Du lycée où j’enseigne, et où je fus élève autrefois, nous dominons la Seine. Cela fait vingt-cinq ans que je regarde, depuis ces salles de classe forcément un peu austères, le fleuve majestueux qui s’écoule lentement. L’horizon est barré par les tours de la Défense, le Mont Valérien, les forêts domaniales derrière lesquelles s’étendent les jardins du château de Versailles.
Un jour du mois d’octobre 2014, je suis sorti de chez moi, j’ai longé les rues peuplées en cette somptueuse après-midi dominicale des vacances de la Toussaint, j’ai descendu les vieux escaliers qui mènent à la Seine – ultimes restes du château neuf, détruit pendant la Révolution – et j’ai marché, pendant plusieurs jours, quasiment jusqu’à la mer. A vrai dire, cela faisait déjà un moment que j’y pensais, à ce périple, je l’avais quelque peu prémédité. Depuis toutes ces années que je contemplais le fleuve s’enfuir indéfiniment, je savais qu’un jour je partirais à sa rencontre, faire un bout de chemin avec lui. Au mois de février dernier, j’ai pris la décision d’accomplir ce voyage quand les beaux jours et mes congés le permettraient. La fin du mois d’août aurait été idéale, mais des contraintes familiales m’ont retenu, et c’est pourquoi j’ai repoussé le projet au mois d’octobre.
A la fin de cet article, vous trouverez un diaporama de photographies prises pendant ma randonnée.
De Saint-Germain-en-Laye à Conflans-Sainte-Honorine : préparatifs et rodage
La tentation la plus ardente à laquelle j’ai d’abord pensé résister fut de couper les méandres – nombreux – qui tournoient dans la vaste plaine. Et puis je me suis souvenu de ma tentative de tour du Golfe du Morbihan, en 2009 : au bout de cinq jours, je n’avais plus supporté de tortiller indéfiniment, de faire de longues boucles de plusieurs heures avec le sentiment d’avoir avancé de 100 mètres tout en ayant marché 10 kilomètres. Finalement, j’avais mis le cap au Sud, vers la Vendée, ne pouvant plus voir en peinture ce littoral pourtant magnifique.
Je me suis souvenu aussi (mais l’avais-oublié ?) que le territoire français était quadrillé par de nombreux chemins extrêmement bien balisés qu’on appelle les GR, les PR (Grande Randonnée, Petite Randonnée), ou les chemins de pays. En général, ces chemins nous font passer par des endroits préservés, beaux, intéressants. Or, l’un d’eux, le GR2, a un tracé qui suit la Seine. Certes, bien des fois il coupe les méandres ; bien des fois, nous perdons de vue la Seine ; parfois même nous remontons le fleuve pour garder le cap à l’ouest. Mais cela ne fait que rendre la route plus agréable, plus riche, moins ennuyeuse. Et surtout, cela évite de s’encombrer de cartes et de se retrouver dans de vilaines zones industrielles.

J’ai donc opté pour suivre le GR2, en mettant de côté mon petit orgueil qui me fait aimer les routes qu’on ouvre soi-même au risque de s’y perdre (même si, en l’occurrence, perdre la Seine – quand on la descend – est impossible). Et j’ai tout de même, la veille de mon départ, acheté une carte, ou plutôt deux recouvrant toute la zone à parcourir. J’évoquais déjà dans un article précédent mon amour des cartes. Je le réaffirme ici : les cartes de l’IGN sont d’une telle beauté et d’une telle précision qu’elles valent bien des discours ; elles m’aident à observer le paysage, à en repérer les détails, les contours, les substrats.
Et puis, j’ai innové en utilisant l’application Géoportail sur mon téléphone. Géoportail, c’est un site officiel, gouvernemental, qui permet d’accéder à toutes les cartes de l’IGN, à toutes les échelles. Elle permet bien sûr de se localiser (se « géolocaliser », comme disent les pléonastes) sur ces cartes. Ainsi, impossible de se perdre ! Enfin, en théorie… Car l’inconvénient de ce procédé, c’est qu’il est dépendant de la longévité de votre batterie de téléphone… Si Géoportail m’a bien aidé, il m’a obligé à une gestion rigoureuse de ma batterie ; c’était, à vrai dire, une excellente occasion de me déconnecter.
