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L’âge du Christ

J’ai fêté mes trente-trois ans le 26 juillet dernier, soufflant par la même occasion la première bougie de la création de ce blog. Pour cette circonstance, il m’a été donné de vivre une expérience intéressante de rencontre interculturelle. Mes amis de Léogane – en Haïti – m’ont invité à passer un week-end dans les mornes profondes pour une mission d’évangélisation.

Les mornes – dénomination des montagnes dans les Antilles – présentent un autre visage d’Haïti : des régions isolées où les paysans vivent très pauvrement. Bien sûr, Haïti a déjà une image de pays pauvre, mais les mornes le sont plus encore, d’autant que les pouvoirs publics et les ONG négligent souvent ces zones, privilégiant des bassins démographiques plus importants. En Haïti, les mornes présentent généralement un habitat dispersé : pas de villages où se concentrent les populations et les activités, mais des maisonnettes éparpillées, entourées de jardins et de champs, reliées entre elle par d’étroits chemins ou, parfois, des routes plus larges à peine carrossables. Cela signifie qu’il peut être difficile d’y organiser la vie communautaire.

Bellevue, mornes haïtiennes, juillet 2014
Bellevue, mornes haïtiennes, juillet 2014

Pour vivre dans les mornes, il faut donc savoir marcher ! L’accès à l’eau y est souvent malaisé ; la zone où je me suis rendu avait subi quelques jours de sécheresse – en pleine saison des pluies – et il fallait marcher trente minutes pour l’eau domestique, et une heure pour l’eau potable. Il est rare d’y trouver des écoles, même primaires, et lorsque la communauté a pu en ouvrir une, les professeurs ne sont pas toujours très compétents. De même, les centres de santé font défaut. Pour mes amis, un des objectifs de leur mission était d’apporter Jésus-Christ qui, il faut l’admettre, s’il est très certainement présent au milieu de ces populations indigentes, est en revanche peu connu.

Je ne suis pas très accoutumé à l’évangélisation à l’américaine, telle qu’on la pratique en Haïti. Plus exactement, toutes les expériences que j’en ai faites m’ont quelque peu perturbé. Le principe : enfoncer le nom de Jésus-Christ dans le crâne des âmes à convertir, en négligeant parfois le message même du Christ. En gros, il s’agit de rabâcher que Jésus est notre sauveur, de le répéter mille fois à coup d’Amen et d’Alléluia, sans prendre le temps de dire au juste qui est ce Jésus, quand et où il a vécu, ce qu’il a fait et pourquoi il l’a fait, ce qu’il a dit et pourquoi il l’a dit. Bref, le catéchisme auquel j’ai assisté était généralement assez superficiel, au prétexte que les gens auquel on s’adresse sont des simples personnes et qu’on ne dispose que de quelques heures pour les retourner. Je vois là deux erreurs : la première est de confondre simplicité et simplisme ; la deuxième de ne pas prendre le temps de la rencontre. En conséquence, nous voyons des prédicateurs s’adressant aux autres sans les écouter, sans essayer de les connaître, entamant un dialogue avec le souci de convaincre mais pas de comprendre.

Dans ce contexte pullulent en Haïti les sectes et les discours apocalyptiques. Voici le genre d’âneries que j’ai pu lire dans un papier que m’a montré une jeune fille de seize ans, papier qu’elle considérait avec le plus grand sérieux :
« Les Illuminati ont un Pape. Les Annunkakis reptiliens humanoïdes qui contrôlent le monde discrètement depuis 8000 ans via la confrérie du serpent ont finalement réussi à infiltrer l’Eglise catholique et à mettre un des leurs à la tête de l’entreprise du Vatican, avec Jorge Bergoglio soit François (1er, Premier). »

Une nuit en 2008, j’ai été réveillé par une femme qui hurlait – que dis-je, qui vomissait des paroles presque inaudibles – à ma fenêtre. Je pouvais entendre ses cris rauques et insupportables comme si elle était dans ma chambre, au pied de mon lit. Pendant plusieurs longues minutes, d’une durée indéfinissable, elle a ainsi bramé ce que j’ai fini par identifier comme étant des passages de la Bible. Le lendemain, tandis que je m’en plaignais à mon hôte, celle-ci m’a interrogé : « Tu n’as pas aimé qu’on te lise la parole de Dieu ? ». Elle, cela lui avait plu. Je n’ai pu que lui répondre : « Je lis la Parole de Dieu chaque jour, et je me demande bien qui peut être converti par ces beuglements. »

J’ai plusieurs fois discuté avec des pasteurs haïtiens qui m’assénaient leurs vérités avec la certitude d’en être les seuls détenteurs, estimant que penser différemment d’eux était « diabolique ». Comme je suis catholique, plusieurs reproches me sont souvent faits en Haïti, révélateur des futiles obsessions de ces semi-gourous : on me reproche d’adorer la Vierge et les saints, de vénérer des statues, d’être vaudouisant, et d’avoir été baptisé bébé. En somme, les protestants haïtiens reprochent aux catholiques du monde entier d’avoir rompu avec le Christ et de dévier des pratiques des premiers chrétiens du Ier siècle. Peu importe la valeur et le bien-fondé de ces critiques ; ce qui est dommage, c’est que toutes les fois qu’on me les a faites, on n’a pas écouté ma réponse, on n’a pas voulu la comprendre. Le pire, finalement, c’est que les chrétiens haïtiens ne connaissent pas l’œcuménisme, et encore moins le dialogue interreligieux. Ils se renvoient les uns aux autres le qualificatif de diabolique et ne cherchent pas à se parler. Ils sont engagés, en somme, dans une concurrence terrible, dans une course effrénée à la conversion. C’est à qui fera le plus de baptisés. Le vaudou est peut-être la seule religion en Haïti à être ouverte sur les autres, mais elle est encore associée à la sorcellerie, à la magie noire, ce qui relève d’une méconnaissance flagrante de cet ensemble de croyances traditionnelles.

Mission d'évangélisation dans les mornes haïtiennes, juillet 2014
Mission d’évangélisation dans les mornes haïtiennes, juillet 2014

La mission à laquelle j’ai participé en ce week-end de mon anniversaire était toutefois différente de ce que j’ai décrit plus haut. D’abord, les évangélisateurs que j’ai rejoints se sont installés plusieurs jours dans cette zone reculée, précisément pour prendre le temps de faire connaissance avec ses habitants. Certains d’entre eux étaient même habitués à s’y rendre. Ils ont proposé des activités culturelles, du dessin, des jeux, des chants ; ils ont passé un film doublé en créole sur la vie de Jésus ; le dimanche, ils ont invité les paysans à se rendre au petit temple construit par eux entre deux coteaux. La cérémonie du dimanche, précédée d’un enseignement (un peu trop blablateux à mon goût), a été une succession de chants enjoués, de lectures des Ecritures, de prières, de chants en langues, de prêches, de versets de la Bible répétés et répétés encore. Pendant près de trois heures, j’ai pu observer une petite centaine d’hommes, de femmes et d’enfants, invoquant sans discontinuer, tous en même temps, pêle-mêle : le sang de Jésus, le nom de Jésus, la gloire de Dieu, la miséricorde de Dieu… Amen !

C’était très différent des messes catholiques, bien cadrées, toutes sur le même schéma, rigoureusement préparées, identiques partout dans le monde. J’ai regretté l’Eucharistie et le caractère solennel qu’apporte l’Eglise catholique, et je n’ai pas tellement apprécié le mysticisme outrancier auquel j’ai participé. Mais je n’ai pu que constater : un peuple fier, joyeux, plein d’espoir. Et, dans ces mornes abandonnées, j’ai rendu grâce à Dieu pour ces Haïtiens des villes qui se soucient de leurs concitoyens éloignés, qui ne les méprisent pas parce qu’ils sont pauvres et ignorants, qui savent que ces paysans qu’ils veulent convertir sont peut-être plus sûrs qu’eux d’entrer dans le Royaume…

Enfants des mornes, Haïti, juillet 2014
Enfants des mornes, Haïti, juillet 2014

Bibliographie :

J’ai dit quelques mots sur le vaudou dans cet article, en en parlant comme d’une religion traditionnelle parfaitement digne d’intérêt. Si vous désirez intégrer quelques notions à son propos, vous pouvez lire les ouvrages d’Alfred Métraux, un des grands spécialistes de la question (aujourd’hui décédé), dont :

Alfred MÉTRAUX, Le vaudou haïtien, Gallimard, 1958