi anonymes, indifférents et plus inconnus que le dernier atome de ce presse-papiers devant nous, que votre crotte du matin… Voyez donc bien qu’ils sont morts pour rien, Lola ! Pour absolument rien du tout, ces crétins ! Je vous l’affirme ! La preuve est faite ! Il n’y a que la vie qui compte. Dans dix mille ans d’ici, je vous fais le pari que cette guerre, si remarquable qu’elle nous paraisse à présent, sera complètement oubliée… A peine si une douzaine d’érudits se chamailleront encore par-ci, par-là, à son occasion et à propos des dates des principales hécatombes dont elle fut illustrée… C’est tout ce que les hommes ont réussi jusqu’ici à trouver de mémorable au sujet les uns des autres à quelques siècles, à quelques années et même à quelques heures de distance… Je ne crois pas à l’avenir, Lola. »

Dans cet extrait, qui se situe relativement au début du roman, Céline montre à la fois sa vision de la guerre et sa vision de l’histoire.

A-    Une vision de la guerre

La guerre est le point de départ du roman. Elle est aussi le point de départ de la réflexion entamée par Céline. Comme nombre de ses contemporains, Céline a très mal vécu cet épisode. Elle est pour lui une absurdité, un non-sens, une véritable saleté. En somme, un traumatisme. On le sait, Céline est loin d’être une exception. Quand il évoque ainsi son dégoût de la guerre, il choque bien évidemment, mais il touche aussi. Si l’on croise ces pages du Voyage avec d’autres témoignages (les lettres des poilus, par exemple), on perçoit bien souvent ce même désarroi, cette même aversion.

Lorsque Bardamu crie ce « vive les fous et les lâches », il semble vouloir réhabiliter les déserteurs qui ont fui les tranchées, ainsi que les anciens combattants survivants qui, parfois, sont devenus fous après leur retour de guerre, ou en tout cas sont considérés comme tels.

Outre la folie et la lâcheté qui sont les sous-produits de la guerre, Bardamu évoque la peur. Ce sentiment de peur est délicat à étudier pour l’historien. Dès que l’on sort des données chiffrées ou, plus généralement, quantifiables, on avance sur le terrain des opinions, des descriptions, des représentations. C’est là que la littérature peut nous aider à prendre en compte des sentiments aussi peu palpables que la peur. Si, presque quinze ans après la fin de la guerre, Céline ressent le besoin de crever l’abcès et de verser toute son angoisse, c’est sans doute qu’elle occupe encore bien des esprits. Ainsi, cela vient nous confirmer la blessure engendrée par la Grande Guerre.

B-    Une vision de l’Histoire

Céline, ici, se fait aussi historien. En évoquant la mémoire vive de la guerre parallèlement au souvenir lointain qu’en auront nos descendants, il relativise le poids des événements présents. Il se projette dans l’avenir. Bardamu ne peut se résoudre à l’argument patriotique pour accepter la guerre. Il refuse de mourir pour rien. Il refuse de mourir tout court.

Pour lui, l’action humaine est motivée par l’irrationnel et l’absurde, et en aucun cas par le sens de l’Histoire. Son exposé est intéressant – particulièrement pour les historiens – car il pose la question du rôle et de l’intérêt de l’Histoire. Alors même que Bardamu a été choqué par la guerre, il en relativise sa portée. Sa démarche semble curieuse à première vue. Pourtant, elle est logique : cet événement qui le marque aujourd’hui, physiquement et psychologiquement, va perdre peu à peu de sa substance à mesure que les hommes qui l’ont vécu vont disparaître.

Là encore, Céline touche peut-être juste : n’a-t-on pas cherché, dès l’armistice signé, à oublier la guerre, et à mettre à l’écart ses acteurs défigurés ou atrophiés ?

*

Le Voyage au bout de la nuit de Céline nous fait côtoyer les hommes et les femmes du tournant des années 30. En leur donnant la parole, en décrivant leur façon de vivre, en exprimant aussi vivement les ressentiments attribués aux heurts de l’après-guerre, de la crise économique et sociale, de la remise en question de la civilisation occidentale par les intellectuels, l’auteur nous donne des clefs pour comprendre la société française.

Toutefois – et les contemporains y furent extrêmement sensibles – Voyage au bout de la nuit ne fut pas, beaucoup s’en faut, une représentation neutre de son époque. Ce pessimisme acrimonieux du narrateur fut relevé immédiatement par la critique contemporaine de la publication, que ce soit dans l’intention de le blâmer ou de l’approuver. En ce sens, les propos de Bardamu peuvent sembler difficilement exploitables pour étudier cette époque. Mais, s’ils le sont, c’est parce que ce Bardamu représente une large frange de la population ; beaucoup pouvaient se retrouver en lui, et beaucoup s’y sont retrouvés.

Céline n’est alors pas isolé sur la scène intellectuelle, bien au contraire. Il ne le sera qu’après son pamphlet Bagatelles pour un massacre dont les sublimes pages sur la danse ou sur la description de Saint-Pétersbourg ne peuvent faire oublier celles, fielleuses, bourrées d’antisémitisme. Il n’en reste pas moins que Céline est pleinement un auteur de son temps. Sylvain Allemand, journaliste scientifique au magazine Sciences humaines écrit, dans un commentaire du livre d’Hannah Arendt Les origines du totalitarisme : « Le déclin du système des partis dès la fin du XIXème siècle, l’épreuve de la première guerre mondiale et la dépression économique des années 30 nourrissent un nihilisme ambiant et le sentiment d’un monde irrationnel et dénué de sens. Le succès du totalitarisme résida alors dans sa capacité à opposer à cette vision pessimiste une réalité qui, pour être fictive, n’en est pas moins cohérente. » Il n’est pas étonnant dès lors que le Voyage au bout de la nuit, puisse dessiner, avec un mélange de subtilité et de grossièreté, cette société française des années 30 que Céline voit déjà avancer à grand pas vers une autre guerre, plus atroce encore.

Bibliographie:

Sylvain ALLEMAND, « Penser le totalitarisme – A propos du livre d’Hannah Arendt : Les origines du totalitarisme » in Sciences Humaines, n°53, août/septembre 1995

Philippe ALMERAS, Dictionnaire Céline – Une œuvre, une vie, Plon, Paris, 2004

Serge BERSTEIN, La France des années 30, Armand Colin, Collection Cursus, Paris, 1988, quatrième édition, 2002

Jean-Louis BORY, « Un raz-de-marée dans les lettres françaises » in magazine littéraire, hors série n° 4, 4ème trimestre 2002

Christopher CLARK, Les somnambules – Été 1914: comment l’Europe a marché vers la guerre, Flammarion , 2012 (pour l’édition française)

Bruno JOUY, sous la direction de Pascal Lainé, Voyage au bout de la nuit – Étude d’une réception, 1991

Pierre LEMAITRE, Au revoir là-haut, Albin Michel, 2013

Webographie

La bande-annonce d’un film sorti en 2016: