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La prose du train européen

En m’engouffrant, à 22h30, dans la cabine de mon train au départ de Belgrade pour Budapest, je prends conscience que je suis parti pour quelques jours d’errances ferroviaires avant d’arriver à Paris.

Ma dernière douche remonte à plus de vingt-quatre heures, et depuis j’ai tout de même pas mal transpiré. J’ai même pris la pluie, ce qui ajoute une odeur de chien mouillé à l’ensemble. Je doute que mes compagnons de voyage apprécieront, mais je ne sais pas comment y remédier.

J’ai évidemment toujours mon vélo avec moi. Je l’ai démonté et rangé dans une grande housse prévue à cet effet. Mais démonté ou pas, il pèse toujours le même poids ! Et il reste très encombrant. Au moins, ça engage la conversation. Très vite, le wagon se remplit de jeunes, tous parcourant l’Europe avec Interrail. Dans ma cabine, cinq Niçois qui viennent de passer quelques jours en Grèce et dans les Balkans. Nous sympathisons très vite. Avec mes outils de vélo, nous démontons plus ou moins une des couchettes afin de la réparer, car le mécanisme qui la retient est bloqué, ce qui nous empêche de l’abaisser. Or, nous avons tout de même l’intention de dormir un peu… Nous faisons connaissance avec d’autres jeunes : deux pimpantes néerlandaises, et deux autres français – Chloé et Téo – avec qui je vais discuter une partie de la nuit. Vers deux heures, tandis que nous allons nous coucher, je me dis que le voyage commence bien ; j’ai rencontré des gens hyper sympas avec qui je me suis bien amusé. Le temps d’une soirée, j’ai eu l’impression d’avoir encore vingt ans !

La nuit est rocambolesque. Dans la cabine à côté, des Serbes­ – ou sont-ce des Tchèques ? des Hongrois ? – n’ont visiblement pas l’intention de se coucher tout de suite. A moitié ivres, ils parlent fort et sans scrupule. Nous sommes de toute façon réveillés entre trois et quatre heures du matin, une première fois par les douaniers serbes, une deuxième par les croates. A cinq heures trente, c’est le contrôleur qui nous réveille, peu de temps avant l’arrivée en gare de Budapest. Le gars, sympathique et bourru, nous a envoyé du « brother » toute la nuit, en nous prenant par l’épaule; plus qu’un contrôleur, son rôle était entre celui d’un hôtelier et celui d’un grand-père autoritaire.

Je laisse ma petite bande à Budapest. Je dois maintenant me soucier de la suite du parcours. Le guichet « international » est mal organisé, au point qu’il me faut plus d’une heure pour obtenir enfin mes billets jusqu’à Paris. Cette attente m’a fait rater le train pour Munich qui partait à 7h10 et qui, j’en suis sûr, m’aurait permis une correspondance rapide pour Paris. Au lieu de cela, je dois attendre le train de 15 heures10. Il est 7h30, je ne peux pas bouger à cause de mon encombrant vélo démonté. Je me pose donc sur un banc. Et j’attends… longtemps, très longtemps… Heureusement, j’ai des livres, mon téléphone, mon ordinateur, la connexion Wifi de la gare. Comme les toilettes de la gare sont payantes, je suis obligé de retirer un minimum de Forint hongrois. Je m’autorise quand même une petite sortie au Mc Do du coin, pour recharger mes appareils et m’avaler un milk-shake. J’ai laissé mon barda crado à la gare, mais je n’ai pas peur de me le faire voler : que des slips sales, des guides vélo en lambeaux et une tente poussiéreuse. Il y a bien sûr le vélo, mais bien audacieux celui qui tentera de s’enfuir avec ! Je garde évidemment avec moi les objets de valeur.

Finalement, l’heure de départ approche. Je monte dans un beau train blanc qui est censé mettre sept heures pour arriver à Munich, mais qui aura quasiment une heure de retard. Je m’assoupis un peu, assommé par les dernières vingt-quatre heures. Arrivé à Munich à 23 heures, je dois me trouver un hôtel. En tournant autour de la gare sous un ciel bas et lourd malgré l’heure tardive, je mets du temps avant d’en trouver un à un prix raisonnable. L’espace d’un instant, je me suis vu dormir sur un banc. Finalement, je m’installe dans une chambre minuscule, prends enfin une douche et je m’effondre sur le lit.

Le réveil à cinq heures quarante-cinq est rude, car je suis très loin d’avoir rattrapé mon retard de sommeil. En sortant de l’hôtel, une pluie fine a rafraîchi l’atmosphère. J’ai encore six heures à effectuer pour arriver Gare de l’Est. Dans le bar du TGV, une dame m’emprunte mon téléphone car elle a besoin de se connecter à Internet. C’est le début d’une discussion de trois heures ! Elle est une femme d’affaire, servant d’intermédiaire auprès d’investisseurs dans la pierre, l’or et le diamant en Allemagne et en Suisse. C’est une femme très intéressante. Ancienne infirmière ayant des dons de guérisseuse, elle exerce son métier avec une certaine éthique. Elle est notamment, me dit-elle, en pourparlers avec des hauts placés à Madagascar pour développer l’exploitation de l’or dans ce pays dans un dynamique « durable », « équitable », « verte », autant de mots qui ne sont pas employés mais qui résument bien son propos. Je me demande quand même quelle est la part de vérité dans tout son discours.

J’arrive à Paris après exactement quarante-huit heures de train, puisqu’en fait mon périple a commencé à Novi Sad, deuxième plus grande ville de Serbie (voir article précédent). Et ce n’est pas encore fini, je dois continuer le soir-même pour la Bretagne, mais en covoiturage cette fois-ci. Je m’excuse tout de suite pour ma dégaine repoussante auprès de mon chauffeur, une ravissante jeune fille de vingt-deux ans, et des autres covoiturés. C’est dans un sale état que je parviens enfin au terme de mon voyage (même si, me dit-on, ça ne se voit pas du tout), après pas loin de 3000 kilomètres, quatre trains, deux voitures, quelques pérégrinations pédestres et cyclistes, une seule douche, des repas pris à la va-vite.

Lorsqu’on reprocha à Blaise Cendrars d’avoir écrit la Prose du Transsibérien sans avoir jamais lui-même pris ce mythique train, il répondit ceci : « qu’est-ce que ça peut faire, puisque je vous l’ai fait prendre ? »  Quant à moi, j’ai réellement effectué le trajet harassant à travers l’Europe que je viens de décrire. J’espère que je suis parvenu, quoiqu’avec moins de talent que Cendrars, à vous le faire prendre un peu.

Pour revivre mon périple danubien:
Etape 1: Donaueschingen > Passau (600 kilomètres)
Etape 2: Passau > Budapest, via Vienne et Bratislava (650 kilomètres)
Etape 3: Budapest > Belgrade (600 kilomètres)

Zachor, souviens-toi

Tout historien déteste qu’on lui parle de devoir de mémoire. Parce que les mémoires sont sélectives, malhonnêtes, contradictoires, égocentriques, partielles et partiales, l’historien préfère décrire son métier comme un travail de mémoire.

Du 16 au 20 novembre dernier, j’ai participé à un voyage à Auschwitz dans le cadre d’un projet qui s’appelle le « Train de la mémoire ». Initié il y a près de 25 ans par l’historien Jean Dujardin (aucun lien avec l’acteur !) et quelques autres, ce voyage consiste à emmener à Auschwitz environ 500 adolescents depuis la Gare de l’Est. Le trajet dure plus de 24 heures, sur place nous restons deux jours, puis repartons de nouveau pour 24 heures. Ce voyage en train, au-delà de son aspect symbolique, permet surtout, à l’aller, de se préparer à la visite des camps, à entrer en-dedans de soi ; au retour, il permet d’échanger, de réfléchir au témoignage qu’on apportera sur cet événement indicible, à laisser décanter l’inintelligible. Voyage historique, philosophique, spirituel.

Dans le fond, il n’est nul besoin de se rendre sur les lieux pour « comprendre » le comment de la destruction des Juifs d’Europe. Plusieurs mois avant de partir, j’ai commencé à me documenter. Je me suis enfin attaqué au chef d’œuvre de Raul Hilberg qui décortique minutieusement et méthodiquement le processus de destruction, depuis la définition du peuple juif jusqu’à son expropriation, sa concentration, puis son extermination. J’ai découvert le rapport de Witold Pilecki, traduit cette année en français, 70 ans après sa rédaction : ce résistant et patriote polonais s’est volontairement fait rafler pour Auschwitz, en 1940, afin d’organiser la résistance dans le camp et en prendre le contrôle. Il s’est finalement évadé en 1943. J’ai été fasciné par Des hommes ordinaires, de Christopher Browning, qui tente d’expliquer comment de simples policiers sont devenus des criminels contre l’humanité. J’ai regardé des extraits de Shoah de Lanzmann, j’ai relu Maus de Spiegelman, revu Le Pianiste de Polanski… Bref, j’ai travaillé.

Auschwitz Birkenau, camp d'extermination
Auschwitz Birkenau, camp d’extermination

Ce travail était indispensable, car à Auschwitz, si on ne sait pas ce qu’il s’y est passé, on ne voit rien : seulement des maisons en brique ou en bois, une campagne un peu triste, une brume tenace, des rails, des ruines. Mais dans ces maisons, des centaines d’hommes ont été entassés ; cette campagne a vu des centaines de milliers d’esclaves la retourner et s’y enfouir, cadavres sans nom ; cette brume était électrique pour ceux qui y restaient des heures durant, en pyjama, pendant les insoutenables appels ; ces rails étaient le terminus d’un voyage dont si peu sont revenus; et ces ruines sont celles de chambres desquelles nul n’est ressorti vivant.

Arrivée à Oswiecim
Arrivée à Oswiecim

La grande force du voyage que j’ai effectué, c’est le temps. Le temps du trajet, je l’ai écrit plus haut, mais aussi sur place. L’arrivée de nuit à Oswiecim, sans en avoir l’air, est poignante : plus d’un million de personnes sont descendues autrefois à ce même quai, angoissées et hagardes. Le lendemain, nous sommes cinq-cents à marcher, silencieusement, de la gare à Birkenau. Je plonge au plus profond de mon âme, et je prends conscience que cette intense intériorité qui me gagne, je la dois paradoxalement à la masse que nous composons : cinq-cents âmes qui se taisent et qui marchent. Soudain, au bout de quarante minutes environ, les premiers miradors de Birkenau percent la brume. Nous passons ensuite la matinée à visiter le camp, avec une guide polonaise et un interprète français extraordinaires : elle est synthétique, parvient à exprimer en peu de mots l’essentiel et suscite un gouffre de réflexions ; l’interprète, qui découvre Auschwitz comme nous, est ému, les mots qu’il traduit semblent le dépasser, et c’est beau. Tandis que nous récitons le Kaddish, cette prière juive des jours d’enterrement, puis que nous énonçons les noms d’hommes et de femmes disparus dans les camps, la pluie – une pluie glaciale – se met à tomber. Nous sommes nombreux à avoir oublié nos parapluies à l’hôtel, nous tremblons de froid, mais – nous en avons parlé ensuite – nous l’acceptons tous. Ce désagrément nous paraît, dans l’instant, tellement minuscule.

Le lendemain, la visite d’Auschwitz I dure quatre heures. Quatre heures à passer d’un block à l’autre et à contempler, ahuris, les grappes de cheveux, les montagnes de chaussures, les valises entassées, les jouets d’enfants, les photos de ces corps amaigris, les vidéos de communautés joyeuses avant la guerre, toutes ces familles fauchées dans leurs bonheurs simples, la liste des noms de toutes les victimes à qui on a précisément voulu ôter leur nom… Personne ne parle, on écoute, nous sommes épuisés mais nous ne pensons pas à l’heure qui tourne, à la faim qui monte ; certains élèves sont très émus, d’autres moins, ou pas du tout, mais tous sont concentrés. Quelques gestes, quelques regards les uns pour les autres, discrets, simples, respectueux, fraternels. Je les admire d’être là, à dix-sept ans, d’encaisser le spectacle de l’horreur, de plonger dans la complexité du Mal. Je les observe : à l’œil nu, je peux voir qu’ils sont en train de grandir ; ils sont en train de gagner en maturité en quelques heures, et c’est impressionnant.

Le travail de mémoire est en marche. C’est douloureux mais ce n’est pas du masochisme, ni du voyeurisme que de regarder la réalité en face, même la plus atroce. S’intéresser à la destruction des Juifs d’Europe, c’est avant tout s’intéresser à l’origine du mal en tout homme, et, par conséquent, à la responsabilité de chacun dans une entreprise collective.

Je me demande si, avant ce voyage, je n’avais pas l’âme habituée que dénonce Charles Péguy :

« Il y a quelque chose de pire que d’avoir une mauvaise pensée. C’est d’avoir une pensée toute faite.
Il y a quelque chose de pire que d’avoir une mauvaise âme et même de se faire une mauvaise âme. C’est d’avoir une âme toute faite.
Il y a quelque chose de pire que d’avoir une âme même perverse. C’est d’avoir une âme habituée.
On a vu les jeux incroyables de la grâce pénétrer une mauvaise âme et même une âme perverse et on a vu sauver ce qui paraissait perdu. Mais on n’a pas vu mouiller ce qui était verni, on n’a pas vu traverser ce qui était imperméable, on n’a pas vu tremper ce qui était habitué… Les « honnêtes gens » ne mouillent pas à la grâce.
C’est que précisément les plus honnêtes gens, ou simplement les honnêtes gens, ou enfin ceux qu’on nomme tels, et qui aiment à se nommer tels, n’ont point de défauts eux-mêmes dans l’armure. Ils ne sont pas blessés. Leur peau de morale, constamment intacte, leur fait un cuir et une cuirasse sans faute.
Ils ne présentent point cette ouverture que fait une affreuse blessure, une inoubliable détresse, un regret invincible, un point de suture éternellement mal joint, une mortelle inquiétude, une invincible arrière-anxiété, une amertume secrète, un effondrement perpétuellement masqué, une cicatrice éternellement mal fermée. Ils ne présentent pas cette entrée à la grâce qu’est essentiellement le péché.
Parce qu’ils ne sont pas blessés, ils ne sont pas vulnérables. Parce qu’ils ne manquent de rien, on ne leur apporte rien. Parce qu’ils ne manquent de rien, on ne leur apporte pas ce qui est tout. La charité même de Dieu ne panse point celui qui n’a pas de plaies.
C’est parce qu’un homme était par terre que le Samaritain le ramassa.
C’est parce que la face de Jésus était sale que Véronique l’essuya d’un mouchoir. Or celui qui n’est pas tombé ne sera jamais ramassé ; et celui qui n’est pas sale ne sera pas essuyé. »

En dépit de certaines apparences (mon engagement associatif) et peut-être même à cause d’elles, je crois que j’étais devenu une âme habituée, quasiment insensible à la misère, proférant des « c’est comme ça, il y en a toujours eu ». Je parle au passé, car je sens quelque chose qui s’est brisé en moi, une certaine raideur, et en se brisant elle a laissé s’échapper une douceur qui s’empare maintenant de tout mon être.

Dessin d'enfant déporté à Auschwitz
Dessin d’enfant déporté à Auschwitz

Dans son troublant récit, La Nuit, Elie Wiesel écrit ceci, après qu’un petit garçon et deux adultes ont été pendus et que les autorités du camp forcent les autres détenus à les regarder :
« Les deux adultes ne vivaient plus. Leur langue pendait, grossie, bleutée. Mais la troisième corde n’était pas immobile : si léger, le petit garçon vivait encore…
Plus d’une demi-heure il resta ainsi, à lutter entre la vie et la mort, agonisant sous nos yeux.
Et nous devions le regarder bien en face. Il était encore vivant lorsque je passai devant lui. Sa langue était encore rouge, ses yeux pas encore éteints.
Derrière moi j’entendis [un] homme demander :
– Où donc est Dieu ?
Et je sentais en moi une voix qui lui répondait :
– Où est-il ? Le voici – il est pendu ici, à cette potence… »

Où es-tu, Dieu ?

Il est légitime de se poser cette question face au scandale que constitue Auschwitz. C’est une autre question, au moins aussi légitime (me semble-t-il), que je me suis posée :

Où es-tu, homme ?

