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La prose du train européen

En m’engouffrant, à 22h30, dans la cabine de mon train au départ de Belgrade pour Budapest, je prends conscience que je suis parti pour quelques jours d’errances ferroviaires avant d’arriver à Paris.

Ma dernière douche remonte à plus de vingt-quatre heures, et depuis j’ai tout de même pas mal transpiré. J’ai même pris la pluie, ce qui ajoute une odeur de chien mouillé à l’ensemble. Je doute que mes compagnons de voyage apprécieront, mais je ne sais pas comment y remédier.

J’ai évidemment toujours mon vélo avec moi. Je l’ai démonté et rangé dans une grande housse prévue à cet effet. Mais démonté ou pas, il pèse toujours le même poids ! Et il reste très encombrant. Au moins, ça engage la conversation. Très vite, le wagon se remplit de jeunes, tous parcourant l’Europe avec Interrail. Dans ma cabine, cinq Niçois qui viennent de passer quelques jours en Grèce et dans les Balkans. Nous sympathisons très vite. Avec mes outils de vélo, nous démontons plus ou moins une des couchettes afin de la réparer, car le mécanisme qui la retient est bloqué, ce qui nous empêche de l’abaisser. Or, nous avons tout de même l’intention de dormir un peu… Nous faisons connaissance avec d’autres jeunes : deux pimpantes néerlandaises, et deux autres français – Chloé et Téo – avec qui je vais discuter une partie de la nuit. Vers deux heures, tandis que nous allons nous coucher, je me dis que le voyage commence bien ; j’ai rencontré des gens hyper sympas avec qui je me suis bien amusé. Le temps d’une soirée, j’ai eu l’impression d’avoir encore vingt ans !

La nuit est rocambolesque. Dans la cabine à côté, des Serbes­ – ou sont-ce des Tchèques ? des Hongrois ? – n’ont visiblement pas l’intention de se coucher tout de suite. A moitié ivres, ils parlent fort et sans scrupule. Nous sommes de toute façon réveillés entre trois et quatre heures du matin, une première fois par les douaniers serbes, une deuxième par les croates. A cinq heures trente, c’est le contrôleur qui nous réveille, peu de temps avant l’arrivée en gare de Budapest. Le gars, sympathique et bourru, nous a envoyé du « brother » toute la nuit, en nous prenant par l’épaule; plus qu’un contrôleur, son rôle était entre celui d’un hôtelier et celui d’un grand-père autoritaire.

Je laisse ma petite bande à Budapest. Je dois maintenant me soucier de la suite du parcours. Le guichet « international » est mal organisé, au point qu’il me faut plus d’une heure pour obtenir enfin mes billets jusqu’à Paris. Cette attente m’a fait rater le train pour Munich qui partait à 7h10 et qui, j’en suis sûr, m’aurait permis une correspondance rapide pour Paris. Au lieu de cela, je dois attendre le train de 15 heures10. Il est 7h30, je ne peux pas bouger à cause de mon encombrant vélo démonté. Je me pose donc sur un banc. Et j’attends… longtemps, très longtemps… Heureusement, j’ai des livres, mon téléphone, mon ordinateur, la connexion Wifi de la gare. Comme les toilettes de la gare sont payantes, je suis obligé de retirer un minimum de Forint hongrois. Je m’autorise quand même une petite sortie au Mc Do du coin, pour recharger mes appareils et m’avaler un milk-shake. J’ai laissé mon barda crado à la gare, mais je n’ai pas peur de me le faire voler : que des slips sales, des guides vélo en lambeaux et une tente poussiéreuse. Il y a bien sûr le vélo, mais bien audacieux celui qui tentera de s’enfuir avec ! Je garde évidemment avec moi les objets de valeur.

Finalement, l’heure de départ approche. Je monte dans un beau train blanc qui est censé mettre sept heures pour arriver à Munich, mais qui aura quasiment une heure de retard. Je m’assoupis un peu, assommé par les dernières vingt-quatre heures. Arrivé à Munich à 23 heures, je dois me trouver un hôtel. En tournant autour de la gare sous un ciel bas et lourd malgré l’heure tardive, je mets du temps avant d’en trouver un à un prix raisonnable. L’espace d’un instant, je me suis vu dormir sur un banc. Finalement, je m’installe dans une chambre minuscule, prends enfin une douche et je m’effondre sur le lit.

Le réveil à cinq heures quarante-cinq est rude, car je suis très loin d’avoir rattrapé mon retard de sommeil. En sortant de l’hôtel, une pluie fine a rafraîchi l’atmosphère. J’ai encore six heures à effectuer pour arriver Gare de l’Est. Dans le bar du TGV, une dame m’emprunte mon téléphone car elle a besoin de se connecter à Internet. C’est le début d’une discussion de trois heures ! Elle est une femme d’affaire, servant d’intermédiaire auprès d’investisseurs dans la pierre, l’or et le diamant en Allemagne et en Suisse. C’est une femme très intéressante. Ancienne infirmière ayant des dons de guérisseuse, elle exerce son métier avec une certaine éthique. Elle est notamment, me dit-elle, en pourparlers avec des hauts placés à Madagascar pour développer l’exploitation de l’or dans ce pays dans un dynamique « durable », « équitable », « verte », autant de mots qui ne sont pas employés mais qui résument bien son propos. Je me demande quand même quelle est la part de vérité dans tout son discours.

J’arrive à Paris après exactement quarante-huit heures de train, puisqu’en fait mon périple a commencé à Novi Sad, deuxième plus grande ville de Serbie (voir article précédent). Et ce n’est pas encore fini, je dois continuer le soir-même pour la Bretagne, mais en covoiturage cette fois-ci. Je m’excuse tout de suite pour ma dégaine repoussante auprès de mon chauffeur, une ravissante jeune fille de vingt-deux ans, et des autres covoiturés. C’est dans un sale état que je parviens enfin au terme de mon voyage (même si, me dit-on, ça ne se voit pas du tout), après pas loin de 3000 kilomètres, quatre trains, deux voitures, quelques pérégrinations pédestres et cyclistes, une seule douche, des repas pris à la va-vite.

Lorsqu’on reprocha à Blaise Cendrars d’avoir écrit la Prose du Transsibérien sans avoir jamais lui-même pris ce mythique train, il répondit ceci : « qu’est-ce que ça peut faire, puisque je vous l’ai fait prendre ? »  Quant à moi, j’ai réellement effectué le trajet harassant à travers l’Europe que je viens de décrire. J’espère que je suis parvenu, quoiqu’avec moins de talent que Cendrars, à vous le faire prendre un peu.

Pour revivre mon périple danubien:
Etape 1: Donaueschingen > Passau (600 kilomètres)
Etape 2: Passau > Budapest, via Vienne et Bratislava (650 kilomètres)
Etape 3: Budapest > Belgrade (600 kilomètres)

Trois capitales sur le Danube

Vienne, Bratislava, Budapest : en moins d’une semaine, j’ai relié les capitales de trois pays – Autriche, Slovaquie, Hongrie.

Le tronçon Passau-Vienne est probablement le plus fréquenté du Danube. C’est du moins ce que me laisse penser la multitude de cyclises dans Passau – et surtout au camping ; mais aussi la profusion de guides, notamment en français. Et je comprends vite pourquoi. Parti à la fraîche, peu avant sept heures, je découvre un trajet magnifique, tantôt à flanc de falaises, tantôt dans des sous-bois, filant tout droit, sur une route parfaitement plate. C’est tellement facile que j’aurais pu emmener avec moi mes nièces de trois ans.

A Passau, le Danube marron a changé de couleur, prenant celle de l’Inn, son affluent : il est maintenant d’une beau vert trouble et clair, tirant vers le bleu. Je commence à comprendre où Strauss voulait en venir. Peu après midi, j’ai parcouru 92 kilomètres : me voici maintenant à Linz. L’immense place au bord du fleuve est plongée dans une canicule étouffante et étincelante, lui donnant des airs espagnols, mais cela ne me démotive pas pour continuer. Après le repas, je reprends ma bécane avec l’intention d’avaler encore une bonne vingtaine de kilomètres. Mais c’est la mécanique qui impose ses lois : après crevaison sur crevaison, je dois me résoudre à passer la nuit au camping de Linz, situé à 4 kilomètres du centre au bord d’un lac que je prends joie à traverser, aller et retour !

La suite jusqu’à Vienne est du même acabit : peu de reliefs, des paysages tantôt boisés, tantôt en plein soleil, une route suivant les méandres du Danube mais se permettant parfois quelques détours « dans les terres ». Peu après Linz, la route passe par Mauthausen. Un détour de quinze minutes et de quelques centaines de mètres de dénivelé me fait arriver à l’un des plus importants camp de concentration du système édifié par les nazis. Il n’est pas ouvert ce jour-là, et de toute façon il est trop tôt (8h30) et je n’avais pas l’intention de le visiter. Depuis le début de mon périple, j’ai fait le choix de ne rien visiter. Je prends seulement la peine, lorsqu’un site m’intéresse particulièrement, de m’y rendre et de m’y arrêter un moment. Je reste environ une demi-heure au camp de Mauthausen. J’y suis absolument seul, une brume légère de circonstance l’enveloppe, et je médite, en me promenant dans les espaces demeurés ouverts au public. J’ai beaucoup travaillé sur la Shoah ces douze derniers mois : j’étais à Auschwitz en novembre dernier, à Drancy en mai, et entre les deux j’ai lu beaucoup d’ouvrages sur le sujet. C’était donc important pour moi de faire ce crochet.

Autour de Krems, les paysages changent un peu : le Danube est encaissé entre des montagnes où sont plantés des vignes, des arbres fruitiers, et des cultures en terrasse. Enchanteur !

Autant l’Allemagne m’a enthousiasmé, autant je suis déçu par l’Autriche – ou plutôt par les Autrichiens : dans l’ensemble, je ne les trouve pas très accueillants, ils sont secs, ne font pas l’effort de comprendre ce que je leur dis, me répondent en anglais (quand par chance ils le connaissent) lorsque je leur parle en allemand (ce qui est tout de même un peu vexant). Plusieurs fois, des restaurateurs refusent de me servir à manger (véridique) ! A trois reprises aussi, des cyclistes se sont tranquillement calés derrière moi, se laissant tirer dans mon sillon. Pas gênés, les mecs ! Avec eux, j’ai oscillé entre les deux options suivantes : soit engager une belle échappée pour larguer l’importun ; soit, au contraire, le laisser me doubler, et le talonner à mon tour, histoire qu’il comprenne comme c’est pénible de bosser pour les autres ! A Vienne, je me fais littéralement renversé par un cycliste qui me double par la droite. Mon vélo et moi-même en sortons indemnes, mais c’est tout de même humiliant de se retrouver le cul à terre à mon âge. Bref, je ne juge pas un peuple à quelques mauvaises expériences, mais le moins qu’on puisse dire est que je n’ai pas été emballé.

Mon séjour en Autriche est de toute façon très court : je mets trois jours pour effectuer les 320 kilomètres qui séparent Passau de Vienne. Dans Vienne que j’ai déjà un peu visitée autrefois, je me contente d’une petite balade sans descendre de ma selle, avant de filer vers la Slovaquie dont la capitale – Bratislava – n’est qu’à 66 kilomètres de celle de l’Autriche. A la sortie de Vienne, la rive nord du Danube est monopolisée par des nudistes sur plusieurs kilomètres. Evidemment, que des vieux moches : des papis qui trimballent leur quéquette ridée et des mamies leur foufoune ménopausée. C’est curieux comme on ne voit jamais de ravissantes jeunes filles dans ces cas-là. Dommage… Je suis obligé de me taper le spectacle pendant une bonne demi-heure. Après cela, une ligne droite de trente kilomètres transperce un parc national. J’imagine que les aménageurs du territoire viennois ont dû prendre une règle, tirer un trait sur leur carte, et dire : « allez hop, piste cyclable. » L’œil ne peut s’arrêter nulle part : il n’y a rien à voir, seulement la route qui s’étire à l’infini. C’est d’autant plus lassant qu’il n’y a pas un arbre sur le caillou et qu’il fait une chaleur insupportable. La moindre parcelle d’ombre est squattée par des cyclistes pantois. Je repense alors à ma vie : une vie respectable et respectée où l’on m’envoie du monsieur, propriétaire, salaire convenable. Mais qu’est-ce que je suis allé me fourrer dans cette fournaise ? Que penseraient mes élèves s’ils me voyaient là, puant le clodo, tout rougeaud, trempé, transpirant de toutes mes pores, le cul démonté sur une selle trop raide ? Que penseraient-ils s’ils me voyaient chaque matin depuis quelques jours, sortant de ma tente en slip, l’œil torve, l’air hagard, le dos cassé, les cheveux hirsutes ? Ma respectabilité en prendrait un coup, tiens…

Je finis par me débarrasser de cette torture à Hainburg. Du sommet d’une petite colline, j’aperçois les vilaines tours de Bratislava. Je reste encore moins longtemps en Slovaquie qu’en Autriche : quelques heures seulement. Je déjeune tardivement à Bratislava, prends le temps d’errer dans son ravissant centre-ville avant de me perdre dans sa beaucoup moins ravissante banlieue sud. A Čunovo, on a la possibilité de rester en Slovaquie ou de passer la frontière hongroise en restant sur la rive sud du Danube. C’est l’option que je choisis, et je passe la nuit quelques kilomètres plus loin. En quelques heures, j’ai ainsi traversé trois pays.

Je rallie ensuite Budapest en trois jours. Je pensais pouvoir le faire en deux, mais les routes s’avèrent assez mauvaises, et la canicule me poursuit : je roule sous un soleil brûlant, 37°C à l’ombre (mais il n’y a jamais d’ombre), sur des routes souvent mal, voire pas du tout asphaltées, et donc assez cahoteuses. J’ai le sentiment de vraiment plonger dans l’Europe périphérique : des ouvriers magyares qui se saoulent à la bière à huit heures du matin, de pauvres paysans sur des tracteurs hors d’âge, des mecs tatoués qui roulent à toute berzingue sur des routes défoncées.

La route du Danube en Hongrie manque de charme. D’abord, je perds de vue le Danube pendant deux jours. Et puis les villages traversés n’ont rien de pittoresques, et lorsqu’on ne roule pas sur des chemins dégueulasses, c’est pour longer des genres de départementales hyper fréquentées, en se faisant doubler par des camions qui klaxonnent à fond les ballons. Mais il y a tout de même la magnifique Esztergom, ancienne capitale de la Hongrie, pour rehausser le niveau : l’espace d’un instant, on pourrait se croire à Rome avec sa basilique à rotonde, ses églises classiques, ses rues conservées dans leur jus. Et puis, à partir de Szob, après avoir pris un bac pour passer sur la rive Nord (abandonnée depuis l’Autriche, et brièvement touchée à Bratislava), nous voici enfin sur une vraie piste cyclable, propre, qui suit fidèlement un Danube qui oblique vers le Sud, avec de belles montagnes en arrière-fond. À Vác, je reprends le bac pour retrouver la rive Sud. Je passe la nuit à quelques kilomètres, dans un camping qui s’avère être à la fois le moins cher et le meilleur de mon voyage jusqu’à ce jour : camping familial, bien tenu, avec piscine et Wifi… Idéal pour le repos du guerrier !

Il ne me reste maintenant plus qu’une cinquantaine de kilomètres avant Budapest. Je les effectue au petit matin, sur un chemin cyclable qui tournicote agréablement, coincé entre le Danube et l’agglomération de Budapest qui se densifie peu à peu. A mi-parcours, Szentendre a des allures de station balnéaire. L’arrivée à la capitale est grandiose : le Parlement émerge d’un seul coup, au détour d’une courbe du fleuve : l’imposant bâtiment me fait entrer dans la splendeur de la Hongrie, et les rues alentour me rappellent le temps pas si lointain ou l’empire austro-hongrois dominait l’Europe.

A Budapest, je m’octroie enfin une pause : pas de vélo et pas de camping ! Je prévois de passer deux nuits dans un appartement loué sur airbnb. Et je profiterai de mon dimanche pour visiter la capitale de la Hongrie. Ensuite, départ pour les Balkans, avec la quatrième et dernière capitale de mon voyage – Belgrade, en Serbie ; ce sera l’objet du prochain article.

Le Danube allemand, paradis des cyclistes

Le sentier pédestre qui longe le Danube s’appelle en Allemagne le Donauradweg. J’aime la concision que permet l’allemand. C’est une langue qui autorise très facilement la création de néologismes. D’un simple Danube-vélo-chemin, on dit ce que le français m’a obligé à utiliser six mots. Pour contempler ce donauradweg, vous trouverez une galerie photo en bas de cet article.

Pendant les 40 premiers kilomètres, je jouis de sentir la route qui colle sous mes roues. Je suis parti vers huit heures, je prends mon temps sur ce parcours facile presque sans montée, aux paysages charmants. Alternant d’une rive à l’autre, je vois le Danube qui n’est encore qu’un petit pipi, mais qui peu à peu gagne en superbe. J’avance bien, quoique tranquillement, sans forcer les mécaniques de mon corps ni de mon vélo. Pourtant, vers onze heures, alors que je me vois déjà brusquer ma première étape en poussant jusqu’à Sigmaringen (à 85 kilomètres de Donaueschingen), je sens que mon pneu arrière a crevé. Pendant plus d’une heure, je tente de le réparer, mais c’est une vaine tâche : la crevaison est trop large. En fait, l’embout s’est à moitié déchiré, et comme je n’ai pas de chambre à air de rechange (ou plutôt, la chambre à air de rechange, c’est celle qui vient de céder), je me crois fichu. Il ne me reste qu’une solution : pousser la bécane pendant 7 kilomètres, pour atteindre un village où se trouve un vendeur de pièces pour vélo. Comme nous sommes dimanche, il faudra que je loge quelque part dans le dit village et attendre le lendemain. Après un kilomètre sous 30°C, un couple d’Allemands me demande si j’ai besoin d’aide. Comme je réponds par l’affirmative, les voilà qui mettent les mains dans le cambouis. Par chance, ils ont une chambre à air de rechange du même modèle que la mienne. En quelques minutes, me voici reparti ! Je peux de nouveau profiter de la Forêt Noire, de ses chemins qui ondulent, de ses pins ombrageux, de ses villages médiévaux dont les noms se terminent tous par -ingen. A voir ces vieilles bâtisses, on comprend à quel point l’Europe fut puissante au Moyen Âge. Je me demande bien ce qu’il restera dans mille ans de nos tours de la Défense, de nos musées de Beaubourg ou du Quai Branly, et même de la Tour Eiffel et du Sacré-Cœur.

Bien sûr, j’ai abandonné l’idée de voir Sigmaringen le soir même. Mais j’ai tout de même dépassé mon objectif initial. Je profite des lueurs de la fin d’après-midi en me baignant dans le Danube, encore très peu profond à ce stade de mon voyage. Le beau Danube bleu est ici plutôt marron et je risque peut-être la bilharziose, mais je ne peux m’empêcher de plonger dans ce fleuve mythique, d’autant plus que l’eau fraîche sur mon corps fatigué me fait un bien fou.

C’est vers dix heures le lendemain que je rejoins Sigmaringen. Ce nom m’évoque un épisode de l’histoire du nazisme, et un tour sur Internet me précise les choses : c’est dans cette cité que le régime de Vichy s’exila à la fin de la Seconde Guerre mondiale. J’évite de faire savoir que je suis français, car je crains de passer pour un nostalgique de Vichy. Je comprends que cette bande d’autocrates ait apprécié l’imposant Palais royal des Hohenzollern. Historiquement, Sigmaringen est avant tout la capitale de la principauté des Hohenzollern depuis le XVIème siècle. Cette famille de la noblesse allemande s’est plutôt fait connaître par sa branche brandebourgeoise : l’électeur Frédéric III de Brandebourg devenu le roi Frédéric Ier de Prusse en 1701 est un lointain cousin du prince de Sigmaringen, mais l’histoire les a réunis de nouveau lorsqu’en 1849 Frédéric-Guillaume IV, roi de la puissante Prusse, acquiert la principauté qui porte déjà son nom. Quand on voit où se trouve Königsberg, capitale de la Prusse-Orientale (du côté de la Lituanie), il y a de quoi s’étonner de ce rapprochement de l’histoire.

Le chemin longe le pied de falaises abruptes, ce qui donne au paysage un caractère grandiose. Depuis Donaueschingen, il est deux autres repères – en plus du Danube – que je suis. Il y a d’abord une voie de chemin de fer, assez peu fréquentée, que je ne perds presque jamais de vue. Par ailleurs, le Donauradweg est balisé de telle façon qu’il est impossible de se perdre. Lorsque le tracé du chemin s’éloigne un peu du fleuve, les panneaux sont là pour nous guider. Si je n’aimais pas tant les cartes, celles dont je dispose me seraient presque inutiles. Mais elles comportent de précieux renseignements : elles me permettent de me situer en permanence et de préparer mes étapes (ravitaillement, dénivelés, couchage…).

Je suis loin d’être seul sur la route. Nombreux sont les cyclises qui descendent ou remontent le fleuve. La région est d’ailleurs sillonnée de pistes cyclables, de bonne qualité dans l’ensemble, et ici ou là des panneaux indiquent les voies cyclables reliant une ville à une autre. Comme l’Angleterre, je devine que l’Allemagne est très en avance sur ce point. Pendant tout mon circuit du Bade-Wurtemberg et de Bavière, j’ai presque toujours roulé sur des pistes cyclables ou sans trafic important. Le long des axes très fréquentés, il y a souvent une piste parallèle. Quand j’arrive vers 14 heures dans les villes, je croise des grappes d’adolescents sur leurs bicyclettes, sortant de cours et s’enfuyant en riant comme des voletées de moineaux. On est loin de cela en France… Je constate aussi – ce que je savais déjà – tous les panneaux solaires aux toits des maisons, des centre-ville entièrement piétons, des dizaines de poubelles de tri (il doit en exister trois ou quatre différentes rien que pour le verre)…

De palais en palais et d’église en monastère, je finis presque par trouver que toutes ces villes aux charmes austères se ressemblent. Obermarchtal et sa magistrale abbaye ; Munderkingen, un peu triste ; Ehingen, que je contourne par le sud, verdoyant ; Höchstädt, qui souffrit d’une bataille décisive dans la guerre de succession d’Espagne (bataille perdue par la France de Louis XIV alliée à la Bavière) ; Donauwörth, dont la fortune lui vint de son pont, longtemps resté le seul du Danube à permettre de relier Nuremberg et Augsbourg.

Quelques-unes de ces villes se démarquent, bien sûr. Ulm, ville universitaire depuis des siècles, où naquit Albert Einstein, est dominée par sa majestueuse cathédrale de style gothique, la plus haute d’Europe paraît-il. Je me perds volontairement dans le dédale de ses rues, avant de poursuivre ma route en longeant de près le Danube. Neubourg est adorable. Ici encore, le château Renaissance est remarquable, le plus beau du Danube, d’après mon guide. Je profite d’une terrasse ombragée pour me délecter d’une salade de fruits frais, bref repos avant de repartir. Ingolstadt aussi a les atouts d’une ville touristique : des rues plus belles les unes que les autres, bien entretenues, des églises, une cathédrale, des palais encore, en veux-tu en voilà… Je retiens surtout que c’est à Ingolstadt que se situe le récit de Frankenstein, de la romancière Mary Sheller.

Peu après Neustadt, à partir de la splendide abbaye bénédictine de Weltenburg, le cycliste dispose de deux options pour rejoindre Kelheim : monter en pente sévère pour gravir les falaises qui surplombent le Danube pendant cinq kilomètres ; ou bien tricher un peu, et prendre un bateau qui nous fait admirer ces falaises depuis le fleuve. C’est l’option que je choisis, ne lui trouvant que des avantages : prendre une once de plaisir à glisser sur ces eaux que je contemple depuis quelques jours déjà, et bien sûr me reposer un peu (mais seulement un peu : la croisière ne dure que vingt minutes). A Kelheim, je fais une pause déjeuner dans un coin d’ombre d’une placette écrasée de soleil.