Le premier jour a été plus dur que je ne l’avais prévu. Je suis parti vers 13h30, il faisait beau, et les premiers kilomètres furent joyeux : je découvrais un chemin de halage bien entretenu, une petite beauté inconnue et pourtant si près de chez moi. Après Sartrouville, le chemin quitte les bords de Seine pour se perdre dans des ruelles et des portions de bois que je trouve un peu glauques, à Cormeille-en-Parisis et à la Frette-sur-Seine. A Herblay, au détour d’un virage, je tombe soudain sur une charmante église de style roman. J’arrive à Conflans-Sainte-Honorine vers 17 heures, puis à mon hôtel trois-quart d’heures plus tard. Je suis éreinté : 23 kilomètres en quatre heures, j’ai été rapide ! J’ai pourtant mal évalué la distance : je pensais n’avoir que de 10 ou 15 kilomètres à parcourir.
Conflans tire son nom du fait qu’elle se situe à la confluence de la Seine et de l’Oise. Mon hôtel se situe à quelques mètres du point où la rivière se jette dans le fleuve, et de ma fenêtre, je peux les apercevoir tous les deux qui se rejoignent en silence. Dis comme cela, c’est poétique et enchanteur, mais en vérité, c’est dans un hôtel merdique et à peine propre que je loge, et pour apercevoir le confluent, mon œil doit passer au-dessus des rails du RER : la gare est juste là, devant moi.
La belle France
Le lendemain, départ à 8 heures 30. Je suis rejoint en fin de matinée par mon ami Jean-Martin, à Vaux-sur-Seine. Nous marchons vite, mais les coins que nous parcourons sont pauvres en commerce, et au bout d’un moment, affamés, nous commençons à craindre de ne pas trouver de quoi nous restaurer. A Tressancourt-sur-Aubette, un homme nous indique un Simply Market à 1,5 kilomètre, et un autre nous y emmène en voiture. Celui-ci nous explique la triste réalité de villages comme le sien : les commerces ont disparu, la voiture est devenue indispensable ne serait-ce que pour acheter son pain. Il nous raconte que la supérette du village a dû fermer à la suite d’un changement de propriétaire : entre les deux, une discothèque s’est ouverte sur la commune et a obtenu l’unique licence délivrable sur le village pour vendre de l’alcool, empêchant du même coup un éventuel repreneur de la supérette d’en vendre, vouant son entreprise à l’échec. Voilà pourquoi il n’y a plus de commerce à Tressancourt : à cause d’une boite de nuit.

Après ce détour dans ce qui est en fait la « banlieue » de Meulan et des Mureaux, un deuxième problème se pose à nous: où allons-nous dormir ce soir ? Nous découvrons qu’aucun hôtel n’est installé sur notre parcours, et même si nous sommes prêts à quelques détours, nous tombons sur des hôtels déjà complets. Nous quittons donc le GR, escortés par deux dames rencontrées là – professeurs de sport habitant dans le coin – pour rejoindre la gare de Juziers, puis, en train, Mantes-la-Jolie. Les trois hôtels de la place de la Gare sont complets. Nous devons prendre un bus qui nous emmène à l’Ibis du Val Fourré ! Pour nous qui étions partis parcourir la campagne normande, le voyage commence mal !
Le lendemain toutefois, nous décidons de rejoindre le GR à pied, en traversant toute la ville de Mantes. C’est le début d’un parcours dans une belle France. Hormis ces banlieues un peu tristes, nous traversons quatre départements qui me semblent loin de la diagonale du vide, ou de ce que le journaliste Jean-Paul Kauffmann appelle la France des conjurateurs, ou le géographe Christophe Guilluy la France périphérique. Ces expressions désignent ces régions de France relativement pauvres, rurales ou périurbaines, abandonnées, d’où sont partis les services publics, oubliées des politiques qui se sont plutôt intéressées aux banlieues des grandes agglomérations.
Les Yvelines, le Val d’Oise, l’Eure et la Seine-Maritime, durant ce périple, me font l’effet de départements riches : les paysages sont bien entretenus, proprets, soignés. Chaque village vibre dans la rambleur de l’Histoire : des châteaux médiévaux, des églises ou des collégiales du XIIIème siècle, des masures du XVIIème, des clochers du XVIIIème, des bords de Seine peints par les impressionnistes au XIXème, un hôtel occupé par Balzac, la maison de Léopoldine Hugo, de vétustes lavoirs, puits, hangars. Ensemble, ces villages forment ainsi comme un immense chapelet chronologique : Herblay, Conflans, Triel, Vaux, Vétheuil, Mantes, La Roche-Guyon, Giverny, Vernon, Les Andelys, Rouen, Caudebec-en-Caux, Villequier, Harfleur, Le Havre… On croirait voir cette France recouverte « d’un blanc manteaux d’églises » chère à Raoul Glaber, ce moine du XIème siècle. Ces églises et ces bâtiments sont les traces d’un passé glorieux, mais leur préservation actuelle est le signe d’une richesse du présent.