Le 26 mai 2014, le pape François en visite au mémorial de Yad Vashem s’interrogeait lui aussi, méditant sur l’épisode de la Genèse où Dieu apprend qu’Adam a enfreint son interdiction de goûter au fruit de l’arbre de la connaissance du bien et du mal : «  Homme, qui es-tu ? Je ne te reconnais plus. Qui es-tu, homme ? Qu’es-tu devenu ? De quelle horreur as-tu été capable ? Qu’est-ce qui t’a fait tombé si bas ? […] Non, cet abîme ne peut pas être seulement ton œuvre, l’œuvre de tes mains, de ton cœur… Qui t’a corrompu ? Qui t’a défiguré ? Qui t’a inoculé la présomption de t’accaparer le bien et le mal ? Qui t’a convaincu que tu étais dieu ? Non seulement tu as torturé et tué tes frères, mais encore tu les as offerts en sacrifice à toi-même, parce que tu t’es érigé en dieu. »

Bosnia dream

Bientôt, nous célébrerons le centenaire de l’entrée fracassante de la Bosnie dans l’histoire de l’Europe contemporaine : le 28 juin 1914, l’archiduc François-Ferdinand, héritier du trône d’Autriche-Hongrie, était assassiné par Gavrilo Princip dans une rue de Sarajevo, entre la vieille ville ottomane et la rivière Bosna, de l’autre côté de laquelle étaient situés les quartiers austro-hongrois.

Cet événement aux confins de l’Europe centrale, dont la portée aurait pu être anodine pour le monde, provoqua un des plus grands désastres de l’humanité : la Grande Guerre, que l’on appela par la suite Première Guerre Mondiale lorsqu’une seconde vint bousculer plus radicalement et plus violemment encore nos vieilles civilisations.

Les Balkans étaient alors une poudrière dans une situation internationale tendue. Sarajevo fut la mèche sur laquelle Princip approcha une dérisoire flamme qui incendia l’Europe entière, puis la plupart des continents.

Rue où fut assassinée François-Ferdinand le 28 juin 1914
Rue où fut assassiné François-Ferdinand le 28 juin 1914

L’histoire des Balkans est complexe. J’ai ressenti le besoin, en 2012, de m’y rendre pour voir cette rue où l’archiduc avait péri, pour voir cette ville d’où le drame était parti, pour comprendre ce pays qui souffrit tant au XXème siècle, et particulièrement dans les années 1990. En arrivant à l’aéroport, je discutai un moment avec un Bosniaque et lui avouai que pour moi qui vivais dans un pays où l’unité nationale était ancienne et relativement bien établie, la situation des Balkans m’apparaissait inintelligible. Il me répondit :
– Nous non plus, nous ne nous comprenons pas.

Mostar, avril 2012
Mostar, avril 2012

Ce que les monographies historiques et politiques ne parviennent pas toujours à expliquer, la littérature nous le fait parfois sentir. C’est le cas de ce roman, California Dream, de l’écrivain Ismet Prcić. En utilisant un mode narratif original et complexe, l’auteur y retrace son enfance et son adolescence en Bosnie, à Tuzla, puis son exil en Europe de l’ouest avant de rejoindre la Californie. Le récit se déroule en grande partie dans des régions de la Bosnie que je n’ai pas visitées. A un moment tout de même, tandis qu’il quitte en car la Bosnie pour se rendre à un festival de théâtre en Irlande (il est acteur), voici ce qu’écrit l’auteur : « De loin, Mostar semble avoir été piétinée par un géant pris de folie. Le spectacle des ruines qui défigurent la moitié de la ville nous réduit au silence. Ce que nous avons vécu à Tuzla n’est rien en comparaison. J’aperçois même un gratte-ciel coupé en deux : la moitié manquante se dresse près de la base, la tête à l’envers. Au cinéma, ce genre d’image semblerait invraisemblable et grotesque. »

Mostar est une ville dans laquelle je suis resté quelques jours, et c’est là que j’ai mesuré avec le plus d’acuité l’invraisemblable de cette guerre. La vieille ville ottomane avait été complètement reconstruite, et elle était magnifique. Mais très vite, les quartiers périphériques – modernes – laissaient apparaître des immeubles aux trous béants, criblés de balles, complètement désossés. Sur la photo ci-dessous, je suis situé sur ce qui était la ligne de front : à gauche, la zone croate, catholique, à droite la zone bosniaque, musulmane. Quand on voit les photos prises pendant la guerre, on découvre une ville effectivement semblable à la description d’Ismet Prcić: une ville à terre où les passants se cachent de crainte de se faire mitrailler, une ville divisée en deux camps d’où les habitants se tirent dessus, une ville encaissée dans la vallée, fragile, cible facile, où les hommes tuent leurs frères, leurs voisins depuis un versant de colline sur le versant d’en face !