A Ratisbonne enfin (Regensburg en allemand), je rencontre un groupe de Français avec qui je sympathise. Leurs itinéraires (de vie et de vélo) sont divers : les uns viennent de Nice, d’autres de Bâle, une de Nantes… Certains envisagent comme moi d’atteindre la Mer Noire, les autres les accompagnent quelque temps, ou bien se laissent encore la possibilité de lâcher le Danube pour d’autres horizons. Nous allons dîner dans le centre de Ratisbonne, une ville aux airs méditerranéen. Deux fois millénaire, elle a la splendeur des vieillards sages et tenaces. Son nom m’évoque la fameuse trêve, qui mit temporairement fin aux conquêtes de Louis XIV; mais aussi au discours qu’y fit Benoît XVI en 2006 et qui provoqua malgré lui une polémique de journalistes. Le lendemain matin, la ville m’offre ses quais pour le petit-déjeuner. En sirotant mon café, je sens derrière moi le poids des dizaines d’églises, des ruelles antiques, le piaillement grondant d’une ville qui s’éveille.

En France où la géographie est marquée par une macrocéphalie, nous ne sommes pas habitués à parcourir tant de villes moyennes. L’Allemagne a une répartition des villes qui correspond bien au schéma défini par le géographe Christaller (qui travailla particulièrement sur l’Allemagne du Sud), dans lequel l’espace est homogène et hiérarchisé pour permettre des flux de production optimisés. Ainsi, les villes – même de taille modeste – se suffisent plus ou moins à elles-mêmes.

Souvent, je longe le chemin de halage qui accroche un peu les roues. Mais j’aime ces tracés monotones, car ils permettent de ne plus penser au chemin : il suffit de pédaler, de prendre le rythme, et l’esprit peut s’évader. Ce n’est qu’à partir de Ratisbonne que le fleuve devient guéable pour les porte-conteneurs, mais il est déjà intimidant depuis Ulm. Je vois peu à peu s’égrener des canaux, des barrages, des usines, des centrales hydro-électriques, des zones industrialo-commerciales ; car à défaut d’être déjà parfaitement navigable, le fleuve offre une vallée idéale pour les voies de communication.

Au détour d’un virage, je me laisse surprendre par un serpent qui traverse le chemin. Bien sûr, ce n’est pas un boa constrictor, mais ce n’est pas non plus un ver de terre riquiqui ! Il m’a fichu la frousse… Pendant cinq minutes, tous les poils de mon corps sont restés hérissés. Parfois, la route se perd dans les hauteurs de la vallée : l’effort que cela nécessite me provoque des sueurs intenses mais il a l’avantage de m’offrir des panoramas intéressants.

Jusqu’à la frontière avec l’Autriche, les palais et les églises grandioses continuent de ponctuer le trajet : à Donaustauf, le Walhalla tout de marbre, construit par Louis Ier de Bavière – pas besoin d’avoir suivi le premier semestre d’études psychiatriques pour comprendre que c’est là l’œuvre d’un mégalomane ; le château de Wörth, nettement plus modeste ; Straubing, avec ses airs de parc Disney ; Deggendorf qui, tout dorf qu’elle soit, bénéficie de deux belles églises. Quand ce sont pas des châteaux, ce sont les champs de maïs qui envahissent l’espace ; ils me rappellent mes vacances d’enfance, chez ma grand-mère au bord de l’Ariège.

Passau est la dernière ville importante d’Allemagne sur le Danube. Elle a la particularité d’avoir été construite au confluent de trois cours d’eau : le Danube et ses affluents, l’Inn et l’Il. C’est au bord de l’Ilz que je passe ma dernière nuit en Allemagne. Demain, je serai en Autriche, mais déjà, à Passau, on se sent en territoire habsbourgeois.

En définitive, cette portion du Danube m’a fait aimer l’Allemagne (que j’aimais déjà un peu, pour y avoir des souvenirs émouvants de mon adolescence). J’ai apprécié la simplicité et la spontanéité de beaucoup de personnes rencontrées, le dynamise de ces petites villes du Sud, la qualité des routes, ces paysages proprets et verdoyants. J’ai aimé aussi parler allemand, même si ce n’est pas allé très loin. J’ai d’ailleurs croisé sur la routes certaines personnes dont l’accent et le vocabulaire semblaient correspondre à un dialecte, et non pas à de l’allemand standard ; j’ai pensé que peut-être je le maîtrisais mieux qu’eux, l’allemand standard ! Nous verrons bien ce qu’il en sera en Autriche.