Il y a quelques jours, j’ai fait la connaissance d’une jeune fille extraordinaire.
Son histoire commence lorsqu’elle a quatorze ans, le 11 février 1858. Elle vit dans le Bigourdan qu’elle n’a jamais quitté, elle est analphabète, et ses parents sont extrêmement pauvres. Toute la famille habite dans le cachot d’une ancienne prison, un bouge infect, sale, humide et minuscule. Un matin, l’adolescente part de chez elle avec sa petite sœur et sa voisine pour chercher des fagots. Une série de circonstances pousse les fillettes vers un lieu qu’elles ne connaissent pas, une grotte au bord de la confluence d’un petit canal et d’une rivière, le Gave de Pau. Le lieu sert habituellement de « pâturage » pour les cochons. Apercevant du bois sous la grotte, de l’autre côté du canal, la petite sœur et la voisine se déchaussent pour traverser le ru, et se mettent au travail. Ma nouvelle amie, elle, asthmatique et chétive, hésite d’abord, puis s’assoit et retire son premier sabot. Elle sent un petit coup de vent qui l’étonne, elle se retourne, puis commence à retirer son deuxième sabot. Un autre souffle vient l’interrompre. De nouveau elle lève la tête, et aperçoit alors, dans le creux d’une niche au-dessus de la grotte, une jeune fille très belle qui la regarde. Tétanisée par cette apparition, elle met la main à la poche pour saisir son chapelet. De l’autre main, elle veut effectuer le signe de croix, mais n’y parvient pas, jusqu’à ce que l’apparition elle-même se signe.
Les deux fillettes de l’autre côté du cours d’eau s’impatientent et pestent de voir leur camarade prier pendant qu’elles sont en train de travailler. Elles remarquent toutefois son air étrange et extasiée. L’adolescente finit par sortir de sa torpeur, termine de se déchausser, traverse le canal, et se met au travail. Elle demande simplement :
– Vous n’avez rien vu ?
– Non, lui répondent les deux autres. Qu’est-ce que nous aurions dû voir ?
– Rien, rien…
Sur le chemin du retour, la plus petite remarque l’attitude bizarre de son aînée. Celle-ci finit par lui révéler ce qu’elle a vu : une jeune fille très belle, au-dessus de la grotte. La petite sœur, qui s’appelle Toinette, ne tardera pas à répéter dans toute la ville de Lourdes ce que Bernadette a vu.
Dès le lendemain, lorsque Bernadette retourne à la grotte de Massabielle, quelques personnes l’accompagnent. Le surlendemain, une dizaine, puis une centaine… Quinze jours après, ce sont des milliers de personnes qui sont assemblées pour prier et se recueillir avec Bernadette. Entre temps, Bernadette Soubirous, qui ne voulait rien dire, qui n’a jamais rien demandé à personne, est traitée de folle, de menteuse, elle est convoquée plusieurs fois par le commissaire, puis par le procureur impérial, puis par le curé lorsque l’Apparition demandera d’organiser une procession et de construire une église. Elle est soumise à des examens psychologiques car le préfet, craignant le désordre et l’agitation provoqués par l’enfant, souhaite la faire interner.
Mais Bernadette, cette petite pauvresse sans instruction, fragile, ne s’exprimant qu’en patois, s’avère d’une intelligence et d’une simplicité désarmantes. Elle répond à toutes les questions avec précision, ne se perd pas en commentaires et conjectures. Elle tient tête à tous ces messieurs qui veulent l’impressionner. L’Apparition, dès le troisième jour, délivre des messages que Bernadette relaie sans jamais ajouter ni retirer aucun élément, elle ne les commente pas.
Lorsque l’Apparition demande à Bernadette de creuser dans la terre, une source en jaillit. Les premières guérisons inexpliquées ne se font pas attendre : des paralytiques retrouvent l’utilisation de leurs membres handicapés, des aveugles voient, des enfants au bord de l’agonie sont éclatants de santé…
L’affaire monte jusqu’à l’évêque, jusqu’à l’empereur Napoléon III, et même jusqu’au pape. Aujourd’hui, la grotte de Massabielle est un des plus grands sanctuaires du monde, tant par sa superficie (plus de 50 hectares) que par le nombre de pèlerins qui s’y rendent (environ 7 millions par an).

J’avais déjà eu l’occasion de m’y rendre, dès 1997 lorsque j’étais lycéen, mais je n’avais jamais perçu la puissance spirituelle des lieux, probablement comparable à celle de la Ka’aba à la Mecque en Arabie Saoudite, de Lhassa au Tibet, ou de Bénarès sur les bords du Gange en Inde, ou encore de Rome et de Jérusalem. Du monde entier on s’y rend pour prier, pour boire l’eau de la source et s’y laver, ou tout simplement pour contempler ce site magnifique, jadis un sous-bois tout juste bon pour les cochons, aujourd’hui chargé d’une force extraordinaire. La jeune fille a fini par se présenter à Bernadette, à la 16ème apparition (sur 18), comme étant « l’Immaculée Conception » (Immaculada Concepciou).
Je suis revenu à Lourdes du 14 au 21 juillet dernier, avec ma marraine. Nous y avons passé une semaine, avec des pèlerins de toutes les nations dans un esprit de fraternité au service des handicapés, des malades mentaux, des pauvres et des oubliés. C’est fabuleux de voir ces milliers d’éclopés (aux sens propre et figuré) rayonner de joie, de voir ces adolescents courir partout pour proposer de l’eau aux mamies, ces trisomiques qui portent les brancards des paralytiques, ces dépressifs et ces épileptiques qui sont autant des porteurs que des portés. Ma marraine était bénévole comme hospitalière aux « piscines », pour accompagner les pèlerins dans leur plongée dans l’eau de la source de la grotte. Quant à moi, j’étais chargé de guider et d’informer les pèlerins et les touristes sur les sanctuaires. « Où sont les toilettes ? », « à quelle heure est la prochaine messe en italien ? », « comment peut-on se baigner dans l’eau de la source », « quand a été construite cette basilique ? », « où se trouve la salle Jean XXIII ? », « d’où partira la prochaine procession eucharistique ? », « peut-on trouver un distributeur de billets sur les sanctuaires ? » : devoir répondre à toutes ces questions m’a poussé à découvrir en profondeur l’histoire de Lourdes et de Bernadette, à comprendre la spiritualité des lieux. Et cela m’a passionné.
Je me suis pris de passion pour cette indigente d’une bourgade des Pyrénées, cette gamine qui a suscité tant de mépris à son encontre dans une société déjà gangrénée par le laïcisme et l’illusion des Lumières, cette insoumise qui a fait preuve d’une grande intelligence – une intelligence pleine de bon sens populaire et paysan – face aux autorités, aux élites locales, aux médecins à la botte du pouvoir, aux journalistes parisiens… C’est cette intelligence et cette force qui ont donné aux événements de Lourdes leur retentissement mondial, qui ont converti même les plus incrédules. Car Bernadette – toutes les sources l’attestent – en faisant l’économie de paroles, en répondant toujours droit et simple, a désarmé les puissants et les assis.
Moi aussi, elle m’a désarmé. Jusqu’à cette semaine de juillet, je ne croyais pas aux apparitions. Sans penser que Bernadette pût être folle, je me disais que ses visions devaient être dans sa tête. Mes deux années en Centrafrique m’avaient aidé à comprendre le surnaturel, car ce pays en regorge et l’on ne peut pas en comprendre les modes de vie sans s’intéresser à la sorcellerie, aux métamorphoses, à la crainte des morts, aux fétiches. Avec Bernadette, j’ai accepté que le surnaturel dépassait la superstition, qu’on pouvait y croire pourvu qu’on admette ne pas en être le maître.
On peut continuer à se moquer de la paysanne de Lourdes, comme je l’ai vu le faire certains touristes, notamment des protestants néerlandais observant d’un air hautain la grotte et la statue de la Vierge qui la surplombe. Mais dès que l’on rencontre Bernadette – dès que l’on prend la peine de la rencontrer vraiment – on ne peut être que charmé et conquis, si ce n’est par la foi, au moins par le message transmis qui nous appelle à bousculer nos vies, à davantage nous soucier de l’autre – surtout de celui que la société rejette – à rester droits dans nos bottes, et, en définitive, à être des insoumis.

Bibliographie :
Le livre de référence pour connaître Bernadette, c’est celui-ci :
LAURENTIN René, Vie de Bernadette, Desclée de Brouwer, 1979
ou sa version courte :
LAURENTIN René, Petite vie de Bernadette, Desclée de Brouwer, 1984
ou sa version longue:
LAURENTIN René, Bernadette vous parle, 1972, réédition Mediaspaul / Lethielleux, 2011
Récemment a été publié un petit livre très abordable qui pourra aider ceux qui le souhaitent à prier avec Bernadette :
DE LA TEYSSONIÈRE Régis-Marie, La spiritualité de Bernadette, Artège, 2013
Le hors-série n°2 du Lourdes Magazine, la revue du Pèlerin publié en 2008, intitulé « Le journal d’un siècle » retrace toute l’histoire du site de Lourdes : les étapes de la construction des différents bâtiments et monuments du sanctuaire, les hommes qui ont joué un rôle majeur dans cette histoire…
Filmographie :
Le film le plus récent, Je m’appelle Bernadette de Jean Sagols, date de 2008. C’est une fiction retraçant l’adolescence de Bernadette, plus particulièrement la période des apparitions (février-juillet 1858). Katia Miran interprète très justement (et très joliment) Bernadette, avec une fraîcheur et une joie qui passent très bien à l’écran. Le film est plutôt bien réalisé et bien joué, mais passe trop vite à mon goût sur des points essentiels. Le film s’attache plutôt à raconter les faits bruts, sans leur donner de contenance spirituelle, et tente de décrire la personnalité de Bernadette. Le film, initialement, devait s’appeler L’insoumise, et c’est ce qui m’a donné l’idée du titre de cet article.
Plus ancien, un peu vieilli, mais à mon sens plus intéressant : Bernadette, réalisé en 1988 par Jean Delannoy. C’est Sidney Penny qui interprète Bernadette, et son jeu me semble mieux correspondre à la personnalité paradoxale de Bernadette : forte et fragile, sûre d’elle et timide, espiègle et obéissante (Katia Miran, dans Je m’appelle Bernadette, me paraît trop insolente). Le film prend le temps de dérouler toutes les étapes de la période des apparitions, puis de la vie à l’hospice chez les Sœurs de la Charité de Nevers (à Lourdes). La scène de la première apparition est vraiment très belle, et elle n’est gâchée que par une bande originale mal choisie. Delannoy a réalisé un deuxième film en 1989, avec les mêmes acteurs, La passion de Bernadette, qui est en fait le récit de ses 13 années à Nevers, avant sa mort. Ce film m’a semblé être une succession de petites anecdotes, et au final il me parait un peu cucu. Mais si vous n’avez pas le courage de lire des biographies, vous aurez l’essentiel. Et puis, Sidney Penny est vraiment une jeune fille bien jolie, même déguisée en bonne soeur.
Webographie :
Vous trouverez de nombreux renseignements et actualités en allant sur le site des sanctuaires de Lourdes.