Ligne de front à Mostar, avril 2012
Ligne de front à Mostar, avril 2012
Mostar, avril 2012
Mostar, avril 2012

Voici ce que j’écrivais alors dans mon journal : « Nous avons passé toute la journée d’hier à Mostar, à déambuler dans la vieille ville ottomane, à prendre notre temps, à flâner dans les rues contrastées où se côtoient les immeubles défoncés par la guerre, et ceux reconstruits. Dans Mostar Ouest (partie croate – catholique – et moderne) émergent tout d’un coup des bâtiments très surprenants: un lycée tout récent, massif, style ottoman, d’un beau jaune orange; ou bien un centre commercial immense, sur quatre étages (plus deux autres étages de bureaux ou de je ne sais quoi), qui s’élève d’un seul coup, et que nous avions déjà découvert la veille au soir, brillant de mille feux dans la nuit; ou bien un centre culturel de type néo-stalinien (immense, haut, à la façade convexe). Nous nous sommes arrêtés quelques minutes dans ce centre culturel (il semblerait qu’il y ait une scène de spectacle) car JM a vu un piano dans le bar du rez-de-chaussée. Pendant qu’il joue, j’observe un peu ce bar propret, au décor chaleureux, mais triste: deux poivrots fumaillants sont là, parlant fort. Au moment de partir, la serveuse s’échine à me parler croate et je ne veux pas la contrarier; j’acquiesce à tout ce qu’elle me dit. »

Dans California Dream, un passage m’a aidé à  saisir l’étrangeté de la guerre des Balkans. Le narrateur qui vit de galères professionnelles et de défaites amoureuses en Californie se retrouve un matin avec la gueule de bois dans un appartement inconnu, dans un quartier qu’il n’identifie pas. Il se lève, sort de l’appartement et tente de rentrer chez lui. En chemin, il est interrompu par l’arrêt devant une maison d’une voiture d’où sort une famille de Bosniaques. Il les entend parler et cela lui fait bizarre. Il les aborde alors, et se fait inviter par le chef de famille à qui il a avoué qu’il avait été soldat pendant la guerre. Dans le jardin, une famille nombreuse est réunie et exprime son admiration pour le narrateur qu’elle prend pour un patriote. On fait alors venir le grand-père. Soudain, dans le jardin, le narrateur aperçoit des drapeaux rouge et bleu. Ce sont les couleurs de la Serbie ! Le narrateur réalise que ceux qu’il a pris pour des Bosniaques l’ont pris pour un Serbe ! Et le vieux grand-père qu’on lui amène est un génocidaire planqué aux Etats-Unis qui se met à débiter un discours anti-bosniaque, traitant les musulmans de rats. Ce long passage du roman m’a frappé parce qu’il mettait en lumière ce qui m’a tout de suite étonné dans ce pays : Serbes, Bosniaques et Croates parlent la même langue, ont la même culture, les mêmes coutumes ; ils ne peuvent pas se distinguer les uns des autres, sauf s’ils doivent partager un repas où certains ne pourront pas consommer de porcs ni d’alcool. Ils ne savent pas eux-mêmes pourquoi ils se sont battus si sauvagement.

J’avais pris la décision de me rendre en Bosnie après avoir lu un roman d’Emmanuel Carrère : Limonov. Ce roman narre le parcours atypique d’un poète russe underground et ultrapolitisé. Limonov, dans les années 1990, se retrouve embarqué dans la guerre des Balkans, du côté serbe. Il se vante d’avoir tiré sur Sarajavo assiégée. Au détour de quelques lignes, Carrère sous-entendait dans ce livre que Sarajevo était redevenue une belle ville, presque branchée. Comme j’avais déjà entendu des remarques similaires peu de temps auparavant, j’avais voulu me faire moi-même une idée.