Pourtant, nous n’avons pas croisé beaucoup d’humains. Les usines me semblaient parfois désaffectés, les rues étaient souvent vides, certaines gares ne voyaient plus que quelques trains s’arrêter. Trompeuses apparences ! A bien y regarder, les paysans sont aux champs et les bêtes dans leurs prés ; les cheminées des usines fument ; le fleuve est parcouru de péniches et parsemé de sites industrialo-portuaires pour la plupart spécialisés dans la pétrochimie ; les jardins sont tondus, fleuris, les maisons en bon état, preuve d’une occupation permanente ou régulière. Et à bien y écouter, on peut entendre les machines agricoles ou industrielles qui fonctionnent dans la vallée, les chiens qui aboient ici et là, les hommes qui crient aux chantiers, les trains de la ligne Paris – Le Havre qui passent en soufflant. La vallée de la Seine est visiblement un bassin de plein emploi.
Depuis une petite ville du nom de Saint-Pierre-du-Vauvray, nous avons été emmenés en voiture à la gare Val-de-Reuil, assez laide mais bien fréquentée, à en croire les travaux d’agrandissement. Et de là, nous avons rejoint en train Rouen, où vit mon frère et sa famille. Pour un randonneur, faire du stop, prendre le bus ou le train est toujours un peu honteux. Comme il a l’impression de tricher, le marcheur se cherche des excuses, tient absolument à s’autojustifier… L’excuse, ici, c’est que nous ne nous sommes pas équipés de tentes et qu’il a été souvent compliqué de trouver des hébergements. Parfois aussi, nous avions mal évalué le temps de marche d’un lieu à un autre et nous nous trouvions en pleine campagne à la nuit tombante, harassés et fourbus… Mais c’est stupide de se chercher des explications : nous pouvons bien faire ce qui nous chante, nous n’avons de compte à rendre à personne ! L’auto-stop, le train, les bus ont bien eux aussi leurs charmes, ils peuvent être l’occasion de rencontres improbables.
Aussi, après la nuit passée à Rouen, je laisse là mon ami Jean-Martin qui doit rentrer à Paris, et je poursuis seul le périple. Je récupère le GR212 à Barentin que j’ai rejoint en train. Le GR212 fait la jonction avec le GR2 à Duclair, où je déjeune, mal abrité de la pluie dans un sous-bois. Cette journée sera la seule pluvieuse. J’ai été chanceux : les autres jours ont varié du grand bleu au gris normand ; hormis une averse de dix minutes, jamais de pluie.

A Caudebec-en-Caux, l’intercommunalité Caux Vallée de la Seine est en train de construire un musée de la Seine dont l’ouverture est prévue pour 2015. S’il est bien fait, il peut valoir le coup. Car la Seine a tant d’histoires à raconter. Tout en bas de cette page, après le diaporama et la bibliographie, je vous ai recopié un texte inscrit sur un panneau explicatif dans la boucle de Caudebec.
A Villequier, j’ai été ému de passer devant la maison de la famille Vacquerie, amie de celle de Victor Hugo et alliée à elle par le mariage de Léopoldine et Charles. C’est dans ce village que les jeunes mariés sont tragiquement décédés dans un accident de canot par temps venteux. Ce drame a inspiré au poète ce texte célèbre que je vous livre ici, car il me remue profondément :
Demain, dès l’aube, à l’heure où blanchit la campagne,
Je partirai. Vois-tu, je sais que tu m’attends.
J’irai par la forêt, j’irai par la montagne.
Je ne puis demeurer loin de toi plus longtemps.
Je marcherai les yeux fixés sur mes pensées,
Sans rien voir au dehors, sans entendre aucun bruit,
Seul, inconnu, le dos courbé, les mains croisées,
Triste, et le jour pour moi sera comme la nuit.
Je ne regarderai ni l’or du soir qui tombe,
Ni les voiles au loin descendant vers Harfleur,
Et, quand j’arriverai, je mettrai sur ta tombe
Un bouquet de houx vert et de bruyère en fleur.
Eloge de la lenteur
Une semaine de randonnée, c’est insuffisant pour pouvoir fanfaronner. C’est somme toute assez modeste, même si j’ai eu le sentiment de me faire vivre une expérience originale en partant de chez moi à pied pour une destination lointaine. Une semaine à 5 km/h. Pour prendre le temps d’observer les paysages, de taper des brins de causette avec quelques personnes, pour sentir le roulis des muscles qui se mettent en branle et qui s’usent, pour mesurer la beauté du chemin, pour remarquer des détails que l’on néglige habituellement, pour explorer l’au-delà des villes, pour voir ce qu’il y a derrière l’horizon que nous offrent le rail ou la route.
Le GR2 est très agréable. Dans l’ensemble, il est bien balisé. Une carte au 1/25000ème est indispensable car par moment le marquage fait défaut : effacé, caché derrière des feuilles, inexistant… Le GR2 m’a tout de même semblé peu adapté à une marche de plusieurs jours : les lieux d’hébergement ou de restauration sont rares ou alors obligent à des détours importants ; il emprunte certes des chemins charmants, mais on voudrait parfois moins tortiller ; il perd souvent la Seine de vue, et c’est un peu dommage.
En définitive, je me suis arrêté à Notre-Dame-de-Gravenchon, peu avant Lillebonne, à quelques kilomètres du Havre, là où la Seine n’est plus que le théâtre d’un interminable réseau de raffineries, de pipeline et d’usines à gaz. J’étais prêt à terminer en une journée la dernière longue portion du trajet qu’il me restait à effectuer, mais mon corps a refusé : une semaine à marche forcée a fini par l’endommager ! C’est mon pied gauche qui le premier a dit stop : il a enflé l’avant-dernier jour, probablement à cause d’une glissade sur un escalier mouillé. Toute la journée, j’ai marché avec cette cheville qui me lançait. Du coup, c’est la jambe droite qui supportait l’essentiel de l’effort, et elle a fini, elle aussi, par me faire souffrir !
Tant pis : à Gravenchon, j’ai pris un bus pour le Havre, puis du Havre un train pour Paris, avant le métro et le RER jusqu’à la case départ. Mais, pour citer une phrase lue sur le pare-brise arrière d’une voiture garée dans un des villages parcourus, « dans le voyage, ce qui compte n’est pas la destination, mais le chemin. » Cela fait une excellente conclusion.
Cartographie :
– Top 100, numéro 108, Paris – Rouen, IGN 2013
– Top 100, numéro 107, Rouen – Le Havre, IGN 2013
Bibliographie :
– KAUFMANN Jean-Paul, Remonter la Marne, Fayard, 2013
C’est le livre qui a inspiré mon propre voyage. Le journaliste remonte la Marne pendant sept semaines et 500 kilomètres, remontant ainsi l’histoire et évoquant ses rencontres.
– GUILLUY Christophe, La France périphérique, comment on a sacrifié les classes populaires, Flammarion, 2014
Je ne l’ai pas lu, mais il a fait grand bruit…
Annexe : Histoire du méandre de Brotonne
Malgré sa nonchalance apparente, la Seine fut un fleuve particulièrement tumultueux pendant ces deux derniers millions d’années. Pendant les glaciations, elle a effectué un travail de sape qu’on a du mal à imaginer. Son cours a subi des transformations que seul l’examen du paysage peut encore révéler à des esprits curieux.

Il y a deux millions d’années (1), la Seine coulait au milieu de l’actuelle forêt de Brotonne. La boucle ainsi formée s’est élargie progressivement (2) jusqu’à ce que, il y a 500.000 ans, la Seine finisse par recouper le méandre à sa base, au niveau de la commune actuelle de La Mailleraye (3).Le creusement du plateau se poursuit et le méandre, au bord duquel s’est construit Caudebec, continue de s’ébaucher. Le soulèvement progressif de la région a peu à peu mis l’ancien méandre hors d’eau (4), sauf à la base des deux branches du méandre aux lieux-dits « le Val Rebours » et le « Val du Torps ». La présence de ruisseaux et de terrains marécageux y perpétue la mémoire du fleuve. Quand on traverse la forêt en plusieurs endroits et notamment pour rejoindre Pont-Audemer, on descend au fond d’un vallon et on en ressort presque aussi vite : on vient tout bonnement de franchir un méandre fossile de la Seine.
Rives et endiguement
Jusqu’au 19ème siècle, la navigation commerciale doit composer avec un fleuve sauvage. Son cours divaguant forme des bancs, des chenaux et des îles (île de Belcinac). Les bateaux devaient attendre des vents favorables et la marée haute. Peu à peu, des îles ont été rattachées, et des bras comblés. Au 19ème siècle, la question de l’accessibilité du port de Rouen aux gros navires était posée. Les riverains demandent la protection de leurs biens fonciers grignotés par la Seine. En 1846 débute l’ère des endiguements et des grands travaux. Ceux-ci consistent à creuser un chenal au profit inégal et à édifier une digue sur chaque rive, renforcée par des enrochements puis par des pavés et du béton. Le lit, large d’1 km, est réduit à 300 mètres et sa pofondeur navigable passe de 3 m à 10,50 m.