J’ai alors acheté un billet d’avion puis réservé une chambre dans un hôtel dans un quartier qui me semblait assez central. Je l’ignorais alors, mais cet hôtel était situé à quelques mètres du lieu exact où avait été assassiné l’archiduc en 1914, du lieu, donc, où la Première guerre mondiale éclatait. Finalement, mon ami Jean-Martin m’a rejoint dans mon projet, et lorsque le premier soir, peu après minuit, nous avons ressenti le besoin, avant de nous coucher, de marcher un peu dans la ville, nous avons été stupéfaits de ces rues calmes, soignées, vides, bien entretenues ; j’ai été séduit par ces ruelles médiévales, ces pavés proprets, ces murs blancs de la ville ottomane ; ma sensibilité d’historien a été émue de découvrir au détour d’un trottoir l’inscription suivante sur une plaque : « Ici fut assassiné l’archiduc d’Autriche-Hongrie François-Ferdinand, le 28 juin 1914. »

Le lendemain matin, nous avons traversé toute la ville pour nous rendre à la gare routière. Nous avons alors découvert une ville animée, resplendissante. En chemin, nous nous sommes arrêtés pour regarder quelques vieux hommes jouer aux échecs sur un plateau géant. J’ai une photo de cette partie d’échec où l’on me voit observant ces hommes en pleine démonstration d’intelligence ; cette photo illustre le premier article de ce blog, « l’intelligence de l’autre ».

Sarajevo, avril 2012
Sarajevo, avril 2012

Je décrivais ainsi la première journée de notre voyage en Bosnie :
« Réveil un peu tard, petit-déj rapidos et pas terrible, et puis c’est parti, nous partons à pied de la vieille ville de Sarajevo pour nous rendre à la gare routière. La veille au soir, nous avons déjà erré dans la vieille ville, magnifique, adorable, déserte, et c’est amusant de la découvrir maintenant dans le jour, animée. Sarajevo est très bien restaurée et entretenue, et il faut s’aventurer dans les quartiers périphériques pour réellement découvrir les immeubles abandonnés, ou criblés d’impacts de balles. Pour le reste, c’est très beau, et je me sentirais presque d’y vivre. Les gens sont accueillants, aimables. Ils parlent anglais, et ça me fait du bien de m’exprimer moi aussi dans cette langue.
La gare est assez sordide: immense bâtiment de style stalinien, et à l’intérieur le hall est mortel : personne, pas de panneau horaire, on se demande s’il n’y a pas une erreur. On peine à trouver un point d’achat de tickets, et une fois qu’on l’a trouvé, il est vide. Un type finit par arriver, il parle allemand: je lui dis « bus » et il nous indique la gare routière, qui est juste derrière. A la gare routière, nous avons la chance de trouver tout de suite un bus qui part.
Nous voici donc embarqués dans les montagnes des Balkans. Nous longeons une belle et large rivière (la Bosna, puis la Neretva). L’eau en est vert pâle (turquoise par moment), très belle, mais je constate à un moment qu’elle est jonchée de bouteilles vides et de saletés en tout genre. Les villages que nous traversons ressemblent à ceux que l’on peut voir dans les Alpes françaises, mais le minaret a remplacé le clocher. »

Le dernier jour de notre séjour, de retour à Sarajevo, nous sommes montés en fin d’après-midi sur une hauteur de la ville. Nous pouvions alors contempler la ville dans toute sa splendeur, devinant par la même occasion la configuration de la ligne de front et des combats des années 1990. Quatre préadolescents étaient assis à côté de nous, observant eux aussi leur ville calme et apaisée en cette douce soirée d’un beau jour de printemps. Ils étaient charmants, attachants, et je songeais, en les voyant ainsi dans leurs rêves de jeunesse insouciante, qu’ils n’avaient pas connu la guerre, et qu’ils se fichaient sans doute pas mal des douleurs de leurs aînés.

Quatre enfants sur les hauteurs de Sarajevo, avril 2012
Quatre enfants sur les hauteurs de Sarajevo, avril 2012

Bibliographie :

Le livre auquel cet article fait référence est le suivant :
PRCIC Ismet, California dream, Les Escales, 2013

Et j’ai également cité :
CARRÈRE Emmanuel, Limonov, P.O.L, 2011